Le drame mexicain

Accoudée au bastingage, Charlotte regardait son palais de Miramar disparaître dans une brume dorée, avec ses fleurs, ses drapeaux, ses guirlandes accrochées un peu partout. Tout autour d’elle, sur la mer, défilaient les navires de la flotte autrichienne pavoises jusqu’aux nids-de-pie, portant leurs équipages rangés impeccablement sur la plage arrière. Un peu plus loin, c’était la « Thémis », le croiseur français, qui rendait lui aussi les honneurs. À l’arrière de la « Novara », flottait le nouveau pavillon impérial mexicain, frappé de l’aigle aztèque. Le rêve tant attendu commençait :

— Cette fois, nous sommes partis, chuchota Charlotte à Maximilien. Nous allons régner et je veux que l’Europe entière nous envie.

Maximilien sourit à sa jeune femme, heureux, grisé lui aussi par tant de soleil, tant de joie et tant de vivats.

— Comment pourrait-il en être autrement ? Nous allons vers un pays neuf, riche, que nous ferons puissant et moderne et qui nous attend déjà, des fleurs plein les bras.

Pauvre Maximilien… pauvre Charlotte… Leurs illusions n’allaient guère durer.

La traversée fut assez bonne. L’empereur l’avait employée à jeter les premières fondations d’un grand code du protocole et de l’étiquette, basé sur la terrible et quasi espagnole étiquette viennoise, qu’il voulait instaurer dans son empire. La « Novara » marchait bien et la « Thémis », qui la suivait comme un bon chien de garde, ne s’en écartait pas. Mais quand la côte basse et malsaine de Veracruz fut en vue, que la ville s’approcha peu à peu, les souverains et leur suite écarquillèrent les yeux. Non seulement la ville n’avait pas l’air pavoisée, ni même en fête, mais encore, il n’y avait pas âme qui vive sur le port, à part quelques flâneurs et quelques débardeurs qui y dormaient confortablement, sombrero sur le nez. On était le 28 mai et il faisait une lourde chaleur-Charlotte tourna vers ses deux dames d’honneur, Paula von Kollonitz et la comtesse hongroise Mélanie Zichy, son regard étincelant :

— Descendons à terre, nous verrons bien.

On descendit. Mais sur le quai de Veracruz, le groupe élégant et chamarré, les hommes en uniforme et les femmes en crinoline, ne souleva chez les indigènes qu’une vague curiosité qui mit Charlotte hors d’elle.

— Ces gens, fit-elle, n’ont pas l’air de se douter que nous sommes leurs souverains…

Le contre-amiral français Bosse, qui était descendu lui aussi de sa « Thémis », hocha la tête.

— Veracruz n’est pas sympathisante au nouveau régime, Madame. Jusqu’à ce qu’il soit refoulé vers le nord, elle était la ville de Juarez. Mais cela n’excuse nullement le général Almonte, le président de la régence, qui devrait être là…

Il fallait se rendre à l’évidence, le général n’était pas là. Rageuse, Charlotte décida de retourner à bord, pour y dîner, et de n’en plus bouger avant que l’on vienne l’y chercher. Tout le monde réembarqua.

Tard dans la soirée, le général Almonte fit son apparition. Il n’avait pas pris la peine de se renseigner exactement sur le jour d’arrivée des souverains et, craignant le pernicieux climat de Veracruz, avait préféré attendre un peu plus haut, dans la montagne, à Orizaba. Il eut tout juste le temps de saluer leurs Majestés avant d’échanger avec l’amiral Bosse, indigné d’un tel accueil, des propos aigres-doux. Ce fut l’empereur qui s’interposa.

— Allons, messieurs, ceci n’est qu’un malentendu. Dînons d’abord, et demain tout s’arrangera…

Comme pour lui donner raison, le fort de San Juan de Ulloa se décida enfin à tirer une double salve d’honneur. Mais l’humeur de Charlotte demeura sombre toute la soirée. Très impressionnable, la nouvelle impératrice avait vu dans cet accueil réfrigérant un très mauvais présage.

