Un mariage inespéré

Le 21 décembre 1891, un petit jeune homme de vingt-trois ans, héritier du gigantesque empire russe, écrivait dans le journal intime qu’il tenait déjà depuis de longues années.


« Mon rêve est d’épouser Alix de Hesse. Il y a longtemps que je l’aime, mais avec plus de ferveur et plus profondément depuis l’année 1889, pendant laquelle elle a passé six mois à Pétersbourg. J’ai lutté en vain contre mes sentiments et j’ai cherché à me persuader que c’était une chose impossible, mais depuis qu’Eddy{5} a renoncé à l’idée de l’épouser, ou a été refusé par elle, il me semble que le seul obstacle entre nous est la question religieuse. Il n’en existe pas d’autre, parce que je suis convaincu qu’elle partage mes sentiments. Tout est dans la main de Dieu et, plein de confiance en sa miséricorde, j’attends l’avenir avec calme et humilité… »


Or, en dépit de ce qu’écrivait le jeune tsarévitch Nicolas, l’objet de cette grande passion ne s’en doutait absolument pas et l’idée de devenir un jour impératrice de toutes les Russies ne l’avait jamais effleurée.

Âgée alors de dix-neuf ans, Alix-Victoria-Hélène-Louise-Béatrice de Hesse-Darmstadt, bien qu’elle fût l’une des petites-filles de la reine Victoria d’Angleterre, n’était qu’une petite princesse allemande qui semblait dépourvue d’ambition et que son caractère, assez indéchiffrable ne prédisposait guère à passer sa vie sous les feux impitoyables dont s’illumine en général un trône impérial.

Orpheline à six ans, elle avait été élevée en partie en Angleterre auprès de sa grand-mère, qui ne brillait pas par les débordements de tendresse, en partie à Darmstadt par des sœurs beaucoup plus âgées qu’elle (tout au moins jusqu’à leur mariage) et par un père assez lointain.

Timide et d’une susceptibilité quasi maladive, elle s’entendait difficilement avec son entourage, souffrant, jusqu’au mariage de ses sœurs, de sa position effacée de troisième fille : dotée d’un orgueil d’autant plus puissant qu’il était dissimulé, elle ne pouvait supporter qu’une autre femme, quel que soit son rang, eût le pas sur elle.

Le mariage de ses sœurs, dont l’une épousa le prince Louis de Battenberg et l’autre le grand-duc Serge de Russie, lui apporta cet isolement du premier rang qu’elle souhaitait car, demeurée seule auprès de son père, ce fut à elle qu’incombèrent les devoirs de maîtresse de maison. Être la première à Darmstadt lui suffisait amplement…

Aussi quand, dans le courant de l’année 1892, son père l’emmena en Russie pour y visiter sa sœur Élisabeth, Alix ne fit-elle aucun effort pour se montrer aimable, même envers le jeune Nicolas qui, transporté de bonheur en la revoyant si vite, lui adressait des regards visiblement énamourés : il n’occupait que le second rang.

Au-dessus de lui, il y avait son père, Alexandre III, géant couronné et empereur d’une dimension telle qu’il n’était pas difficile d’imaginer que le jeune Nicolas, beaucoup plus frêle, n’arriverait jamais à sa hauteur. Il y avait aussi l’impératrice, Maria Fédorovna, née princesse Dagmar de Danemark, qui, de toute évidence, ne souhaitait aucunement que son fils s’amourachât de la belle Allemande et Alix n’aimait pas qu’on la dédaignât.

Car elle était véritablement très belle : grande, blonde avec de magnifiques yeux bleus toujours un peu brumeux, une haute taille mince et souple, une extrême majesté naturelle et un charme étrange-tout au moins quand elle voulait bien s’en donner la peine, ce qui était rarissime.

Son attitude fut telle, durant ce malheureux séjour à Pétersbourg, que la haute société la déclara gauche, désagréable, impolie et, crime impardonnable, abominablement fagotée. Aussi quand, le père et la fille repartis, Nicolas osa dévoiler ses sentiments aux siens fut-il assez fraîchement reçu par sa mère.

