« Sissi » et le shah de Perse

Jamais Vienne n’avait connu pareille agitation, ni pareilles foules, que durant la belle saison de 1873. Jamais non plus les souverains autrichiens n’avaient été soumis à si rude épreuve, singulièrement l’impératrice Élisabeth, qui éprouvait pour le protocole et les fêtes officielles une sorte d’horreur sacrée et, à l’égard de la foule, une crainte dont elle ne devait jamais se départir. Pourtant, jamais elle n’avait été plus belle, jamais elle n’avait à ce point attiré l’admiration et la curiosité du public. Jamais non plus, elle n’avait été obligée de se trouver si continuellement en « représentation »…

Tout commença le 20 avril, par le mariage de sa fille aînée, Gisèle, avec le prince Léopold de Bavière, son cousin. Ce fut une grande fête, car il s’agissait d’un mariage d’amour. Fiancés depuis plus d’un an, les deux jeunes gens avaient eu beaucoup de peine à supporter cette année d’attente imposée par Élisabeth qui estimait, se souvenant de sa propre expérience, qu’à seize ans, sa fille était trop jeune pour se marier.

Mais si la mariée, charmante sous sa couronne et ses voiles blancs, attirait naturellement les regards, c’était sa mère que l’on regardait le plus et qui remportait tous les suffrages. Éblouissante dans une robe brodée d’argent, ses magnifiques cheveux aux reflets roux surmontés d’un diadème de diamants, cette jeune femme de trente-cinq ans faisait aussi peu « mère de la mariée » que possible. Seules les larmes qui coulèrent de ses yeux lorsque la jeune princesse prononça le « oui » traditionnel lui rendirent, un instant, sa réalité maternelle.

Des larmes vite effacées. Non que Gisèle ne fût pas chère à son cœur (bien qu’elle eût été élevée surtout par l’archiduchesse Sophie, morte l’année précédente, et qu’elle lui préférât Valérie, sa dernière fille), mais parce que cette fête de l’amour ne pouvait que lui être agréable. Et puis, ce fut un mariage gai, couronné par une grande représentation du Songe d'une nuit d’été, à laquelle d’ailleurs Élisabeth assista sans grand enthousiasme.

— Je n’arriverai jamais à comprendre, fit-elle, derrière son éventail, à l’usage de la comtesse Festetics, sa dame d’honneur, comment on peut choisir pour la soirée d’un mariage, une pièce où la princesse tombe amoureuse d’un âne !

Mais le prince Léopold avait entendu. En souriant, il se pencha vers son éblouissante belle-mère :

— Serait-ce une allusion à moi ?

— Bien sûr que non, mon ami ! Mais le Songe d’une nuit d’été est une pénitence obligatoire pour quiconque épouse une fille de la maison d’Autriche. Je ne sais quel maître des cérémonies inspiré l’a inscrite d’office à tous les programmes nuptiaux.

Les artistes n’en remportèrent pas moins un grand succès et les fêtes de Vienne débutèrent ainsi dans les rires et les applaudissements.

Un mois plus tard, inaugurée par le prince héritier d’Allemagne et le prince de Galles, s’ouvrait la grande Exposition internationale qui allait voir défiler à Vienne à peu près tout ce que l’Europe comptait de princes, de rois et d’empereurs. Au prince Frédéric et à la princesse Victoria, succédèrent l’impératrice Augusta, une bonne partie des princes anglais, les souverains belges, hollandais, danois et espagnols. Le tsar Alexandre II, lui-même, cependant peu enclin aux festivités, vint à Vienne avec une suite importante et un visage si grave qu’on désespéra longtemps de le voir sourire. Mais il était difficile de résister au charme de « Sissi » quand elle avait décidé de séduire et, après quarante-huit heures de mine compassée, le tsar finit, comme tous les autres hommes, par déclarer hautement qu’il n’existait pas au monde de femme comparable à l’impératrice d’Autriche. Et il ne quitta Vienne qu’à regret…

Mais ce fut avec le shah de Perse qu’Élisabeth remporta le plus vif succès, un de ces succès qui font date dans la carrière d’une jolie femme, qui allait marquer en quelque sorte le point culminant de l’exposition et ravaler les autres visites royales au rang de mortelles corvées tant le souverain oriental introduisit de fantaisie dans le cérémonial habituel des visites royales.

