« Sissi » et le domino jaune

Quand on ne connaît personne dans une ville où l’on vient tout juste de débarquer, il est bien difficile de s’y amuser, même au beau milieu d’un merveilleux bal costumé !… Il semblerait même, au contraire, que la solitude, s’y fasse plus cruellement sentir que dans la plus silencieuse des chambres.

C’était exactement ce que pensait, au soir du Mardi gras 1874, un jeune provincial de vingt-six ans, Frédéric List Pacher von Theinburg, qui s’essayait à la vie viennoise en participant, ou tout au moins en essayant de participer, à la fameuse « redoute » de l’Opéra. Mais il était trop timide pour se jeter à l’eau et aborder l’une de ces femmes parfumées et chatoyantes qui voltigeaient autour de lui, cachant soigneusement leurs visages sous le masque à barbes de dentelles qui était de rigueur.

Il y avait, à vrai dire, fort peu de temps qu’il était arrivé de sa Carinthie natale, appelé par la protection d’un parent qui l’avait pourvu d’un poste au ministère de l’Intérieur. Et Fritz, peu hardi, aimant le rêve et la poésie, assez renfermé d’ailleurs et plutôt silencieux, n’avait pas encore eu le temps de se faire des amis, même pas des relations intéressantes. Finalement, venir à ce bal n’avait pas été une bonne idée !

Pourtant, quelques femmes auraient pu s’intéresser à lui. C’était un garçon de belle taille et d’allure naturellement élégante. Les traits que laissait voir le masque étaient réguliers et fins, la bouche sensible, la chevelure noire et bouclée. Certaines danseuses lui avaient jeté, en passant, une plaisanterie, une œillade, espérant être arrêtées par lui, mais cette maudite timidité était toujours là, qui le paralysait : Fritz souriait mais n’ouvrait pas la bouche… et l’occasion passait.

Découragé, il allait se résigner à rentrer chez lui, quand une main gantée se posa sur son bras, cependant qu’une voix joyeuse, teintée d’un accent hongrois assez prononcé, murmurait à son oreille :

— Tu es bien seul, beau masque ! Ce n’est pas naturel dans un bal. Est-ce que tu ne t’ennuies pas ?

C’était une femme tout enveloppée d’un domino de satin rouge qui lui donnait l'air d’une énorme cerise, mais la voix était jeune et, à travers la dentelle noire du masque, Fritz pouvait deviner un clair sourire. Il rendit le sourire.

— Si ! avoua-t-il. Je ne connais personne ici. J’allais m’en aller.

— Tu ne connais personne ? C’est impossible ! Tout le monde connaît tout le monde à Vienne. D’où sors-tu donc ?

— De Carinthie, et je ne connais pas du tout Vienne !

— Comme c’est romantique ! Écoute, puisque tu t’ennuies tant, accepterais-tu de me rendre un service ?

— Bien sûr, si je le peux !

— Ce ne sera pas difficile. Je suis ici avec une amie. Elle est là-haut, dans la galerie. C’est une femme très belle, mais très timide et un peu triste. Elle non plus ne s’amuse pas. Me permets-tu de t’emmener vers elle ? Tu réussiras peut-être à la distraire.

Ravi de l’invitation, Fritz offrit son bras à l’inconnue et gravit avec elle le grand escalier, pour atteindre le premier étage. Et tout à coup, le jeune homme se trouva en face d’une femme fastueusement vêtue d’un magnifique domino de brocart jaune d’or pourvu d’une traîne qui lui donnait un air royal. Naturellement, elle aussi portait un masque noir, mais la dentelle du sien descendait jusqu’à sa gorge et elle était assez serrée pour que l’on ne pût rien distinguer de ses traits.

— Bonjour ! fit-elle en agitant doucement son éventail. C’est aimable à toi d’avoir accompagné mon amie.

Elle avait, elle aussi, l’accent hongrois. Mais sa voix était pleine de douceur et d’amabilité. Et tout d’abord, Fritz ne trouva rien à répondre. Sans qu’il pût savoir pourquoi, cette inconnue l’impressionnait infiniment plus que sa compagne et réveillait sa timidité.