À vrai dire, le lendemain ne fut guère plus encourageant. Quand les souverains débarquèrent pour la seconde fois, il n’y avait que peu de monde dans les rues, si tout de même quelques drapeaux avaient été sortis et si un discours leur fut adressé. Par contre, une troupe de Zopilotes, ces hideux vautours des tropiques, semblait avoir pris possession de la ville quasi déserte. Ils perchaient un peu partout, tendant leurs cous pelés et croassant désagréablement. Les nerfs à fleur de peau, Charlotte se tourna vers l’amiral Bosse :

— Ne pourrait-on détruire ces répugnants oiseaux, Monsieur l’Amiral ? Quel affreux spectacle ils nous offrent là.

L’amiral leva les yeux au ciel puis se pencha vers la jeune femme frissonnante :

— Hélas, Madame, répondit-il, la loi les protège parce que l’incurie et l’indifférence des habitants en matière sanitaire les rendent indispensables.

Incapable d’en entendre davantage, l’impératrice alla s’engouffrer dans le petit train, construit depuis peu par les Français et qui devait les monter vers le haut plateau.

Le voyage jusqu’à Mexico fut harassant, par des routes à peine tracées où la berline impériale peinait et secouait impitoyablement ses occupants. Mais à partir de Puebla où le gouverneur et le général Brin-court attendaient leurs Majestés, l’accueil fut beaucoup plus chaleureux. Maximilien et Charlotte entendirent enfin ces vivats qu’ils avaient espérés depuis leur départ de Miramar. Aux portes de la capitale, une véritable délégation diplomatique les attendait. Ils trouvèrent là le général Bazaine, chef des troupes françaises, et le comte de Montholon, chargé d’affaires, ainsi que le ministre d’Autriche et tous les notables de la ville. Cette fois, ce fut sous les fleurs, au milieu d’un tonnerre d’acclamations et s0us les joyeuses volées des carillons que les souverains radieux gagnèrent l’ancien palais.

Mais la fête qui dansait dans toutes les rues de la ville pavoisée ne leur assura pas pour autant une nuit confortable : le vieux palais était vraiment très vieux, et la vermine y pullulait au point que, las de lutter contre elle, Maximilien s’en alla finalement coucher gur le billard.

Une autre chose avait rendu inconfortable le sommeil de l’empereur. Dans le palais, sur le lit même qui l’attendait, il avait trouvé, apporté là par une juain mystérieuse, le texte de la proclamation que Juarez le rebelle, retranché à Chihuahua, avait fait parvenir aux gens de Veracruz :

— « Je suis encore vivant, hommes de la côte, moi qui vous ai toujours menés à la guerre contre les tyrans… »

Quelle menace contenue dans ces quelques mots ! pourtant, Maximilien ne s’en offusqua pas.

— J’estime un homme qui entend mener son combat jusqu’au bout, dit-il à sa femme. Est-ce que tu en as peur, toi ?

— Auprès de toi, je ne crains rien et je crois que nous n’avons rien à craindre. Notre premier devoir est d’essayer de ramener ce rebelle à nous. Je suis sûre que nous y parviendrons.

Confiante dans le charme de son mari, et aussi dans le sien propre, Charlotte ignorait encore que l’on ne ramène pas à soi un homme comme Juarez, parce que le vieux sang aztèque, opprimé mais non asservi en trois siècles par les Espagnols, coulait dans ses veines. Juarez ne vivait que pour la liberté et pour la vengeance.

Le palais national étant décidément inhabitable, le couple impérial se transporta dès le lendemain au château de Chapultepec, construit sur une colline un peu en dehors de la ville, et s’y installa avec sa suite. Puis, sans perdre un instant, on se mit à l’œuvre. L’empereur nomma des ministres, tandis que Charlotte, redevenue Carlotta, se choisissait une vingtaine de dames d’honneur parmi les femmes de la meilleure société. Et la fameuse étiquette entra en jeu.

