Le romantique amour
de Guillaume Ier
Le 18 janvier 1871, dans la prestigieuse galerie des Glaces du château de Versailles, la France, vaincue, connaissait la pire des humiliations. Dans le plus beau palais de l’univers, dans ce palais où s’étaient déroulés deux siècles, parmi les plus glorieux de la France, l’empire allemand était proclamé…
Ainsi l’avait voulu Bismarck, le chancelier de fer, l’homme qui n’avait jamais su voir dans la France autre chose qu’un pays commode pour y faire éclore ses amours. Et, sous le dais de soie et d’or que l’on avait installé pour la circonstance, le roi Guillaume de Prusse devint l’empereur Guillaume Ier.
Si l’empire était jeune, lui ne l’était plus. C’était un vieil homme de soixante-quatorze ans, dur et taciturne, un géant assez semblable à l’homme qui l’avait mis où il était. La France n’avait pour lui que de la haine, une haine bien légitime, mais il s’en souciait peu. En dehors de la couronne impériale qui allait coiffer son front têtu rien ne l’intéressait plus vraiment en ce bas monde. Il avait une femme, qu’il n’avait jamais aimée, des enfants, des petits-enfants, mais son cœur, enfoui depuis longtemps sous l’uniforme et les décorations, ne se manifestait plus que rarement. Et peut-être le peuple transi, haineux, qui, la colère et les larmes au fond des yeux, regarda briller dans la brume le fantôme de pierre de sel gloires éteintes eût-il un peu moins souffert s’il avait pu deviner que le vieil empereur vers qui Bismarck faisait monter des volées d’acclamations guerrières n’en entendait peut-être pas grand-chose. Peut-être ! au lieu des ors de Versailles, voyait-il au fond de mémoire ceux de Charlottenburg et, sous les lustres illuminés d’un soir de bal, une jeune fille blonde, en robe blanche, qui dansait…
Tout avait débuté cinquante ans plus tôt, au mois de juin 1820 quand le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse, père de Guillaume, avait commencé d’éprouver quelques soucis au sujet de son fils cadet. En effet, depuis quelques semaines le jeune Guillaume Ier vingt-trois ans, donnait des signes indubitables et inquiétants de dérangement sentimental.
L’évidence voulait que le jeune prince ne mangeât plus guère, eût perdu le sommeil et, rêvant plus souvent qu’à son tour, affichât un peu partout et en toutes circonstances, même pendant les revues militaires, une mine songeuse et romantique tout à fait susceptible d’attendrir le cœur sensible des jeunes Berlinoises, mais absolument incompatible avec un grade de colonel. Et les potineuses de la Cour chuchotaient volontiers, dans les couloirs de Charlottenburg, que l’objet de la passion cachée du jeune homme était une ravissante fille de seize ans, la petite princesse Elisa, fille du prince Antony-Henryk Radziwill, gouverneur de Posen. Or, le roi de Prusse, s’il adorait les commandements lancés à plein gosier, avait positivement horreur des chuchotements…
Afin d’éclairer plus sûrement sa lanterne sur cette affaire, le roi, après mûres réflexions, décida de la confier à un homme qu’il avait en haute estime et tenait pour le plus fin psychologue de son royaume : le comte von Schilden, grand maître des cérémonies.
— On parle un peu trop du prince Guillaume, ces temps-ci, lui dit-il. Je n’aime pas cela et je souhaiterais que vous vous livriez, mon cher comte, à une enquête discrète mais approfondie sur les sentiments que l’on prête à mon fils touchant la petite Radziwill. L’aime-t-il et, dans l'affirmative, jusqu’où les choses ont-elles été poussées ? Pas trop loin, j’espère, car il convient que le prince apprenne qu’un homme de son rang, même s’il n’est pas destiné au trône, ne se marie pas pour son plaisir, mais bien pour le bonheur de son pays. Alors ? Que savez-vous ?
— L’opinion de la cour veut… que le prince soit réellement épris, Sire. Mais l’opinion de la cour n’est que…
— L’opinion de la cour ! J’entends bien. Mais que pense-t-on ? De quel œil voit-on cette idylle, si idylle il y a ?