Une Hongroise, elle aussi, pensa-t-il. Mais sûrement une grande dame…

On peut être un jeune provincial, mais quand on appartient à un certain milieu, il y a comme cela des lignes qui ne trompent pas. Beaucoup plus grande que le domino rouge, la dame hongroise avait une allure, un port de tête tout à fait remarquables. Les cheveux flamboyants que l’on pouvait voir sous le Capuchon devaient être une perruque, mais les yeux qui étincelaient par les trous du masque avaient une expression devant laquelle le nouveau fonctionnaire te sentait très petit garçon et très gauche. La dame se mit à rire :

— Tu n’es pas très bavard, il me semble ! Voudrais-tu m’offrir ton bras afin que nous allions nous promener dans cette foule ? Je crois que cela m’amuserait, mais seule, je n’ose pas.

— Je serai très heureux de vous offrir mon bras, Madame ! murmura-t-il, sans parvenir à employer le tutoiement rituel du bal.

Quelque chose lui soufflait qu’avec cette femme-là, c’eût été déplacé. Mais il aurait été bien incapable de dire pourquoi. Il s’inclina légèrement.

Une main longue, fine, gantée de dentelle noire se posa sur sa manche. Un parfum très doux l’enveloppa quand la soie du domino le frôla. Fritz eut envie, tout à coup, d’être brillant, gai, étincelant, de séduire, d’étonner, cette inconnue dont il devinait la beauté.

Elle bavardait à présent avec une sorte d’abandon et il se surprenait à lui répondre facilement. Mais, à sa grande surprise, il s’aperçut bientôt qu’elle n’abordait aucune de ces futilités que l’on échange au bal. Elle le questionnait, demandait ses impressions sur Vienne, ce qu’il y faisait, ce qu’il entendait dire autour de lui. Elle l’interrogea aussi sur la famille impériale. Que pensait-il de l’empereur François-Joseph ? Approuvait-il sa politique ? Et l’impératrice ? L’avait-il déjà rencontrée ?

Fritz répondait de son mieux à toutes ces questions, un peu désorienté tout de même. Qui pouvait être cette femme ? Soudain, une idée folle lui traversa l’esprit : Si c’était l’impératrice elle-même ?

Il s’entendit répondre, tandis que son regard essayait de percer la dentelle :

— L’impératrice ? Je la connais de vue, évidemment, pour l’avoir aperçue à cheval au Prater. C’est ; une femme d’une beauté merveilleuse, c’est tout ce que j’en puis dire. Le public lui reproche de trop peu se montrer, de trop s’occuper de chiens et de chevaux. Mais il a certainement tort. Je sais d’ailleurs que cet amour des chiens et des chevaux tient de famille. Le duc Max, son père, aurait dit un jour : « Si nous n’étions princes, nous serions devenus écuyers… »

Le domino jaune se mit à rire. Mais l’impression bizarre de Fritz ne se dissipait pas. Et comme l’inconnue lui demandait, à brûle-pourpoint :

— Quel âge me donnes-tu ?

Il répondit sans hésiter une seconde :

— Trente-six ans !

C’était l’âge exact de l’impératrice Élisabeth. L’effet fut étonnant. Fritz sentit frémir la main de sa compagne, qui, d’ailleurs s’écarta aussitôt :

— Tu n’es guère poli ! fit-elle d’un ton agacé, puis elle ajouta presque aussitôt, après un silence :

— Tu peux t’en aller à présent ! Brusquement, la timidité de Fritz s’envola.

— Trop aimable ! fit-il avec ironie… Puis empruntant pour la première fois le tutoiement du bal :

— D’abord, tu me fais monter près de toi, tu me questionnes et puis tu me renvoies ? Soit, je m’en vais, si tu es lasse de moi, mais qu’il me soit permis tout de même de te serrer la main avant de partir.

La dame hésita un instant, n’en fit rien, puis à nouveau, se mit à rire.

— Non. Tu as raison. Continuons notre promenade.

Cela dura deux heures, deux heures durant lesquelles le jeune provincial ébloui écouta l’inconnue lui parler d’une foule de choses. Elle avait découvert rapidement qu’il aimait le poète allemand Henri Heine, dont elle était passionnée. Et sur les ailes de la poésie, le temps passa très vite.

