« Sissi » et le mariage

Quand, en 1834, le duc Max « en » Bavière acheta le château de Possenhofen, situé sur le beau lac de Starnberg, à vingt-huit kilomètres de Munich, c’était avec l’intention d’en faire une maison d’été pour y loger une famille encore embryonnaire, car il n’avait alors qu’un seul fils, Louis, né en 1831, mais qu’il espérait bien augmenter de façon substantielle.

Possenhofen était (et est encore) une construction assez massive, flanquée de quatre tours d’angle et pourvue d’un grand nombre de chambres, mais son emplacement au bord du lac, au milieu de collines boisées et d’un superbe parc comportant de magnifiques roseraies, en faisait un lieu si rempli de charme que, peu à peu, il supplanta le palais de Munich pour devenir la véritable maison de famille de la nichée ducale, une maison que tous adorèrent.

Par ordre d’apparition, ladite nichée se composait de Louis, déjà nommé, d’Hélène, dite Néné, venue eu 1834 quelques semaines après l’acquisition de ce qui allait devenir le « cher Possi », Élisabeth, dite Sisi (ou Sissi) apparue la veille de Noël 1837 comme un cadeau du ciel, Charles-Théodore, autrement dit « Gackel », qui vit le jour en 1839, Marie, née en 1841, sans surnom connu, Mathilde, autrement dite « Moineau », à cause de sa fragilité (1843), Sophie, qui ne vint qu’en 1847, et enfin, fermant la marche, Charles-Emmanuel, autrement dit « Mapperl », apparu deux ans plus tard.

Tout ce monde formait une famille heureuse, joyeuse, élevée un peu à la diable par un père atteint de bougeotte chronique mais plein de tendresse et d’invention, de dons artistiques ainsi que d’une extraordinaire chaleur humaine, et par une mère en admiration perpétuelle devant son époux et devant ses enfants pour lesquels, très ouvertement, elle nourrissait une grande ambition. Née princesse « de » Bavière, Ludovica, en épousant son cousin Max, avait, peut-être, fait le mariage le moins brillant de sa famille car, de ses trois sœurs, l’une était reine de Prusse, l’autre reine de Saxe et l’aînée, Sophie, aurait dû être impératrice d’Autriche si elle n’avait obligé son époux à renoncer au trône en faveur de leur fils François-Joseph{2}. Le fait de se retrouver duchesse « en » Bavière ne représentait guère une promotion pour Ludovica mais, tout compte fait, elle était sans doute la seule qui eût connu le bonheur et ceci compensait bien cela. La duchesse en convenait d’ailleurs volontiers, ce qui ne l’empêchait nullement de rêver, pour ses filles, de destins moins « popote » que le sien.

En foi de quoi, durant le printemps de l’année 1853, Ludovica vivait sur des charbons ardents car, depuis plusieurs mois déjà, des échanges de correspondance et même des entrevues avaient eu lieu entre elle et sa sœur, l’archiduchesse Sophie, la tête pensante de la famille, en vue de conclure un mariage entre le jeune empereur François-Joseph et Hélène, l’aînée des filles de Max et de Ludovica.

Ce projet-là avait pris forme, depuis longtemps déjà, dans l’esprit de Sophie qui tenait beaucoup à réunir autour d’elle le plus de puissance familiale possible, mais il s’était singulièrement renforcé quand son fils, cet innocent, s’était avisé, pour ses vingt-deux ans, d’épouser la fille du prince-palatin de Hongrie, une princesse fort belle et fort intelligente qui lui avait inspiré des sentiments assez vifs. Sophie avait coupé le mal à la racine en peu de mots :

— La Hongrie est une province soumise et doit le rester. Ce serait impossible avec une Hongroise sur le trône à tes côtés.

Obéissant aveuglément, alors, à sa mère, François-Joseph fit taire ses sentiments au nom de la raison d’État et ne reparla plus du projet. D’ailleurs, il n’ignorait pas les vues de Sophie sur sa cousine Hélène et la réputation de la jeune fille étant des meilleures, il ne voyait pas d’inconvénient majeur à en faire sa femme si elle était aussi belle et charmante qu’on le disait… que le disait Sophie tout au moins !

— Elle est parfaite en tout point ! affirmait, péremptoire, l’archiduchesse.