Bâti sur un rocher de basalte et de porphyre, Chapultepec, avec sa forêt, son étang de cristal, son merveilleux panorama dominant Mexico et le plateau des volcans, était un endroit fort agréable. Ami des jardins, Maximilien les voulut enchanteurs, tandis que sa femme s’activait à instaurer aussitôt un mode d’existence destiné à charmer la bonne société. On donna des fêtes, des bals, des soupers et des concerts.

Et les choses commencèrent d’aller mal.

Plein de bonne volonté, Maximilien souhaitait sincèrement s’attacher à son peuple et s’efforçait de vivre à sa manière. Il était fasciné surtout par les Indiens, ces êtres doux, silencieux, dont il s’efforçait en vain de saisir l’âme. Et, pour les séduire, il instaura une nouvelle politique qui eut le don de lui aliéner aussitôt la plus grande partie de ses partisans.

En effet, au lieu de s’appuyer sur le parti conservateur qui l’avait choisi et sur l’Église qui l’avait béni, Maximilien se tourna vers les libéraux et refusa de rendre à l’Église et sa prépondérance passée et ses biens confisqués par les hommes de Juarez. C’était une lourde faute car, très pieux pour la plupart, les Mexicains ne comprirent rien à cette attitude.

Autre faute : Charlotte se fit un ennemi de Bazaine, devenu maréchal de France tout dernièrement et qui était le seul avec ses troupes, à représenter une barrière solide contre les soldats du rebelle.

Elle ne pouvait souffrir cet homme, de modeste naissance et dont l’orgueil lui était odieux. Entre eux, les querelles étaient fréquentes.

— Pourquoi ne pas le renvoyer en France et demander à Napoléon un autre général ? s’écria un jour Charlotte exaspérée. Je ne peux plus le souffrir…

Maximilien quitta son bureau et vint entourer de ses bras les épaules de sa femme. Elle était plus jolie que jamais ces derniers temps. Le climat lui convenait. Mais pourquoi était-elle toujours si nerveuse ? Sans doute, cette maternité qui ne venait pas et semblait lui être à jamais interdite agissait-elle sur les nerfs fragiles de Carlotta.

— Je ne peux faire cela, mon cœur. Bazaine, même s’il est déplaisant, n’en est pas moins fort populaire, surtout depuis son mariage avec une fille du pays. De plus, ses soldats l’adorent et nous ne pouvons nous permettre de nous passer du corps expéditionnaire.

— Pourquoi ne pas faire ce qu’il te conseille, et former une armée locale ?

— Je le voudrais bien, mais je ne le peux pas. Les hommes d’ici montrent une certaine répugnance, dont je ne doute pas de venir à bout avec le temps. Mais pour le moment, il faut garder Bazaine, sinon il pourrait nous arriver malheur.

Passionnément, Charlotte se pendit au cou de son mari.

— Tant que nous serons unis, Maxl, rien ne pourra nous arriver. Notre amour nous protégera contre le mauvais sort, j’en suis certaine.

Cette belle confiance fit sourire l’empereur, mais sa tranquillité d’esprit était trop entamée pour jamais être rétablie. Il y avait l’argent qui commençait à manquer… et cela, il évitait d’en parler.

La situation, en effet, se désagrégeait rapidement. Non seulement, Maximilien était bien incapable de rembourser les dettes du Mexique, mais il réclamait sans cesse de l’argent à Napoléon III. Celui-ci commençait à trouver que cette histoire lui coûtait très cher et tournait fort mal. Le parlement et le peuple français étaient de plus en plus hostiles à l’aventure : on parlait de millions dépensés par centaines, de vies humaines inutilement sacrifiées. En outre, les États-Unis, débarrassés de la guerre de Sécession par la victoire du Nord, commençaient à s’intéresser au Mexique et, fort mécontents, de l’implantation française, se mettaient à aider Juarez en sous-main, cependant qu’une imposante offensive diplomatique était déclenchée vers Napoléon lit.