Von Schilden fit toute une histoire de sortir son mouchoir et s’en éponger le nez, car cela lui donnait quelques secondes pour réfléchir. Encore, quand il se décida à répondre, fut-ce sur le mode prudent :
— D’un œil que je qualifierais… d’assez attendri, Majesté ! La jeune princesse Élisa est tout à fait charmante. Elle est, en outre, de très grande famille, et Votre Majesté sait combien les gens d’ici sont sensibles aux histoires d’amour. La jeunesse du prince, sa tournure pleine d’élégance, son charme font que…
— Il suffit, comte ! Je ne désire pas que vous me régaliez de je ne sais quel mauvais roman bâti par les commères du palais. Ce que je veux, c’est être fixé sur la chaleur exacte des sentiments de mon fils et surtout, surtout, savoir s’il a déjà parlé mariage à cette péronnelle. Allez et venez ensuite me faire un rapport détaillé !
Le pauvre von Schilden sortit du cabinet royal assez encombré de sa mission. Comme tout le monde à Berlin, il avait remarqué le penchant visible que témoignait le second fils du roi à l’exquise Élisa et, comme tout le monde également, il avait trouvé que les choses semblaient aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. La jeune fille était de vieille noblesse polonaise, de sang princier et sa famille était même alliée à la famille royale prussienne. Et comme le rang de second fils qu’occupait Guillaume ne l’obligeait pas impérativement à épouser une princesse royale, von Schilden estimait que ce mariage-là était souhaitable à tous points de vue. Mais sa conversation avec le roi remettait tout en question. Il y avait surtout ce mot désobligeant, cette épithète de « péronnelle » qui, appliquée par Frédéric-Guillaume III à la petite Radziwill, semblait indiquer qu’il ne la portait pas dans son cœur.
En réalité, la psychologie tant vantée du grand maître des cérémonies se bornait à une connaissance approfondie de la cour, de ses composants, de ses us et coutumes et de sa minutieuse étiquette. Ne sachant comment se tirer de sa commission, il pensa que le plus direct serait le mieux et, sans plus tarder, s’en alla tout bonnement trouver l’intéressé pour lequel d’ailleurs il éprouvait, comme à peu près tout Berlin, une espèce de tendresse.
À vingt-trois ans, Guillaume de Prusse était en vérité un fort beau garçon, très grand, bâti en athlète et pourvu d’épaules qui savaient à merveille porter l’uniforme. Ses cheveux blond clair couronnaient un front plus haut et plus intelligent que la moyenne. Ses yeux, d’un bleu candide, corrigeaient ce que son nez droit et ses lèvres serrées pouvaient avoir d’un peu sévère. Le teint était rose et frais, la main nerveuse, le pied élégant et, sous cet aspect général, le jeune Guillaume jouissait auprès des femmes d’une grande popularité.
En le rejoignant dans le beau parc tracé jadis par Lenôtre, le fameux jardinier du roi français Louis XIV, von Schilden pensa, en soupirant intérieurement, qu’il était vraiment dommage de troubler le bonheur d’un garçon aussi sympathique. Mais les ordres étaient les ordres et il ne faisait pas bon désobéir au roi de Prusse.
— Pardonnez-moi de vous avoir fait venir jusqu’ici, commença le prince, mais vous savez, mon cher comte, à quel point je déteste les salons. Je ne suis jamais si heureux qu’en pleine nature. Voulez-vous que nous fassions quelques pas le long de la Spree ?
— Aux ordres de Votre Altesse royale ! Je la remercie vivement, au contraire, du caractère intime qu’elle veut bien donner à notre entretien… caractère qui, d’ailleurs, me semble convenir en tout point au genre de mission dont je suis chargé par Sa Majesté le roi.
Si ce préambule inquiéta Guillaume, il n’en montra rien :
— Par le roi ? Diable ! Eh bien, Monsieur, parlez ! Me voilà tout prêt à vous écouter.
Malgré la beauté du décor, von Schilden aurait bien voulu être ailleurs mais il fallait se jeter à l’eau. Avec beaucoup de détours et de circonlocutions, il réussit enfin à mettre Guillaume au courant de son entrevue avec son royal père.