— Nous ne souhaitons pas, ton père et moi, que tu épouses une princesse allemande. Outre que le caractère d’Alix ne te conviendrait en aucune façon – à qui d’ailleurs pourrait-il convenir ? –, nous préférerions un rapprochement avec la France. La fille du comte de Paris, Hélène, nous conviendrait parfaitement, dit Maria Fédorovna.

Peu combatif et volontiers dissimulé, Nicolas ne poussa pas plus loin sa tentative.

« Au cours de ma conversation avec Maman ce matin, note-t-il dans son journal, il a été fait allusion à Hélène la fille du comte de Paris, ce qui m’a mis dans un étrange état d’esprit. Deux chemins s’ouvrent à moi ; je désire aller dans une direction, tandis qu’il est évident que Maman souhaite me voir choisir l’autre. Qu’arrivera-t-il ? »

On le voit, aucune énergie n’habitait ce jeune homme qui déjà s’apprêtait à régner sur un empire immense. Il comptait sur la Providence pour s’en mêler ; en attendant, bien qu’il fût si ardemment épris d’Alix, il alla se faire consoler par la belle danseuse Mathilde Kchessinska, qui était sa maîtresse depuis quatre ans déjà et avait sur lui une très grande influence.

Or, justement, la Providence allait s’occuper de lui. À Darmstadt, le grand-duc Louis, père d’Alix, mourut peu après son retour de Russie. Son fils, Ernest-Louis, monta sur le trône et, tout d’abord, ne changea rien aux habitudes établies. Étant encore célibataire, il ne voyait que des avantages à ce que sa jeune sœur, qu’il aimait beaucoup d’ailleurs, continuât auprès de lui le rôle qu’elle avait tenu auprès de leur père.

Heureuse, Alix se réjouissait de demeurer la première dame de Hesse et pensait qu’un tel état de choses durerait. Aucune femme, selon elle, ne serait jamais capable d’occuper, comme elle le faisait elle-même, une place qui avait été celle de leur mère.

Mais dans le courant de l’été 1893 Ernest-Louis fit un voyage en Angleterre. À Balmoral, où l’avait invité sa grand-mère, la reine Victoria, il rencontra une jeune fille qui fit sur lui une très profonde impression : Victoria de Saxe-Cobourg, duchesse d’Edimbourg.

Comme c’était un garçon incapable de dissimuler ses sentiments, il s’en ouvrit à la reine qui les approuva hautement, et comme Victoria n’aimait rien tant que faire des mariages, elle s’occupa activement de celui-là. En d’autres termes, et sans même songer à lui demander son avis sur la question, elle fit savoir à la jeune Victoria qu’elle devait se préparer à épouser dans les délais convenables le grand-duc de Hesse. Fou de joie, celui-ci se hâta de câbler la grande nouvelle à sa sœur. Il espérait qu’en serait heureuse…

Hélas, au reçu du télégramme, Alix piqua la première des effrayantes crises de nerfs dont elle allait, par la suite, user avec quelque succès auprès d’un époux trop facilement impressionnable. Et quand Ernest-Louis rentra à Darmstadt, ce fut pour affronter une véritable furie déchaînée.

Mais il n’était pas de la même trempe que Nicolas et, laissant passer la vague de colère, il attendit une accalmie pour déclarer, le plus calmement du monde, à sa sœur qu’il entendait se marier que cela lui plût ou non, qu’il entendait également qu’elle se montrât aimable envers sa future belle-sœur et que, si elle ne se sentait pas capable de ce léger effort, il ne l’empêcherait nullement de quitter Darmstadt et d’aller résider, avec une dame d’honneur, dans l’un des châteaux du grand-duché.

— Je te servirai une rente grâce à laquelle tu pourras vivre convenablement et en toute indépendance, ajouta-t-il.