Nasir-Al-Din débarqua à Vienne le 30 juillet, avec une suite au moins aussi imposante que celle du tsar, mais qui avait l’avantage d’être beaucoup plus pittoresque et fit la joie des Viennois.

Il faisait ce jour-là une chaleur accablante et François-Joseph se sentait fatigué. En dépit de son extrême « conscience professionnelle », il se sentait accablé par un mois de cérémonies continuelles, d’accueils, d’embrassades, de discours en toutes sortes de langues, de conversations diplomatiques ou non, et ce Persan, qui lui arrivait comme une sorte de bouquet final, l’inquiétait un peu.

— Je me ferais volontiers porter malade, confia-t-il à l’impératrice. Comment crois-tu que le Persan prendrait cela ?

— Certainement comme une offense grave. Tu as ta réputation à soutenir. Et puis, ce malheureux qui passe sa vie tiraillé entre les Russes et les Anglais mérite bien qu’on s’occupe un peu de lui ! Enfin, tu t’amuseras peut-être plus qu’avec les autres : on le dit très pittoresque.

Élisabeth ne croyait pas si dire, mais elle se trompait en affirmant que Nasir-Al-Din aurait pris pour offense la maladie de l’Empereur car, en fait, c’était elle, et elle seule, qui intéressait le Shah.

Il avait, en effet, beaucoup entendu vanter sa beauté et, grand amateur de femmes, toujours entouré, en Perse, des plus jolies créatures de son pays, il était particulièrement curieux de la rencontrer.

Ce fut à Schönbrunn, au soir de son arrivée, que cette occasion allait lui être donnée, lorsqu’il arriva pour le grand dîner offert en son honneur par les souverains autrichiens.

Pour la circonstance, Élisabeth avait revêtu une robe blanche ceinturée de velours mauve, dont la longue traîne était toute brodée d’argent. Sur ses cheveux coiffés assez lâches, elle portait un simple cercle de diamants et d’améthystes qui lui allait particulièrement bien. Une parure des mêmes pierres ornait son cou et ses bras.

Ainsi ornée, elle assista, debout auprès de l’Empereur, à l’arrivée de l’hôte attendu, avec la curiosité qu’elle accordait d’instinct à tout ce qui était un peu exotique.

Le premier aspect la déçut. Nasir-Al-Din ne ressemblait en rien au grand Cyrus de ses lectures. Petit et plutôt maigrichon, il avait un visage en lame de couteau, barré par une énorme moustache noire d’aspect un peu mongol. La haute toque noire qu’il portait, prolongée d’une fabuleuse aigrette de diamants, lui mettait la tête à mi-chemin des pieds. Quant à la tunique militaire qui l’habillait, sanglée à la taille et vaguement juponnante, elle était tellement couverte de galons, de broderies et de décorations qu’on en distinguait difficilement la couleur. Il ressemblait à la fois à un arbre de Noël et à un personnage d’Offenbach.

Cependant, n’eut guère le temps d’analyser ses impressions. L’apercevant, Nasir-Al-Din fonça droit sur elle, s’arrêta à quelques pas, resta là pendant un moment sans bouger, comme pétrifié, puis, sans s’occuper le moins du monde de François-joseph qui ouvrait la bouche pour un petit discours d’accueil, tira ses lunettes d’or de sa poche, en chaussa son nez et se mit à tourner lentement autour de l’impératrice en poussant force soupirs et en s’exclamant à plusieurs reprises… et dans un excellent français.

— Mon Dieu qu’elle est belle ! Mon Dieu qu’elle est belle !