Parfaite, elle l’était sans doute. Ludovica s’était donné assez de mal pour cela. On lui avait appris tout ce que devait savoir une impératrice d’Autriche : à parler plusieurs langues, à danser, à monter à cheval, à recevoir, à paraître avec aisance au milieu d’une nombreuse assistance, et même à s’ennuyer avec grâce, immobile des heures durant sur un fauteuil figurant un trône.

Aussi fut-ce le grand branle-bas de combat quand, un beau jour du mois de juin, la duchesse, qui venait de lire, durant le petit déjeuner familial, une lettre de sa sœur, s’écria, rayonnante de joie :

— Réjouissez-vous, mes enfants ! Votre tante Sophie nous invite à Ischl, au mois d’août, Néné, Sissi et moi, afin de l’y rencontrer. L’empereur viendra, lui aussi…

À cette nouvelle, Hélène devint rose de plaisir car l’idée d’épouser François-Joseph lui souriait depuis longtemps, mais Élisabeth ne montra qu’un enthousiasme méfiant.

— Est-ce que Charles-Louis sera là aussi ?

L’archiduc Charles-Louis, frère cadet de François-Joseph, était son chevalier servant attitré depuis que les deux adolescents s’étaient rencontrés trois ans plus tôt dans ce même Ischl. On avait échangé des lettres, et même, le jeune prince avait fait parvenir à la dame de ses pensées de jolis présents, une bague, un bracelet, encouragé en cela par sa mère, qui voyait d’un assez bon œil, pour plus tard, une seconde union avec les filles de sa sœur.

— Bien sûr, il sera là ! s’écria Ludovica en embrassant son bébé de quinze ans. Tu seras heureuse de le revoir ?

— Je crois, oui… Il est très gentil et je l’aime bien. Sur ces fortes paroles, on procéda aux préparatifs du départ, chacun selon ses aptitudes : la duchesse et Hélène en se jetant sur les armoires à robes avec l’aide de la baronne Wulffen, gouvernante des princesses, et Sissi en se précipitant dans le jardin pour donner à manger à ses animaux favoris et leur raconter les derniers événements de la maison.

Le 15 août, les trois princesses arrivaient à l’hôtel d’Ischl{3} avec une heure et demie de retard, pour y apprendre que l’archiduchesse les attendait à la villa impériale pour le thé. C’était la catastrophe, car elles n’avaient qu’un peu plus d’une demi-heure devant elles… et les malles n’étaient pas encore arrivées. En revanche, l’empereur, lui, était déjà là.

— Tant pis ! dit la duchesse au bord des larmes. L’heure c’est l’heure et nous n’aurions même pas le temps de nous changer si les malles étaient là ! Il faut y aller comme nous sommes.

— Altesse ! s’écria la baronne Wulffen ! C’est impossible ! Toute cette poussière !…

— La poussière est une chose, le protocole en est une autre. Nous devons y aller !

À la villa, l’archiduchesse Sophie les attendait dans son appartement. Elle rassura sa sœur : telles qu’elles étaient, les petites étaient charmantes. Simplement, on allait faire venir sa femme de chambre pour recoiffer Hélène. Sissi s’arrangerait d’une simple brosse. On donna donc tous les soins possibles à l’opulente chevelure noire de Néné, mais la camériste chargée de cet ouvrage ne put s’empêcher de marquer son admiration pour celle de la jeune Sissi, brillante cascade de cheveux châtain clair traversée île reflets d’or et de touches fauves.

Au bout de quelques minutes, les dames de Bavière étaient assez présentables pour affronter le thé et le regard de l’empereur, et l’on se dirigea vers le salon où allait avoir lieu la rencontre.

Le premier abord fut quelque peu solennel. Hélène, rougissante, osait à peine lever les yeux sur l’empereur de vingt-trois ans qu’on lui destinait pour époux, et celui-ci se montrait certes aimable mais plutôt guindé, car il en était déjà aux comparaisons avec la belle Hongroise et venait de réaliser qu’on était en train de le marier contre son gré. Et, tandis qu’il examinait Hélène, la trouvant certes jolie, grande, mince, pleine de distinction et d’élégance, il ne pouvait s’empêcher de lui découvrir certains traits énergiques et même durs, qui ne correspondaient pas à ce qu’il attendait.