Celui-ci dont s’envenimaient les relations avec la Prusse, envisageait déjà le rappel de ses troupes, dont il pourrait bien avoir besoin avant longtemps.

Excédé de tant de tracas, Maximilien s’en alla passer quelque temps dans sa résidence d’été de Cuernavaca, à 85 kilomètres de Mexico, un petit paradis au bord d’un étang où poussaient à foison les bougainvillées rouges, les jacarandas mauves et les tama-rindos rose orangé. Le malheur voulut qu’il s’y éprit d’une belle Indienne, la femme de son chef-jardinier… que celle-ci fut peu farouche… et que Carlotta fut très vite au courant…

— Voilà donc pour qui tu as trahi la foi que tu m’avais jurée ? s’écria Charlotte. Une Indienne, une misérable Indienne… Tu ne nieras pas, j’ai là une lettre de toi. Des mots d’amour… des mots d’amour comme tu ne m’en as jamais écrit.

Il était impossible de nier et Maximilien ne parvenait pas à comprendre comment son billet doux était tombé entre les mains de sa femme. Il voulut tenter de la calmer : cette voix aiguë qu’elle avait depuis quelque temps lui crispait les nerfs.

— Chérie, fit-il doucement, nous ne nous sommes jamais quittés, je n’avais pas à t’écrire. Tu ne devrais pas te formaliser d’une fantaisie… une folie qui ne compte pas et que je regrette déjà.

Mais Charlotte ne voulut rien entendre.

— Si tu m’aimais comme je t’aime, tu n’aurais jamais regardé une autre femme. Mais tu as regardé celle-là. Notre amour est mort, Maximilien, mort à jamais… et maintenant, le mauvais sort pourra s’abattre sur nous.

Tout en parlant, elle avait fait avec agitation plusieurs tours dans la pièce puis, virant sur elle-même, se dirigeait vers la porte.

— Où vas-tu ? cria l’empereur.

Sur le seuil, elle se détourna, considéra son mari avec une grande dignité :

— Je retourne à Mexico et je te laisse à tes fleurs… à ton Indienne. Ne faut-il pas qu’au moins l’un de nous règne, si l’autre n’en est pas capable ?

Ces derniers mots blessèrent au vif Maximilien dans son orgueil d’homme. Furieux, il laissa Charlotte regagner sans lui la capitale et demeura encore prisonnier des jardins de Cuernavaca et des yeux de gazelle d’une jolie fille.

Entre les deux époux, la situation fut désormais tendue. Charlotte, déçue à la fois dans son amour et dans ses espoirs de maternité, s’aigrissait de plus en plus, se renfermait en elle-même.

Parce qu’à ce couple impérial, il fallait un héritier, ils avaient adopté, quand il fut admis que l’impératrice ne pourrait jamais concevoir, un petit garçon d’une très noble famille mexicaine, les Iturbide. Mais en regardant le petit Augustin jouer dans les jardins de Chapultepec, Charlotte sentait bien qu’il serait impuissant à remplir le vide affreux de son cœur. Un vide né du désespoir et qui l’envahissait peu à peu. De longues nuits se passaient sans sommeil, à demeurer immobile, les yeux grands ouverts sur la claire et somptueuse nuit mexicaine où passait si souvent le son lointain d’une guitare.

Mais au fond de sa douleur même, Charlotte trouvait du courage. Elle avait véritablement l’âme d’une princesse et s’était juré d’aider son mari tant qu’il lui resterait un peu de force. Libre à lui d’être infidèle. Elle, Charlotte, demeurerait inébranlablement fidèle au serment prononcé sous les voûtes de Sainte-Gudule et à son devoir d’impératrice.