Le tout dans le silence que créent les grandes stupéfactions.

Durant un moment, le shah continua de tourner autour d’elle, sans paraître seulement s’apercevoir que l’Empereur cherchait à attirer son attention. Il fallut que François-Joseph, qui s’amusait beaucoup, se décidât à le tirer par sa manche pour qu’il consentît à lui accorder quelques regards.

— Offrez votre bras à l’impératrice, Sire, chuchota l’Empereur. Et veuillez la mener à table…

Nasir-Al-Din le fixa, sans paraître seulement comprendre un mot de ce qu’on lui disait. Puis comme l’empereur répétait sa phrase, un peu plus fort, son visage s’illumina d’un large sourire :

— Ah oui ! À table !

Et saisissant la main d’Élisabeth, il l’entraîna joyeusement vers la salle à manger, en balançant entre eux leurs mains unies comme le ferait un amoureux promenant sa belle dans un chemin buissonnier, sans d’ailleurs cesser un instant de la contempler et de lui adresser de grands sourires. François-Joseph suivit, partagé entre l’envie de rire et la crainte que la jeune femme, incapable de se contenir dans certains cas, ne partît de l’un des fous rires irrépressibles dont elle avait le secret.

Mais on parvint sans encombre à la table du banquet. Le repas allait réserver aux souverains autrichiens d’autres surprises.

D’abord, Sa persane Majesté ne jugea pas utile d’entretenir la conversation, préférant converser dans sa langue natale avec son grand vizir, qui se tenait debout derrière son fauteuil, parlant de toute évidence de l’impératrice, qu’il ne quittait pas des yeux, et ne s’occupant guère de ce que l’on servait.

Soudain, les valets apportèrent un magnifique poisson accompagné d’une sauce verte vers laquelle aussitôt le shah pointa son long nez, faisant signe qu’on la lui approchât.

Il examina la saucière attentivement, renifla la sauce d’un air méfiant.

— On dirait du vert-de-gris ! fit-il aimablement.

— C’est une sauce rémoulade, Sire, le renseigna Élisabeth.

— Ah !

Prenant la cuillère, Nasir-Al-Din l’emplit de sauce, la goûta, fit une affreuse grimace… et remit le plus tranquillement du monde la cuillère dans la saucière.

— Je n’aime pas du tout cela ! fit-il.

Au supplice, l’impératrice qui luttait courageusement contre le fou rire, avait préféré détourner les yeux et contemplait un portrait de François-Joseph accroché au mur en face d’elle comme si sa vie en dépendait.

Elle ne put garder longtemps cette attitude détachée. Trouvant qu’elle ne s’occupait plus assez de lui, le shah prit une coupe de champagne et, se tournant vers elle, suggéra :

— Trinquons !

Force fut à la malheureuse, au bord des larmes, de prendre une coupe et de rendre raison à cet encombrant voisin qui s’obstinait à la contempler avec des yeux énamourés. S’obligeant à bien remplir ses devoirs de maîtresse de maison, elle constata, pour le regretter, que son hôte n’avait pas mangé grand-chose.

— Cette cuisine ne m’inspire pas confiance ! lui confia aimablement le Persan.

Mais comme, à cet instant, s’approchait un laquais portant une grande coupe d’argent remplie de fraises, il saisit la coupe, la plaça devant lui avec un parfait sang-froid, et attaqua gaillardement le dessert de la table impériale dont il ne laissa pas la plus petite bribe.

— Ça, j’aime ! conclut avec un bon sourire l’exotique majesté.

Et la fin de la soirée fut charmante. D’ailleurs, en dépit – ou peut-être à cause – de ses excentricités, Nasir-Al-Din intéressait Élisabeth. Elle le trouvait original. Surtout, elle approuva sa liberté et son indépendance quand elle constata qu’il lui était impossible de se montrer aimable avec qui lui déplaisait.