Et puis, tout à coup, il ne la vit plus. Derrière elle, il découvrait une adorable créature, un visage de rêve, des yeux pleins d’étoiles, une silhouette exquise, une enfant, certes, mais si belle, si attirante, que sa seule présence suffisait à tout effacer de ce qui l’entourait, à tout effacer du passé… Dès lors, il ne vit plus qu’elle, plus que cette délicieuse Sissi qui ne faisait même pas attention à lui, tout heureuse qu’elle était de retrouver son ami Charles-Louis. Pour un peu, ces deux-là auraient demandé la permission d’aller jouer au jardin.

Mais, soudain, Sissi s’aperçut de l’attention que lui accordait François-Joseph et, aussitôt, elle se troubla, rougit ; c’en fut fini de son naturel joyeux qui faisait quelque peu froncer les sourcils de sa tante Sophie. Elle s’accrocha à son ami Charles-Louis comme à une bouée de sauvetage, car elle n’osait regarder ni l’Empereur, dont le regard souriant la troublait sans qu’elle sût pourquoi, ni Hélène, dont elle craignait de lire la déception sur le visage, une déception bien facile à comprendre.

Quelqu’un d’autre était déçu, et ce quelqu’un, c’était Charles-Louis. Profondément épris de sa jolie cousine, le jeune archiduc ne s’était pas trompé sur la signification du regard de son frère et, le soir même, après le dîner de famille, il jeta à sa mère avec une douleur qu’il parvenait mal à contrôler :

— Sissi a beaucoup plu à Franz, Maman, infiniment plus que Néné. Tu verras, il la choisira de préférence à sa sœur.

— Tu rêves ? fit l’archiduchesse avec un haussement d’épaules. Une gamine pareille ? Ce serait un désastre.

Peut-être, car elle avait de bons yeux, cherchait-elle simplement à se rassurer elle-même. Mais ses illusions allaient être de courte durée car, le surlendemain, alors qu’elle venait tout juste de se lever et n’avait pas encore eu le temps de déjeuner, elle vit surgir François-Joseph. Un François-Joseph positivement rayonnant.

— Tu sais, lui dit-il, Sissi est délicieuse !…

— C’est pour me dire cela que tu m’envahis à cette heure ?

— Mille pardons, Maman, mais il fallait que je te le dise. Elle est adorable, délicieuse.

— Mais enfin, ce n’est encore qu’une enfant !

— Bien sûr, elle est très jeune, mais regarde ses cheveux, ses yeux, son charme, toute sa personne ! Elle est exquise.

— Mais enfin, il y a Hélène, Hélène qui…

— Hélène rien ! Elle est charmante, mais on ne la voit plus lorsque Sissi est là.

— Allons, du calme ! Tu ne la connais pas encore. Il faut réfléchir. Tu as le temps. Inutile de se presser ! Personne ne te demande de te fiancer tout de suite.

Mais allez donc arrêter un torrent dans sa marche irrésistible ! Avec un grand sourire, le jeune empereur vint embrasser tendrement sa mère et déclara :

— Je pense, moi, qu’il vaut beaucoup mieux ne pas faire traîner les choses en longueur. Tout à l’heure, j’essayerai de voir Sissi avant que nous ne nous retrouvions pour le dîner.

Et le voilà parti vers son harassant travail d’autocrate, emportant avec lui l’idée lumineuse d’un instant d’entretien seul à seul avec celle qui était déjà sa bien-aimée… Malheureusement, il ne la trouva pas, et ce fut avec un front assombri et une certaine nervosité qu’il prit place à table auprès d’Hélène… qu’il ne regardait toujours pas. La malheureuse n’entendit même pas le son de sa voix. Il ne regardait que Sissi, assise de l’autre côté de la table, entre l’archiduchesse Sophie et le prince de Hesse.

De son côté, singulièrement émue par ce regard souriant qui ne la quittait pas, la jeune fille ne toucha pratiquement à aucun des plats qui lui furent servis, ce qui provoqua l’étonnement de son voisin.

— Sissi a dû décider que ce serait aujourd’hui jour de jeûne, dit-il en riant à l’archiduchesse. Elle n’a mangé que du potage et de la salade russe.