Minuit était passé depuis longtemps et, plusieurs fois, le domino rouge s’était rapproché comme pour inviter son amie à se séparer du jeune homme quand, enfin, la dame au domino jaune murmura :

— Je sais à présent qui tu es. Mais toi, pour qui me prends-tu ?

— Pour une grande dame. Peut-être une princesse. Tout ton être le prouve…

— Ne cherche pas à savoir. Tu finiras bien par me connaître un jour, mais pas aujourd’hui. Nous nous reverrons. Viendrais-tu, par exemple, à Munich ou à Stuttgart si je t’y donnais rendez-vous ? Je passe ma vie en voyages.

— Je viendrai partout où tu l’ordonneras.

— C’est bien. Je t’écrirai. Maintenant, conduis-moi jusqu’à un fiacre, mais ensuite, promets-moi de ne pas retourner dans la salle.

— Je te le promets. Aussi bien, le bal sans toi n’aurait plus d’intérêt.

Pourtant, comme ils descendaient le grand escalier pour gagner le péristyle de l’Opéra, toujours escortés du domino rouge, Fritz déclara :

— Je voudrais pourtant bien apercevoir ton visage !

Et, du bout des doigts, il essaya de soulever le volant de dentelle. Mais, plus prompte que lui, le domino rouge se jetait déjà entre lui et son amie. Puis, comme un fiacre s’arrêtait, elle y poussa sa compagne et, avant que le jeune homme fût revenu de sa surprise, la voiture s’éloignait au grand trot, tandis qu’il restait debout sur les marches, regardant fuir cet étonnant rêve en domino jaune.

Cependant, à l’intérieur de la voiture, le domino rouge se laissait aller sur les coussins avec un soupir de soulagement :

— Dieu que j’ai eu peur ! J’ai bien cru un instant que ce jeune insolent allait démasquer Votre Majesté.

— Mais tu sais toujours si bien me garder ! D’ailleurs, il était charmant et je me suis bien amusée, ce qui n’est pas si fréquent. Aussi, ma chère Ida, aie la bonté de ne pas me gronder.

Enlevant enfin son masque, s’adossa aux coussins et ferma les yeux, tandis que sa lectrice et confidente, Ida de Ferenczi, serrait les lèvres pour mieux retenir les respectueux reproches qu’elle s’apprêtait à faire. Mais après tout, cela n’aurait servi à rien. Cette escapade au bal avait été qu’un caprice bizarre, comme en avait parfois l’impératrice. Elle aimait imaginer qu’elle pouvait être une femme comme toutes les autres… et aussi, elle aimait à se prouver à elle-même que son charme, irrésistible même sous un masque, était toujours aussi puissant malgré ces fameux trente-six ans. Malgré aussi le fait que, depuis deux mois, était grand-mère. En effet, sa fille aînée Gisèle, mariée au prince Léopold de Bavière, venait de mettre au monde une petite et l'impératrice avait passé auprès d’elle, à Munich, un très agréable début d’année.

Et puis, ce jeune Fritz avait eu le don de lui plaire, peut-être parce que atmosphère de Vienne avait encore effacé sur lui la senteur des grandes forêts Carinthie.

En dépit des remontrances inquiètes d’Ida de Ferenczi, Élisabeth tint à écrire à Fritz Pacher von Theinburg. Elle le fit sous un nom d’emprunt, lui laissant entendre qu’elle pouvait s’appeler Gabrielle, à moins que ce ne fût Frédérique. Et même, elle lui indiqua une adresse poste restante qu’il pût lui répondre. Sa seule concession à la prudence fut de s’arranger pour que ses lettres à elle n’eussent jamais l’air d’avoir été postées à Vienne.