Et comme Napoléon III rappelait ses troupes, qu’il refusait d’envoyer le moindre argent et que les relations avec Bazaine étaient désormais si tendues que le maréchal ne venait même plus au palais et s’occupait de faire embarquer ses hommes, Charlotte prit une héroïque décision. Laissant Maxl à ses amours et à ses fleurs, elle s’en irait en Europe, elle irait trouver Napoléon, François-Joseph et le Pape même, qui refusait toujours de signer un concordat avec le Mexique à cause des idées de Maximilien. Elle ramènerait de l’or, des hommes, le concordat. Elle sauverait le Mexique et le seul homme qu’elle eût jamais aimé. Après quoi, elle pourrait mourir si Dieu le voulait. Elle serait sans regrets.

Le 9 juillet 1866, Charlotte quittait Mexico, escortée de Maximilien, qui l’accompagna jusqu’à Ayoda, un village situé à deux kilomètres de la capitale. Là, les adieux furent pénibles. Les dernières rancœurs amassées après l’incident de Cuernavaca s’évanouirent pour ne laisser place qu’au chagrin de se quitter pour la première fois depuis dix ans. Charlotte pleura dans les bras de son mari, mais s’en arracha courageusement et monta en voiture avec la seule dame d’honneur qu’elle emmenait, la marquise Del Barrio (depuis longtemps, les dames autrichiennes avaient regagné l’Europe). Et tandis que la voiture s’éloignait sur la pénible route de Veracruz, Maximilien rentrait à Chapultepec et se mettait à écrire à sa mère, l’archiduchesse Sophie.


« Les mots ne peuvent exprimer ce qu’il m’en coûte de me séparer d’elle, mais il faut faire de grands sacrifices pour obtenir de grands résultats. Je prie Dieu de veiller sur elle et de nous réunir un jour… »


Le 10 août, après un voyage particulièrement pénible, au cours duquel la pauvre impératrice, déjà épuisée par la route mexicaine, avait été cruellement victime du mal de mer, elle arriva à Paris dans un assez triste état. De plus, aigrie jusqu’à l’âme, elle n’était guère en mesure de se montrer bonne diplomate. De fâcheuses circonstances firent le reste.

Le malheur voulut que la délégation chargée d’accueillir l’impératrice se trompât de gare, allât l’attendre à la gare d’Orléans (Austerlitz), alors qu’elle arrivait à Montparnasse. Elle en fut ulcérée, dut prendre des fiacres avec sa suite… et trouva visage de bois aux Tuileries. Le palais était fermé, l’empereur Napoléon III ayant interrompu sa cure à Vichy pour revenir à Saint-Cloud et faire face aux événements. Elle alla se loger au Grand Hôtel et, s’irritant, réclama orgueilleusement une entrevue avec Napoléon III.

Celui-ci étant souffrant, l’impératrice Eugénie se déplaça et vint visiter Charlotte à son hôtel pour tenter d’éviter à son époux une conversation nécessairement pénible. Mais l’impératrice du Mexique ne voulait rien entendre. Elle déclara que si l’on n’acceptait pas de bon gré de la recevoir, elle « ferait irruption ». Vaincue, Eugénie consentit à sa venue à Saint-Cloud.

L’entrevue fut pénible, mais Napoléon III resta ferme. Il ne pouvait faire autrement : il était pris entre le mécontentement des Français, les menaces des États-Unis et ses propres difficultés diplomatiques avec la Prusse. Il n’était plus possible pour lui de distraire ni un écu ni un homme en faveur du Mexique, quelque regret qu’il en eût. Il dut répéter ces mots cruels en rendant sa visite à Charlotte au Grand Hôtel.

Charlotte avait pâli jusqu’aux lèvres à cet énoncé froid et parfaitement clair.

— Ainsi, dit-elle, il nous faudra abdiquer ?