Le lendemain, un grand bal était donné à la villa impériale, un bal dont tout un chacun, à la cour, savait bien que le cotillon serait décisif… tout le monde, sauf Sissi, qui s’obstinait à considérer sa sœur comme la future impératrice d’Autriche en dépit de la mine glaciale que lui opposait Hélène.

Quand les deux sœurs parurent dans la grande salle, un murmure d’admiration courut dans l’assemblée, mais il s’adressait, hélas, beaucoup plus à Sissi qu’à Hélène, encore que la jeune fille dans une splendide robe de soie blanche, une guirlande de lierre dans ses cheveux bruns, fût vraiment très belle… Mais sa petite sœur, ennuagée de mousseline rose, une menue flèche de diamants dans les cheveux était irrésistible. Et quand vint le moment du cotillon, ce fut à elle que François-Joseph alla offrir le bouquet traditionnel en l’invitant à danser.

Chacun sut que les jeux étaient faits et que l'on venait d’assister à la naissance d’une impératrice. Et il fallut à l’archiduchesse Sophie tout son empire sur elle-même pour ne pas montrer son mécontentement. Quant à Hélène, elle était allée cacher sa peine dans un salon voisin, un salon désert.

Il n’y a, en effet, plus rien à ajouter : dès le lendemain, François-Joseph alla prier sa mère de demander pour lui la main de sa cousine Élisabeth, si toutefois elle voulait bien consentir à l’épouser.

— Je vous supplie néanmoins, Madame, d’insister auprès de ma tante Ludovica afin qu’elle n’exerce aucune pression d’aucune sorte sur Sissi, car ma charge est si lourde que, Dieu m’en est témoin, ce n’est pas un plaisir de la partager avec moi. Je veux qu’on le lui dise !

— Mais mon cher enfant, quelle idée de croire qu’une femme ne serait pas heureuse de te faciliter la tâche par son charme et sa gaieté ? Néanmoins, il sera fait selon ton désir.

Et le soir même, la duchesse Ludovica, un peu inquiète tout de même et fort émue, faisait part à Sissi de la demande impériale, avec tous les ménagements possibles et en exécutant scrupuleusement le souhait de François-Joseph.

— Ce mariage, tu le comprends bien, n’est possible, mon enfant, que si tu aimes Franz, si tu l’aimes assez pour accepter de partager avec lui une lourde couronne. L’aimes-tu ?

— Comment pourrais-je ne pas l’aimer ? Mais quelle idée de penser à moi ? Je suis si jeune, si insignifiante ? Je ferai tout pour le rendre heureux… mais le pourrai-je ?… Bien sûr, je l’aime ! Mais si seulement il n’était pas empereur, je serais bien plus heureuse encore !

Le dimanche suivant, à l’issue de la messe dans l’église d’Ischl, François-Joseph prit Sissi par la main, la conduisit vers l’évêque qui venait d’officier et, à très haute voix, il demanda :

— Monseigneur, veuillez nous bénir ! Voici ma fiancée !


On était le 23 avril 1854, veille du mariage et, à travers les vitres d’une fenêtre du palais de Schönbrunn, regardait les jardiniers occupés aux plantations de printemps quand elle vit entrer, titubant presque sous leur poids, la comtesse Esterhazy, qui allait être sa première dame d’honneur, chargée de deux volumineux bouquins qu’elle vint déposer sur une .

— Pour l’amour de Dieu, comtesse, que m’apportez-vous là ?

— Des choses de la dernière importance, Altesse. Ce premier ouvrage – et elle souleva un grand livre où il y avait plus de reliure que de texte – Votre Altesse aura seulement à le parcourir : c’est le cérémonial de mariage usité dans la Maison d’Autriche.

Obéissante, la future impératrice y jeta un coup d’oeil, puis se mit à rire :

— Grand Dieu ! Quelle complication ! Je vois là des « femmes sérénissimes et très sérénissimes », des « pages et des porteurs de traînes », des « dames du palais et des dames d’appartement… » Qu’est-ce donc que ces dames d’appartement ?

— Ce sont celles qui, à la différence des dames ayant leurs grandes et leurs petites entrées, n’ont le droit de paraître dans les appartements qu’à certaines heures, et après y avoir été préalablement conviées.

— Je ne vois pas bien qui pourrait avoir l’idée d’entrer ici sans y avoir été convié. Et cet autre livre ?