— Voilà ! soupira-t-il en conclusion et avec un soulagement tout intime. En résumé, je suis chargé d’apprendre de Votre Altesse royale si elle aime ou n’aime pas.
Guillaume n’eut pas l’ombre d’une hésitation.
— J’aime, comte von Schilden, j’aime de toute mon âme ! Malheureusement, j’ignore à cette heure si je suis aimé…
Le soulagement de l’ambassadeur augmenta. Dieu soit loué, il n’avait pas encore été question de mariage ! C’était tout ce qui comptait car, pour le reste, à bien considérer l’élégante silhouette du prince, son beau visage et son charme, l’hypothèse que son amour ne fût pas payé de retour relevait de la plus folle illusion. Si la belle Élisa n’aimait pas ce garçon-là, elle n’aimerait jamais personne ! Ou alors, elle était folle !… Mais Guillaume n’avait pas fini de parler :
— Certes, soupira-t-il, la princesse Élisa semble me voir avec faveur, et même avec plaisir. Mais je ne me suis pas cru encore autorisé à lui parler d’amour. D’autre part…
Von Schilden retint son souffle.
— D’autre part ?
— Je n’ignore pas, poursuivit Guillaume avec un sourire plein de mélancolie, je n’ignore pas qu’un mariage avec elle pourrait rencontrer quelque résistance de la part de mon père, qui a parfois des idées imprévisibles. Ce pourrait être le seul obstacle car, en dehors de cela, je n’en vois aucun autre possible. Les Radziwill sont d’aussi vieille noblesse que les Hohenzollern et la mère d’Élisa, elle-même, nous est cousine puisqu’elle est la nièce du Grand Frédéric.
— Votre Altesse sait la prédilection de Sa Majesté pour les princesses étrangères.
— Est-ce qu’Élisa ne serait pas polonaise ? fit Guillaume avec un sourire quelque peu ironique.
— Votre Altesse sait ce que je veux dire. La Prusse a tant souffert du fait de ce damné Napoléon (Sainte-Hélène veuille le garder !) que le roi cherche à se procurer le plus d’appuis possibles hors des frontières du royaume.
— Je sais tout ce que je dois à la mémoire de ma mère bien-aimée{4}, soupira le prince, et c’est la raison pour laquelle, jusqu’à présent, je n’ai pas laissé parler mon cœur. Voilà, comte von Schilden, ce que vous pouvez rapporter au roi. Ajoutez que, si c’est là sa volonté, je ferai tout pour oublier un amour qui n’aurait pas son approbation, mais que je le supplie de considérer qu’il ne s’agit pas là d’une amourette… mais bien d’un grand, d’un profond amour.
Et, tournant le dos au messager, le prince s’éloigna les mains nouées derrière le dos, pour continuer seul sa promenade au bord de l’eau lente où se reflétaient les buissons de roses et les derniers rayons du soleil.
Frédéric-Guillaume III se montra assez satisfait des résultats obtenus par von Schilden. L’obéissance dont faisait preuve son fils était encourageante, mais sachant que les forces humaines ont des limites quand il s’agit d’amour, il pensa qu’il pouvait être bon de prendre quelques précautions.
— Dans ces conditions, confia-t-il à son émissaire, je ne veux ni ne peux interdire au prince Guillaume de rencontrer la princesse Elisa. Mais vous veillerez personnellement, von Schilden, à ce que l’un de mes aides de camp accompagne toujours mon fils lorsqu’il se rendra au palais Radziwill. Encore que nous ignorions les sentiments de cette jeune fille, il vaut mieux ne pas tenter le diable !
Les sentiments d’Élisa ? Ils étaient d’une évangélique simplicité : elle adorait Guillaume depuis deux ans déjà, et malgré son jeune âge, savait parfaitement qu’elle n’aimerait jamais personne d’autre.
Depuis qu’elle avait fait, tout récemment, son entrée dans le monde, la jolie Polonaise n’imaginait pas que la vie pût être autre chose qu’une suite continuelle de fêtes où elle danserait avec Guillaume, de chasses où elle suivrait Guillaume, de revues où elle applaudirait Guillaume, et de délicieux instants de solitude à deux où elle vénérerait Guillaume en toute tranquillité. Et elle n’avait eu aucun besoin qu’il avouât son amour pour tout savoir de cet amour. Leur tendresse mutuelle devait être inscrite de toute éternité dans le ciel pour servir d’exemple à tous les amoureux de la terre : exactement comme Roméo et Juliette mais en espérant tout de même que les choses se termineraient mieux !