Ainsi quand, à l’issue d’une cérémonie, il offrit son portrait entouré de diamants à l’Empereur, tout le monde fut enchanté, mais les mines autrichiennes s’allongèrent quand le shah offrit un autre portrait, identique, au comte Andrassy qui était sans doute le meilleur ami de l’impératrice.

On lui fit comprendre alors, discrètement, qu’il était d’usage de distinguer d’abord les frères de l’empereur.

— Non, je ne veux pas, répondit-il tranquillement. Je ne donne mon portrait qu’à ceux qui me plaisent.

Et il fut impossible de l’en faire démordre… ce qui plongea Élisabeth dans une douce joie. Du coup, Nasir-Al-Din lui devint immensément sympathique, et elle se fit un devoir d’aller visiter les chevaux favoris du shah, qu’il emmenait toujours avec lui et qui logeaient, comme lui-même, au château de Laxenbourg. Sa passion des chevaux et l’espèce d’amitié que lui inspirait son adorateur lui faisaient une joie de cette visite, mais elle pensa tomber de son haut en constatant que les trois plus belles bêtes, celles que Nasir-Al-Din honorait d’une tendresse particulière, arboraient fièrement des queues et des crinières teintes en rose.

— J’aime les chevaux et j’aime le rose ! décréta Sa Majesté, d’un ton si fervent qu’il n’y avait vraiment rien à ajouter à cela, d’autant que le munificent monarque couvrit son invitée de cadeaux fastueux.

Malheureusement, si Élisabeth et même François-Joseph s’amusaient beaucoup grâce à leur hôte, il n’en allait pas de même du reste de la cour, et singulièrement de l’élément le plus âgé, qui trouvait le shah impossible.

Ainsi du comte Crenneville, ancien aide de camp de l’empereur devenu son premier gentilhomme de la chambre. C’était un homme déjà âgé, austère et plein de morgue, qui accepta comme son dû la charge de s’occuper personnellement de l’invité persan.

Hélas, le pauvre homme crut mourir d’apoplexie quand, devant accompagner Nasir-Al-Din dans une promenade au Prater en voiture découverte, il se vit offrir, au lieu de la place qu’il escomptait auprès du souverain, celle qui se trouvait libre auprès du cocher sur le siège de la voiture. Puis, comme le soleil, très ardent, incommodait Sa Majesté, on lui tendit, avec un bon sourire, une grande ombrelle blanche qu’il fut poliment prié d’ouvrir et de tenir au-dessus de l’auguste tête.

Inutile de préciser qu’à peine rentré au palais, Crenneville se fit porter malade, refusant de passer une heure de plus auprès d’un tel hurluberlu.

Ainsi, également, des vieilles dames qui avaient composé la cour de l’archiduchesse Sophie. Le 12 août, à Schönbrunn, après la grande fête et le feu d’artifice, lorsque la comtesse Göess, première dame d’honneur, voulut, à l’heure du thé, lui présenter ces vénérables dames, le shah regarda la première lui faire sa révérence. Puis, considérant avec horreur la file qui attendait, il revint à la comtesse et, avec une grimace des plus significatives :

— Merci ! Assez ! fit-il seulement.

Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte, cependant, et vint le jour du départ de Nasir-Al-Din. Au cours de la dernière soirée, le Persan avait ouvert son cœur à Andrassy.

— Je pars avec beaucoup de regrets de quitter cette « déesse », lui dit-il en regardant Élisabeth qui évoluait à quelques pas de lui. C’est la plus belle femme que j’aie jamais vue. Quelle dignité ! Quel sourire ! Quelle beauté… Si jamais je reviens, ce sera uniquement pour la revoir et lui porter mes hommages…

Et, le lendemain, à quatre heures du matin, il faisait réveiller la comtesse Göess pour la charger de remercier encore Sa Majesté et lui confier que son image ne s’effacerait jamais de sa mémoire…

Il ne devait jamais revenir et « Sissi », après en avoir beaucoup ri avec François-Joseph, finit par oublier cet admirateur lointain.

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