— Celui-là est fort important. Votre Altesse devra non seulement le garder auprès d’elle ce soir, mais encore l’apprendre par cœur.

— Par cœur ? s’écria Sissi, horrifiée. Mais il est énorme !

— Pas vraiment et il est écrit très gros : il se nomme « Très humbles rappels », et règle le comportement de Votre Altesse durant toutes les cérémonies de son mariage.

— Les cérémonies ? Il y en a tellement ?

Non sans une certaine raideur due à ses cinquante-six ans, la comtesse Esterhazy plongea dans une révérence qui allait bien avec sa mine sévère.

— Il y en a beaucoup, certes, mais il est grand temps que Votre Altesse s’y intéresse. On ne saurait épouser un empereur comme un simple officier des gardes et l’archiduchesse Sophie insiste pour que Votre Altesse commence à étudier ces documents.

Elle sortit, laissant Sissi tête à tête avec les rébarbatifs bouquins, qui constituaient un résumé, assez décourageant d’ailleurs, de la fameuse étiquette autrichienne que les empereurs avaient copiée sur celle, très espagnole, de Charles Quint et de Philippe II. Tournant le dos aux jardiniers et aux fleurs qu’ils repiquaient, la fiancée s’attaqua, courageusement mais non sans soupirer, à sa lecture.

Mais le soir, en retrouvant son fiancé au moment du dîner de famille, elle lui fit part, entre haut et bas, de ses craintes touchant le nombre et la complication des cérémonies du lendemain et des jours suivants.

François-Joseph se mit à rire.

— Cela ne sera pas si terrible, tu verras ! et quand nous serons débarrassés de ces corvées, tu seras ma délicieuse petite femme et nous aurons bientôt oublié toute cette affaire dans notre beau Laxenbourg…

Élisabeth, alors, lui rendit son sourire.

— Bien ! Si ce n’est qu’un mauvais moment à passer, nous essayerons de le passer courageusement.

Ce mauvais moment aurait sans doute paru, à toute autre jeune fille, une sorte d’apothéose de conte de fées car aucun spectacle, si fabuleux soit-il, ne pouvait atteindre en éclat l’église des Augustins de Vienne quand, le lendemain, à six heures et demie du soir, le cortège nuptial y pénétra. Des milliers de cierges faisaient brasiller l’or du gigantesque retable, les pierreries dont étaient couvertes les femmes présentes et les décorations des hommes. Des fleurs blanches embaumaient l’atmosphère, disséminées un peu partout en énormes bouquets. Puis quand, au son des cloches, l’empereur mit le pied sur l’immense tapis rouge, il se fit un grand silence.

Mince, élancé, très grand et très beau dans son uniforme de feld-maréchal, le jeune souverain s’avança seul, marchant d’un pas ferme vers l’autel où l’attendait le prince-archevêque de Vienne, le cardinal Rauscher. Mais ce fut une sorte de soupir qui salua l’apparition d’Élisabeth, marchant entre sa mère et l’archiduchesse Sophie. Jamais plus belle fiancée ne s’était révélée sous les voûtes de la vieille chapelle.

Dans son immense robe , brodée d’or et d’argent et garnie de myrte, était d’une saisissante beauté. Sur sa gorge, ses bras et dans ses magnifiques cheveux châtain doré fulgurait la fabuleuse parure de diamants et d’opales qui avait appartenu à l’archiduchesse Sophie et que celle-ci lui avait offerte. Sur sa poitrine, s’épanouissait un bouquet de roses. Enfin, derrière elle, s’étirait interminablement le grand voile de précieuses dentelles blanches, et le futur époux ne put retenir un sourire de bonheur en la voyant s’avancer vers lui… Elle était bien pâle pourtant et d’une gravité qu’on ne lui avait jamais vue. Confrontée pour la première fois au faste écrasant déployé en son honneur, la petite Élisabeth de seize ans venait peut-être de comprendre ce que cela signifiait que devenir impératrice d’Autriche, et son émotion était si visible qu’elle ne put se défendre d’un mouvement de frayeur quand éclata, au-dehors, une salve de mousqueterie aussitôt suivie du grondement des canons, au moment où, d’une main ferme, François-Joseph passait l’anneau d’or à son doigt tremblant.