Il est vrai que lorsqu’elle consultait son miroir, celui-ci se montrait très encourageant. Elle pouvait y voir l’image blonde et rose d’une frêle mais délicieuse jeune fille, dont le charme et l’éclat évoquaient irrésistiblement les porcelaines de Saxe. Elle était intelligente, de surcroît, cultivée, bonne musicienne. Ses seuls défauts apparents se bornaient, car elle avait une âme exquise, à une étourderie bien excusable à son âge et à une propension marquée à la taquinerie. Ainsi, adorait-elle « faire enrager » Guillaume quand il venait chez ses parents pour l’une de ces longues visites au cours desquelles tous deux se conduisaient comme des enfants joueurs. Mais à d’autres moments, Élisa et Guillaume pouvaient garder le silence des heures durant, et il leur arrivait de se promener côte à côte au jardin sans échanger un seul mot, surpris, l’un et l’autre, de s’apercevoir qu’un silence pouvait être si éloquent.
Hélas, après l’intervention de von Schilden, intervention que la jeune fille ignorait bien entendu, ces agréables relations se modifièrent sensiblement.
D’abord, pendant une mortelle quinzaine, Guillaume ne mit pas les pieds au palais Radziwill. Bien plus : invité à une réception, il s’était excusé par un billet court et protocolaire qui alléguait un subit départ en manœuvres avec son régiment. Le billet était adressé à la mère d’Élisa et la pauvre enfant attendit en vain une lettre de son ami. Mais il y eut pire !
Par un bel après-midi, Guillaume reparut enfin. Elisa, tout heureuse, se précipita à sa rencontre comme elle en avait l’habitude lorsqu’elle reconnaissait dans la cour le pas de son cheval, en criant :
— Guillaume ! Mon cher prince ! Enfin, vous voilà ! Que je suis heureuse !
Son élan se brisa sur la dernière marche du bel escalier de marbre car, au lieu de faire la moitié du chemin vers elle, les mains tendues, selon son habitude le cher Guillaume se figea en une sorte de garde-à-vous et cassa méthodiquement en deux parties égales son grand corps, en un salut des plus protocolaires. Cependant, un vieux général, debout derrière lui comme s’il prétendait remplacer son ombre, en faisait autant :
— Heureux de vous revoir, Élisa ! La princesse, votre mère, veut-elle bien me recevoir ?
La jeune fille fut si douloureusement surprise qu’elle resta sans voix. Qu’est-ce que c’était que ce vieux général et pourquoi donc Guillaume l’avait-il amené ? Le prince dut comprendre la muette interrogation de son amie, car il se retourna légèrement vers son mentor.
— J’allais oublier de vous présenter le général von Hersfeld que le roi, mon père, a spécialement chargé de veiller sur moi.
Pour une fois, le sens de l’humour d’Élisa se trouva en défaut. Pourquoi diable Guillaume avait-il besoin que l’on veillât sur lui quand il venait la voir ?
— Ma mère est là, dit-elle enfin machinalement. Je vais vous annoncer.
Et refoulant ses larmes, elle retourna dans le vestibule du palais, suivie de Guillaume et du vieux général…
Jamais visite ne fut plus lugubre que celle du prince Guillaume, flanqué de son vieux général-mentor, à la princesse Radziwill. Celle-ci regardait tour à tour sa fille, Élisa, dont le chagrin visible ne lui échappait pas, et le prince qui, à la lettre, semblait avoir avalé son sabre. La jeune fille, elle, était au fond du désespoir. Jamais encore elle n’avait éprouvé cette impression d’abandon, de solitude et de déchirement. On lui avait changé son cher Guillaume !
Pour tenter de secouer l’angoisse qui venait, elle essaya une diversion, se leva :
— J’allais oublier de vous dire, cher Guillaume, que nous avons de nouveaux poneys et ils sont absolument magnifiques. Voulez-vous les voir ?