Médusée devant un tel traitement, Alix fit une crise de larmes, puis se soumit. Elle accepta même d’écrire à la jeune Victoria une lettre de bienvenue, mais ce fut très tristement qu’elle suivit son frère à Cobourg où devait avoir lieu le mariage. Il fallait que son destin à elle changeât par la même occasion, car elle n’accepterait jamais de ne plus occuper que la seconde place en Hesse.

Or, à Cobourg se réunissait à cette occasion la majorité des princes d’Europe. La reine Victoria elle-même faisait le voyage pour assister au mariage de son petit-fils et ce fut à elle qu’Alix s’adressa. Puisqu’elle était si brillamment intervenue dans le destin de son frère, pourquoi ne s’occupait-elle pas du sien, à elle, sa petite-fille, qu’elle avait en partie élevée ?

— Je ne demande pas mieux, dit la Reine, mais tu n’as pas voulu épouser Clarence. Qui souhaites-tu donc épouser ?

— Je ne sais pas. Mais je veux quelqu’un de grand, quelqu’un qui me donne la place à laquelle ma naissance me permet de prétendre…

Victoria haussa les épaules :

— Ne sais-tu pas ce que tout le monde proclame ici parce que cela crève les yeux ? Que le tsarévitch est follement amoureux de toi ? Toi seule n’as pas l’air de t’en apercevoir !

— Je vous assure que si, Granny, mais puisque Nicolas me souhaite pour épouse, il est bien le seul chez lui. Ses parents ne veulent pas de moi.

— Ils pourraient changer d’avis. Laisse-moi faire. Rien ne me serait plus agréable (à moi et à l’Angleterre, bien entendu) que tu deviennes un jour impératrice de toutes les Russies !

La splendeur du titre fit rougir Alix. Que pourrait-elle en effet souhaiter de plus haut, de plus grand ? Il n’y aurait au monde personne de plus élevé qu’elle… tout au moins quand le tsar Alexandre aurait quitté ce monde, car jusque-là, il lui faudrait se contenter du second rang, derrière cette Marie Fédorovna qu’elle détestait d’instinct. Un autre argument lui vint tout naturellement aux lèvres :

— Il me faudrait pour cela changer de religion. Je ne veux pas être apostate, je ne veux pas me damner pour une couronne, fut-elle impériale.

— Quelle sottise ! Si tu veux que je te marie, laisse-moi faire, sinon retourne à Darmstadt et apprête-toi à mener l’amère existence d’une vieille fille.

Rien ne résistait à Victoria quand elle le voulait et, le 5 avril 1894, Nicolas écrivait dans son cher journal :

« J’ai trouvé Alix encore embellie depuis que je ne l’avais vue, mais elle avait l’air triste. Nous sommes restés seuls ensemble tous les deux, et enfin a pu avoir lieu la conversation que je désirais et redoutais à la fois. Nous avons parlé jusqu’à midi, mais sans résultat, puisqu’elle ne pouvait se décider à accepter de changer de religion. La pauvre petite a beaucoup pleuré, mais s’est un peu calmée avant que nous nous quittions… »

Trois jours plus tard, c’était le triomphe. Alix avait bien voulu se laisser convaincre.

« Une magnifique et inoubliable journée, celle de mes fiançailles avec ma bien-aimée et incomparable Alix… »

L’événement fit l’effet d’un coup de tonnerre et du coup, le mariage d’Ernest-Louis en l’honneur duquel tout ce monde s’était rassemblé passa au second plan. Alix, fort adulée, acquit un gros prestige, non seulement à ses propres yeux (ce qui n’était pas difficile car elle s’était toujours attribué une grande valeur), mais aux yeux de l’Europe entière.

La reine Victoria était naturellement enchantée, mais dans la famille impériale russe, les opinions étaient fortement divisées. Ainsi, l’impératrice déclarait-elle avec une entière franchise qu’elle n’était pas satisfaite de ce mariage. Hormis la sœur d’Alix, les grandes-duchesses n’éprouvaient aucune sympathie pour la fiancée. En outre, beaucoup redoutaient que sa venue en Russie amenât une désagréable ingérence anglaise dans les affaires de l’État, d’autant plus regrettable que – c’était encore un secret, sauf pour l’immédiat – santé d’Alexandre III donnait de très graves inquiétudes.