La chaleur de cette main virile lui rendit courage et, relevant vers le tendre visage de son époux des yeux pleins de larmes, elle s’y accrocha et parvint à sourire. Mais tout le reste de l’interminable cérémonie se déroula pour elle comme dans un rêve. Elle n’avait qu’une hâte : que tout cela s’achève bien vite, afin de se retrouver seule, bien seule et au calme, avec l’homme couronné qu’elle aimait de tout son cœur…

Hélas, les fêtes devaient se dérouler sur plusieurs jours et, dès le lendemain de son mariage religieux, Sissi allait se trouver confrontée à l’insupportable étiquette impériale. Or, cette étiquette stipulait que la famille prenait, tous les matins, son petit déjeuner en commun, comme n’importe quelle famille autrichienne, et ne prévoyait aucune dérogation pour un lendemain de nuit de noces.

On ne sait ce que fut celle d’Élisabeth et de François-Joseph, mais on peut sans peine comprendre à quel point il devait être pénible, surtout pour une enfant de seize ans aussi farouche que l’était la jeune Impératrice, de se retrouver, au sortir de ce lit où elle était devenue femme, en présence de sa belle-mère et du reste de la famille autour d’une prosaïque table chargée de café au lait. Les « indécentes » coutumes françaises prévoyant le petit déjeuner au lit lui eussent beaucoup mieux convenu et plus encore, un départ immédiat, sitôt la cérémonie religieuse, pour un endroit paisible et solitaire, surtout solitaire !

Ce malencontreux petit déjeuner avalé, il y avait encore toute une série de réceptions, de cérémonies, qu’il fallait subir sous la direction incessante de l’archiduchesse Sophie, qui avait décidé de prendre en main l’éducation impériale de sa belle-fille.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’archiduchesse Sophie et elle apparaît, dans l’Histoire, comme l’incarnation même de l’étiquette, des sévères lois séculaires régissant le comportement des impératrices. Elle est la « belle-mère » par excellence, et bien peu se sont donné la peine de chercher la vérité de cette princesse bavaroise, mal mariée d’ailleurs à un homme totalement incapable de devenir un souverain, et qui avait vu mourir à peine éclos le seul amour de sa vie : le prince charmant et malheureux que l’on appelait duc de Reichstadt, le fils de l’empereur Napoléon Ier et de Marie-Louise.

« Frantz » disparu de sa vie, Sophie, qui ne cachait pas le mépris que lui inspiraient les débordements conjugaux de Marie-Louise l’ex-impératrice des Français, n’avait plus vécu que pour ses fils et assurer à l’aîné, François-Joseph, la couronne impériale qu’elle aurait pu coiffer elle-même.

Son fils, qu’elle adorait, avait été élevé, dressé même, pour cette tâche écrasante, dont Sophie ne se dissimulait pas le poids et les impératifs astreignants. Voilà pourquoi, une fois venu le temps de lui choisir une épouse, elle s’était tournée vers l’aînée de ses nièces, cette Hélène dont mieux que personne elle savait avec quel soin elle avait été élevée, elle aussi, en vue du trône.

Le cœur de François-Joseph, en choisissant l’exquise mais sauvage Élisabeth, aucunement préparée à une tâche aussi rude, avait jeté par terre tous les plans maternels. Sophie, bien sûr, s’était inclinée : comment une mère accepterait-elle de voir souffrir son fils ? Mais si elle acceptait l’inévitable, elle n’en avait pas renoncé pour autant à donner, à l’Autriche, une véritable souveraine, à son fils, une épouse vouée uniquement à le rendre heureux. En un mot, un peu brutal peut-être, elle avait décidé de faire avec ce qu’on lui donnait. Le malheur fut qu’elle n’y mit sans doute pas assez de diplomatie et de doigté.