« Je suis de passage à Munich pour quelques heures, écrivit-elle, et j’en profite pour vous donner le signe de vie que je vous ai promis. Avec quelle angoisse vous l’avez attendu, ne le niez pas. Je sais aussi bien que vous ce qui se passe en vous depuis cette fameuse nuit. Vous avez parlé à des milliers de femmes et vous avez cru, sans doute, vous amuser, mais votre esprit n’est jamais tombé sur l’âme sœur. Enfin, vous avez trouvé, dans un mirage étincelant ce que vous cherchiez depuis des années, mais pour le perdre sans doute à jamais… »


À ce jeu étrange encore qu’un peu cruel, le jeune homme se prit. Il répondit des pages émues, passionnées, des pages qui posaient des questions « Pourquoi continuez-vous à faire la mystérieuse avec moi, Domino Jaune ? Je voudrais savoir cent choses de vous… »

Élisabeth répondit très vite, grisée peut-être, à son corps défendant, par ce parfum d’amour et d’aventures qui lui restait du bal.

« Il est minuit passée ma montre. Rêves-tu de moi en ce moment, ou envoies-tu dans la nuit des chants nostalgiques ?… »

Ida ne vivait plus, car elle sentait que la souveraine prenait plaisir à oublier la distance qui la séparait de ce petit fonctionnaire. Fritz, pour sa part, se laissait emporter par des rêves insensés, car il était à peu près sûr de l’identité de son inconnue. En outre, rencontrant un jour l’impératrice à une exposition florale au Prater, il constata avec un battement de cœur accéléré qu’elle répondait à son salut avec une amitié plus marquée que pour les autres. Alors, rentré chez lui, il osa écrire au Domino Jaune.

« Vous ne vous appelez pas Gabrielle, n’est-ce pas, ni Frédérique ? N’est-ce pas plutôt Élisabeth ? »

Cette lettre, Élisabeth la froissa avec colère. Ce jeune imbécile gâchait tout, et maintenant, il fallait cesser le jeu amusant et dangereux avant qu’il ne soit trop tard, ne débouchât sur un scandale ou que Fritz fît des bêtises.

Elle cessa tout à fait d’écrire, partit pour l’Angleterre, oublia sa fantaisie, sans penser un seul instant au chagrin qu’elle allait causer.

Le jeune homme fut en effet très malheureux. Au bal du Mardi gras suivant, il retourna à l’Opéra sans y rencontrer son Domino Jaune. Il y retourna même plusieurs années de suite, mais jamais ne reparut « l’étincelant mirage ».

Dix ans passèrent, plus instable et plus capricieuse que jamais, ne séjournait plus que rarement à Vienne. Elle cherchait à fuir un destin qui ’accablait, et peut-être à se fuir elle-même.

Un soir de 1886, elle se reprit à penser à ce charmant Fritz alors qu’elle venait d’écrire un poème, comme cela lui arrivait souvent. Celui-là était écrit en anglais et elle décida de l’appeler « le chant du Domino Jaune ». Il commençait par ces mots « Long, long ago… »

La fantaisie lui prit l’envoyer à Fritz comme ne résistait jamais à impulsions écrivit à l’ancienne adresse. La réponse arriva presque aussitôt.


« Que s’est-il passé depuis ces onze ans ? Tu resplendis sans doute encore de ta fière beauté d’autrefois. Quant à moi, je suis devenu un époux respectable et chauve, pourvu d’une adorable petite fille. Tu peux, si tu le juges convenable, déposer sans crainte ton domino et éclaircir enfin cette énigmatique aventure, la plus troublante de celles que j’ai vécues… »


Sa lettre était pleine de gentillesse, malheureusement celle qu’il reçut par la suite était teintée d’une pénible moquerie. On lui demandait de faire photographier son « crâne paternel ». Blessé, il répondit une dernière fois : « Je regrette infiniment qu’après onze ans, tu juges encore utile de jouer à cache-cache avec moi. Se démasquer après si longtemps eût été un jeu charmant et mis une bonne fin à l'aventure du Mardi gras 1874. Mais une correspondance anonyme après si longtemps manque de charme. Ta première lettre m’a fait plaisir, la dernière m’a vexé, ta méfiance irrite celui qui ne la mérite pas. Adieu, et mille excuses… »

Cette fois, c’était bien fini. Le jeu du Domino Jaune avait pris fin. Il n’en resterait plus dans les papiers d’un monsieur vieillissant qu’un petit paquet de lettres pieusement conservées et auxquelles parfois il donnait un regard… et un regret !

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