Or, si l’Empereur mourait avant le mariage de l’héritier du trône ou immédiatement après, la princesse ne passerait par aucune étape intermédiaire avant de devenir impératrice et n’aurait pas le temps de se préparer à ce rôle écrasant. En effet, Alix ne parlait, par exemple, qu’anglais et allemand mais ni le russe ni le français, les deux langues de la cour impériale.

Les deux fiancés passèrent l’été en Angleterre, auprès de Victoria. Ce fut là qu’Alix s’initia, par le truchement du père Yanischev, confesseur du tsar, à ce qui allait être sa nouvelle religion et elle finit par s’y attacher à un point qui, plus tard, friserait le fanatisme. Ce fut la aussi qu’elle se découvrit amoureuse de son fiancé.

À son tour, elle écrivit :

« J’ai rêvé que j’étais aimée, je me réveillai et je trouvai que c’était vrai. J’en ai remercié Dieu à genoux. Le véritable amour est un don que Dieu nous a fait, chaque jour plus profond, plus complet, plus pur… »

Ces quelques semaines anglaises furent une période grisante. Environnée d’hommages et de flatteries, Alix voyait affluer les cadeaux fastueux qui arrivaient pour elle de Russie : fabuleux bijoux, dentelles précieuses, fourrures plus précieuses encore. Toute sa vie, elle avait désiré ce luxe qu’elle ne pouvait s’offrir et que sa famille était bien incapable de lui procurer. Et voilà qu’il la comblait !

Elle l’acceptait comme un dû. Bientôt, car il ne faisait plus de doute à présent que le tsar déclinait rapidement, elle serait la toute-puissante impératrice, un être quasi divin dont le jugement et les idées seraient infaillibles. Aussi ne voyait-elle aucune raison de se montrer seulement aimable envers ceux qui l’approchaient, surtout quand ils étaient russes, car elle considérait son futur peuple comme attardé, quelque peu sauvage et en grande partie dépravé.

D’ailleurs, il lui fallut bientôt gagner la Russie. La santé d’Alexandre III exigeait que l’on hâtât les choses, et le 5 octobre, accompagnée d’une seule dame d’honneur, Alix de Hesse quittait son pays pour rejoindre à Livadia, en Crimée, celui qui allait prochainement devenir son époux et qu’elle connaissait encore si mal.

Il était temps qu’elle arrivât : une semaine plus tard, le 20 octobre, l’empereur mourait. Le fiancé, devenu le tsar Nicolas II, écrivait :

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quelle journée ! Le Seigneur a rappelé à lui notre père bien-aimé, adoré ! La tête me tourne sans arrêt… »

Le lendemain, la fiancée impériale recevait pour la première fois la communion selon le rite orthodoxe. Elle cessa du même coup de porter le nom qui avait été le sien jusqu’alors : Alix de Hesse était morte. Seule subsistait Alexandra Fédorovna.

Puis ce fut le retour, avec le corps du défunt tsar, vers Saint-Pétersbourg et l’église Saints-Pierre-et-Paul, tombeau des empereurs. Le 2 novembre, le mariage du nouveau tsar était célébré en grande pompe, mais parmi la foule dévote et superstitieuse qui se pressait sur la route du cortège, plus d’un se signa en voyant paraître la fiancée, idéalement belle sans doute, mais qui semblait ne pas savoir sourire. On murmurait :

« Elle est venue ici derrière un cercueil. Elle ne nous portera pas bonheur… »

Le jour du couronnement à Moscou allait renforcer cette impression pessimiste : une tribune s’effondra sous le poids de la foule, tuant un millier de personnes.

Cela eut lieu le 14 mai 1896. Mais déjà l’empereur s’était fermé le cœur d’une partie de ses sujets et l’impératrice, en se retranchant du monde avec lui autant qu’elle le pouvait, s’était aliéné la plus grande partie de la noblesse russe…

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