Consciente d’avoir affaire à une enfant, elle traita sa belle-fille en gamine plutôt irresponsable, qui avait grand besoin d’être élevée convenablement. Et cette femme qui, sur le trône, eût peut-être été une seconde Marie-Thérèse, se trouva ravalée par l’Histoire au rang de belle-mère tortionnaire, reproche qu’on ne lui aurait peut-être pas adressé, si le malheur n’avait voulu que sa belle-fille fût la plus ravissante et la plus romantique des femmes de son temps. François-Joseph eût-il épousé un quelconque laideron couronné, personne n’aurait songé à rompre la moindre lance pour elle contre Sophie. Mais allez donc vous attaquer à une héroïne de roman !…

Dans les jours qui suivirent son mariage, Sissi eut l’impression d’être installée dans une espèce de couvent à la règle sévère, un couvent dont la supérieure eût été Sophie et la maîtresse des novices sa dame d’honneur personnelle, la peu aimable comtesse Esterhazy. Les réceptions officielles surtout lui semblaient insupportables.

— Tiens-toi droite !… Il faut saluer plus aimablement !… Tu n’as pas fait attention à cette dame, en revanche tu as été trop aimable avec ce monsieur !… etc. etc.

C’était tellement crispant que, le quatrième jour, Son Impériale Majesté décida de se mettre en grève.

Non, elle ne donnerait pas audience ! Non, elle ne se rendrait à aucune réception ! Elle voulait avoir la paix et rester tranquille. Qui avait jamais entendu parler d’une lune de miel bâtie sur ce modèle ?

L’archiduchesse tenta bien de la faire revenir sur sa décision, mais s’aperçut, pour la première fois, que cette gracieuse enfant pouvait avoir une volonté de fer. D’ailleurs, pour une fois, son époux lui donna raison. Lui aussi souhaitait un peu de calme et de tête à tête… Et les jeunes époux, montant en voiture, s’en allèrent tranquillement se promener au Prater…

Malheureusement, ce ne fut qu’un intermède dans une lune de miel décidément bien étrange. Installée à Laxenbourg, Sissi s’aperçut bientôt que ladite lune se passerait bien plus souvent en compagnie de sa belle-mère que de son époux car, consciente de ses obligations, l’archiduchesse avait suivi le jeune couple dans ce château de la banlieue viennoise… et François-Joseph, comme un bon fonctionnaire, rejoignait Vienne tous les matins pour effectuer son travail d’empereur.

Entièrement livrée aux contraintes du protocole durant la journée, Élisabeth s’en consolait auprès de ses animaux familiers, dont elle avait emmené une partie de Possenhofen. Ainsi, passait-elle de longues heures devant sa volière ou encore dans sa chambre, à écrire des vers. Occupation qui, bien sûr, ne déchaînait pas l’enthousiasme de l’archiduchesse, obstinée, dans les meilleures intentions du monde, à vouloir tirer une imposante souveraine de cette petite fille rétive.

Un jour, lasse de voir son cher Frantz partir sans elle pour la Hofburg, Sissi manifesta l’intention de l’accompagner. Alors, Sophie :

— Il ne convient pas à une impératrice de courir après son mari et de trotter à droite et à gauche comme un petit lieutenant !

La jeune femme passa outre mais, le soir, au retour, il fallut essuyer une mercuriale qui effaçait beaucoup du plaisir de la journée.

— Je suis l’impératrice ! La première dame du pays ! déclara-t-elle, furieuse, à sa belle-mère.

— Alors, conduis-toi en conséquence ! Nul ici ne songe à te contester ton rang, Sissi… dès l’instant où tu feras en sorte de l’occuper pleinement. Une impératrice, ma chère petite, a malheureusement bien plus de devoirs et d’obligations que de droits. Je crains fort que nous n’ayons beaucoup de peine à te faire comprendre cela.

Comble de malchance : alors que le printemps viennois est, en général, délicieux, celui-là fut affreux. Durant tout le mois de mai, il plut à plein temps, transformant le parc de Laxenbourg en marécage ou en prairie détrempée, et comme il s’agissait d’un palais d’été aux moyens de chauffage plutôt réduits, le séjour tourna bientôt à la catastrophe. Sissi prit froid, se mit à tousser, et François-Joseph n’affola.

— Elle ne peut pas rester ici, déclara-t-il un soir à sa mère. Je ne supporte pas l’idée de la savoir seulement souffrante. Je vais l’envoyer à Ischl, où sa mère pourra venir la rejoindre.

L’archiduchesse Sophie haussa les épaules.

— Essaie toujours, mais cela m’étonnerait que tu y arrives. Ce n’est pas de Laxenbourg que Sissi refusera de se séparer, c’est de toi. Elle se plaint de ne pas te voir suffisamment. Et comme tu ne peux pas accompagner.