Elle n’en pensait pas un mot, et la réponse de Napoléon III l’atterra :

— Soit, dit-il, abdiquez. C’est la sagesse… Alors, elle se déchaîna. Prise d’une colère aveugle, elle jeta à la face de Napoléon tous ses griefs, le traita en valet indélicat, et hurla :

— Comment ai-je pu oublier qui je suis et qui vous êtes ? J’aurais dû me souvenir que le sang des Bourbons coule dans mes veines et ne pas déshonorer ma personne en m’humiliant devant un Bonaparte, en traitant avec un aventurier.

Napoléon III se leva alors, puis, après un bref salut, quitta l’hôtel, laissant Charlotte en proie à une terrible crise nerveuse que l’on eut bien du mal à maîtriser. La manie de la persécution s’emparait d’elle et, comme à Saint-Cloud, on lui avait offert des rafraîchissements, elle hurlait que l’on avait voulu l’empoisonner.

Quand elle fut un peu plus calme, sa suite jugea prudent de lui faire quitter Paris. On avait d’abord pensé qu’elle se dirigerait sur Bruxelles, mais le roi Léopold Ier était mort l’année précédente. Son fils aîné, frère de Charlotte, régnait. Hélas ! Léopold II, les yeux fixés sur l’Afrique, ne s’intéressait nullement à l’aventure mexicaine. Il était donc inutile, si paradoxal que ce fût, d’aller à Bruxelles. Ainsi du moins pensait Charlotte, qui d’abord alla passer quelques jours à Miramar, puis se dirigea sur Rome. C’est là qu’allait éclater le drame.

Reçue au Vatican par le pape Pie IX avec beaucoup de bonté et de pitié, elle le trouva aussi inflexiblement attaché à ses positions : il ne pouvait faire passer le bien de l’Église avant l’intérêt d’un couple, si désireux fût-il de demeurer sur un trône et, doucement, tenta de faire comprendre à Charlotte que la partie était perdue, que s’obstiner serait de la folie, comme d’ailleurs l’estimait aussi l’empereur François-Joseph, et que la sagesse était de revenir tranquillement à Miramar en attendant qu’un poste digne de lui fût offert à Maximilien.

Charlotte écouta sans protester, regagna calmement son hôtel mais, le lendemain matin, comme le pape prenait son petit déjeuner, il vit soudain l’impératrice du Mexique, blanche comme un linge, les yeux exorbités, faire irruption chez lui, se jeter à ses pieds en criant qu’elle avait peur, que l’on voulait l’empoisonner. Après quoi, elle se jeta sur le chocolat pontifical et l’avala en femme qui n’avait rien pris depuis la veille. La senora del Barrio, qui avait suivi sa malheureuse maîtresse, expliqua du mieux qu’elle put l’étrange état dans lequel se trouvait Charlotte.

Celle-ci, d’ailleurs, refusait de quitter le Vatican. Il fallut que le pape, très ennuyé, lui fît dresser un lit dans un salon près de la bibliothèque, et Charlotte fut, dans toute l’Histoire, la seule femme, avec la senora del Barrio, jamais autorisée à dormir dans les appartements pontificaux.

Le lendemain, après une vaine tentative de la confier à un couvent, où elle fit scandale en criant que la sœur cuisinière voulait l’empoisonner, on parvint à la ramener à son hôtel, mais elle se livra à de telles extravagances dans la rue, buvant aux fontaines et poussant des cris, que la suite de la malheureuse, affolée, prévint à la fois Bruxelles et Vienne.

Huit jours plus tard, Charlotte était revenue à Miramar, où un médecin viennois vint l’examiner. La folie était patente, et ne devait plus se démentir. Au bout de quelques mois, le comte de Flandres, son frère, vint chercher la malheureuse et la ramena à Laeken, dont elle était partie si joyeuse quelques années plus tôt, sans espoir cette fois d’en sortir jamais. Dix-huit mois de règne avaient fait de la joyeuse Carlotta une pauvre folle.