Le prince se leva instantanément, comme mu par un ressort mais sans quitter pour autant son air guindé :
— J’en serai enchanté. Je vous suis.
Si Élisa éprouva quelque joie de l’arracher enfin au salon, cette joie fut de courte durée. Le vieux général s’était levé du même mouvement que Guillaume et se mettait en devoir de lui emboîter le pas. Son espérance d’être seule un moment avec celui qu’elle aimait s’évanouit en fumée. Où étaient les douces causeries de naguère ? Et comment laisser parler son cœur sous l’œil sourcilleux d’un vieux militaire aux jambes en cerceau ?
Elle reprit courage à l’idée qu’il y avait bal au palais royal quelques jours plus tard et qu’en général, Guillaume, les danses d’obligation, donc les « corvées », achevées, ne dansait guère qu’avec elle.
Hélas ! bien qu’avant de quitter le palais Radziwill son miroir lui eût affirmé qu’elle était ravissante, le cher Guillaume ne l’invita qu’une seule fois et quand, la danse terminée, il la conduisit au buffet pour un rafraîchissement, force fut à la jeune fille de constater… que le général von Hersfeld les avait suivis comme leur ombre. Aussi, en rentrant chez elle après ce bal affreux, la pauvre enfant ne trouva-t-elle qu’une chose sensée à faire : se jeter sur son lit en sanglotant.
« Il ne m’aime plus !… balbutiait-elle entre deux crises de larmes. Il ne me voit même plus ! Peut-être que je me suis trompée ! Peut-être qu’il ne m’a jamais aimée ?… Oh ! Guillaume ! Guillaume !… Pourquoi ? »
Plus avertie, Élisa eût remarqué la tristesse évidente du prince et, peut-être aussi, les regards douloureux qu’il lui lançait à la dérobée. Mais elle était l’innocence même et, en outre, légèrement myope.
En fait, le malheureux Guillaume endurait le martyre. Il adorait Élisa, il l’aimait même plus que jamais. Il lui fallait employer toutes ses forces pour se maîtriser en sa présence et demeurer fidèle à la ligne de conduite impitoyable qu’il s’était imposée. Mais en vérité, c’était de plus en plus difficile, de plus plus cruel, et le pauvre garçon se demandait combien de temps encore il pourrait endurer stoïquement supplice.
Or, un soir, au moment de prendre congé de princesse Marie, mère d’Élisa, à l’issue d’une fête au palais Radziwill, les nerfs trop tendus du malheur craquèrent brusquement. Pendant toute la soirée Élisa l’avait fui comme la peste. Elle n’avait même pas souri quand il était arrivé, et cet éloignement dédaigneux de sa bien-aimée, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter…
Ce fut affreux ! En portant à ses lèvres la main de la princesse Marie, Guillaume éclata en sanglots tellement désespérés qu’ils causèrent, naturellement, une grande sensation dans l’assistance. Une sensation telle qu’en apprenant l’incident, le grand maître des cérémonies, von Schilden, qui croyait l’affaire Radziwill définitivement enterrée, pensa en défaillir d’horreur.
Mais les pâmoisons de von Schilden, Guillaume n’en avait cure. Il en avait assez de souffrir et, à peine rentré chez lui, il se jetait sur son bureau et griffonnait fiévreusement quelques mots :
« Je vous aime ! Je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais que vous… et je n’ai même pas le droit de vous le dire… »
En recevant ce billet, Élisa, une fois de plus, éclata en sanglots mais cette fois c’étaient des larmes de bonheur et de soulagement. Jamais elle n’avait eu aussi peur…
Durant l’hiver 1821, de grandes fêtes furent données au palais royal de Berlin en l’honneur de la princesse Charlotte, sœur de Guillaume, qui avait épousé le grand-duc Nicolas, héritier du trône de toutes les Russies, et qui venait en visite avec son époux. Des bals, des concerts, des tableaux vivants, des festins se succédèrent, et la jeune Élisa participa naturellement à toutes ces réjouissances avec le bel enthousiasme de son âge et du fait que son ciel personnel n’avait plus de nuages. Elle vivait en plein rêve, ne voyant plus dans toutes ces foules brillantes que son cher, son unique Guillaume, dédaignant même les hommages que sa beauté lui attirait de la part du prince héritier Frédéric-Guillaume… Il n’était que le frère de son bien-aimé !