— Que faire alors ?

— Pourquoi pas ce voyage en Bohême et en Moravie que tu dois à tes sujets pour leur présenter leur nouvelle souveraine ? Cela lui changerait les idées… et à moi aussi ! Tu n’as pas l’air de t’en douter, mon cher Franz, mais Sissi est la personne du monde la plus difficile à surveiller.

On partit le 9 juin par un temps radieux. Et ce fut vraiment un merveilleux voyage, plein de gaieté, de couleurs et de fêtes dans lesquelles le pittoresque des costumes jouait un grand rôle et enchantait la jeune impératrice, dont la beauté faisait d’ailleurs merveille et séduisait tous les cœurs.

Pour la première fois, peut-être, Élisabeth trouva plaisir à son rôle de souveraine. Le peuple tchèque l’enchantait, et aussi cet encens d’adoration qu’elle sentait monter jusqu’à elle. Et puis, elle se trouvait continuellement avec son cher époux, loin de Sophie : c’était un avant-goût du paradis.

Hélas ! il fallut bien finir par rentrer à Laxenbourg, seule d’ailleurs, car des manœuvres retinrent François-Joseph en Bohême. Mais Sissi trouvait moins de plaisir, depuis quelques jours, à ce voyage. Elle éprouvait une lassitude sournoise, de vagues dégoûts…

Cela déboucha, naturellement, sur ce que l’on imagine : le 29 juin, l’archiduchesse Sophie écrivant à son fils l’informait que l’impératrice attendait un heureux événement. Mais fidèle à ses chers principes, elle en profitait pour faire savoir à l’empereur qu’il eût, dans les semaines à venir, à « ménager » sa jeune épouse. Quant à celle-ci, elle devrait elle aussi réformer sa conduite sur un autre plan.


« Je crois, écrivait fort sérieusement Sophie, qu’elle ne devrait pas tant s’occuper de ses perroquets : quand, dans les premiers mois, une femme regarde trop les bêtes, les enfants risquent de leur ressembler. Elle devrait plutôt se regarder dans la glace et te regarder toi. C’est là une contemplation que je ne saurais trop encourager… »


Toujours les bonnes intentions, ces bonnes intentions dont Sophie, sans l’imaginer le moins du monde, pavait pour sa belle-fille le petit enfer quotidien ! Et quand, le 5 mars 1855, Sissi mit au monde une petite fille, ce fut sans enthousiasme qu’elle accepta qu’on lui donnât le nom de l’archiduchesse qui allait être sa marraine. Comme si une seule Sophie ne suffisait pas !…

Hélas, à mesure que passerait le temps, le fossé, d’abord peu profond, existant entre l’archiduchesse et sa belle-fille, allait se creuser jusqu’à devenir un abîme impossible à combler.

Les points de vue des deux femmes, touchant ce que devait être une impératrice d’Autriche, étaient par trop divergents, car Sissi aurait souhaité n’être, peut-être, qu’épouse et mère, tout en faisant montre d’une dangereuse propension à réclamer une liberté incompatible avec son rang. Or, il lui fallut se résigner à voir les enfants – il y en eut quatre – passer presque sitôt leur naissance dans les appartements de leur grand-mère. Seule la dernière, Marie-Valérie, demeura auprès d’Élisabeth, au terme d’une lutte épuisante, qui fit naître chez la jeune femme, très nerveuse, une véritable haine pour celle qu’elle considérait comme sa Némésis personnelle.

Peu à peu, Sissi, que sa santé avait obligée à un séjour dans l’île de Madère, retrouva en elle le goût des voyages qui avait été le péché mignon de son père, le duc Max. Enchaîné à son bureau impérial, François-Joseph en souffrit puis, petit à petit, se résigna, se contentant des merveilleux moments qu’il vivait lorsque sa bien-aimée Élisabeth consentait à rester quelque temps auprès de lui. Elle savait être alors une femme tellement exquise, tellement séduisante, que son charme s’en allait frapper tous ceux, grands ou petits, qui avaient le privilège de l’approcher…

Peut-être en eut-elle trop conscience par la suite et même en abusa-t-elle. Mais ils étaient si nombreux ceux qui ne demandaient qu’à adorer…

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