Pendant ce temps, au Mexique, Maximilien tentait vainement de se raccrocher à son trône chancelant. Les troupes françaises étaient presque toutes parties. La dernière, la Légion étrangère, qui en 1863, à Camerone, avait écrit avec son sang l’une des plus glorieuses pages de son histoire, quitta le pays, non sans y être demeurée, par loyalisme, plus longtemps que ses ordres ne le prévoyaient. Mais malgré les objurgations de Bazaine, Maximilien voulait demeurer.

C’est alors qu’il reçut une dépêche chiffrée lui apprenant que l’impératrice, atteinte d’une grave maladie, était soignée par le docteur Riedel de Vienne. Il fit aussitôt appeler son médecin, un Autrichien, le docteur Basch :

— Savez-vous, lui demanda-t-il à brûle-pourpoint, qui est le docteur Riedel ?

Le médecin, sans méfiance, répondit tranquillement :

— Sans doute, Sire. C’est le directeur de la maison d’aliénés.

Maximilien laissa tomber le fatal papier et serra les dents. Folle, Charlotte était folle… Quelle chose horrible, impensable !… Son premier mouvement fut d’accourir vers elle, et un bref instant il songea à l’abdication, mais il se ravisa. À quoi bon ? Retourner là-bas, retrouver une pauvre démente qui ne le reconnaîtrait peut-être pas ? Mieux valait lutter jusqu’au bout.

Juarez et ses troupes, chaque jour plus nombreuses, tenaient maintenant presque tout le pays. Napoléon III avait envoyé à Maximilien son aide de camp, le général de Castelnau, pour le supplier de partir quand il en était temps encore. Mais l’empereur ne voulait rien savoir. Il croyait encore, contre vents et marées, à l’amour de ses sujets. Il décida de lutter avec ses propres forces, alla s’enfermer dans la forteresse de Queretaro…

C’était une forte ville, qui aurait pu tenir longtemps mais un traître en ouvrit les portes. L’empereur fut pris, emprisonné avec deux de ses généraux Mieja et Miramon. Juarez le traduisit en jugement.

Quand cette nouvelle fut connue en Europe et aux États-Unis, ce fut une marée de protestations diplomatiques, émanant de toutes les chancelleries, qui convergea vers le chef rebelle. Nul ne pouvait admettre qu’il songeât à faire mourir le propre frère de l’empereur d’Autriche, un prince européen. Mais Juarez était indien. Pour lui, un ennemi était un ennemi. Maximilien et ses deux généraux furent condamnés à mort.

Le 19 juin 1867, l’empereur quitta sa prison, escorté des deux autres condamnés. Il était vêtu de noir, mais portait fièrement l’ordre de la Toison d’Or. En franchissant le seuil, il leva les yeux vers le merveilleux ciel turquoise :

— Quelle magnifique journée ! dit-il. Je ne pouvais en choisir une plus belle pour mourir.

Puis, comme le son d’une trompette parvenait jusqu’à lui, il se tourna vers le général Mieja :

— Est-ce le signal de l’exécution, Tomas ? Mieja hocha la tête, sourit courageusement :

— Je ne sais pas, Sire. C’est la première fois qu’on m’exécute.

Quand sept heures sonnèrent au clocher de la ville, la salve d’artillerie déchira l’air. Les trois hommes s’écroulèrent. Le dernier mot de l’empereur déchu avait été :

— Pauvre Charlotte…

Jusqu’au 16 janvier 1927, jusqu’à quatre-vingt-seize ans, la malheureuse Charlotte devait traîner son martyre. La nuit qui l’avait prise ne devait plus jamais la quitter. Inlassablement, jour après jour, elle écrivait et récrivait la même lettre, un cri d’amour pour celui qui n’était plus. Pourtant, une nuit, dans le plus grand secret, l’impératrice, que l’on disait stérile, mit au monde un enfant, un petit garçon, que l’on se hâta d’escamoter et sur lequel, désormais, veilla de loin la sollicitude de la cour belge. Mais ceci est une autre histoire…

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