Quant à celui-ci, il nageait en plein romantisme, avec la bizarre sensation qu’il risquait à chaque instant de périr étouffé par l’intensité de son amour. Un soir, ce solide gaillard faillit même s’évanouir en voyant, dans l’un des tableaux vivants, son Élisa jouer, sous des mousselines azurées, le rôle d’une jeune houri retenue par de féroces gardiens à la porte du Paradis. Son âme sensible avait vu là un symbole affligeant.
Un autre soir, à un bal où elle était apparue vêtue d’une robe de soie blanche garnie de cygnes neigeux, il l’avait trouvée si belle qu’il avait été à deux doigts de se mettre à pleurer de nouveau. Jamais on n’avait aimé comme il aimait ! Jamais la sentimentalité prussienne n’avait atteint de tels sommets chez un prince !
Cependant, il y avait à la cour quelqu’un à qui cet étrange comportement n’avait pas échappé.
La princesse Charlotte, devenue par la grâce de son mariage et de l’église orthodoxe russe la grande-duchesse Alexandra Fedorovna, en attendant d’être tsarine, avait toujours éprouvé pour son jeune frère une secrète préférence. Elle le connaissait bien et son côté amoureux transi, pour être nouveau, ne lui avait pas échappé. Elle entreprit un beau matin de le confesser.
— Dis-moi, Guillaume : cette petite Élisa, tu l’aimes ?
— Si je l’aime ! Je l’adore et je n’arrive pas à imaginer l’existence sans elle. Renoncer à elle, c’est une idée qui m’est de plus en plus pénible à mesure que le temps passe et je ne croyais pas qu’il était possible de tellement souffrir d’amour.
— C’est à ce point-là ?
— C’est pire encore ! Si elle ne devient pas mon épouse, la vie ne sera plus pour moi qu’une interminable corvée !
— Ne dramatisons pas. Tu sais quelle affection j’ai pour toi et cela me peine profondément de te voir malheureux. Je te promets de travailler à ton bonheur de toutes mes forces. Elle est charmante, cette petite, et je vois bien qu’il s’agit là d’un véritable amour.
— Tu es bonne. Mais que pourrais-tu faire ?
— Au moins parler à notre père. J’ai tout de même quelque crédit auprès de lui. N’oublie pas que je serai impératrice…
Elle ne perdit pas une seconde pour mettre son projet à exécution. Malheureusement, elle eut le chagrin de trouver le vieux Frédéric-Guillaume fermement accroché à ses positions : le mariage Radziwill était « im-pos-si-ble » ! Seule, une princesse royale pouvait convenir à Guillaume.
Désolée, Charlotte se retira après une heure de discussion acharnée et regagna ses appartements sans avoir le courage d’aller rendre compte de son échec. Ce fut von Schilden que Guillaume vit arriver, dépêché par le roi, bien entendu, et avec ordre de le chapitrer.
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
— Au moins que l’on me laisse m’éloigner si l’on me refuse de l’épouser ! Pourquoi m’obliger à ce supplice quotidien de la voir, jour après jour, sans jamais pouvoir l’atteindre ?
Et plantant là le malencontreux messager, il courut s’enfermer dans son cabinet dont la porte claqua derrière lui…
Or, ce cri de douleur vraie réussit à toucher le roi. Il consentit tout de même à réunir une commission chargée d’étudier les quartiers de noblesse des Radziwill afin de voir s’il n’était véritablement pas possible de conclure tout de même ce mariage. Bien entendu, le président en fut l’indispensable von Schilden…
Pendant des jours, et des jours on agita des parchemins, on remua des tonnes d’archives et de poussière, mais, en vérité, sans y mettre de véritable bonne volonté. Cependant tout ce grand remue-ménage n’était pas nécessaire car la généalogie de ces princes qui avaient donné une reine à la Pologne était des plus hautes. Il n’y aurait même pas eu le moindre problème, sans l’entêtement bien connu de Frédéric-Guillaume et la peur qu’avaient les gens de la commission de lui déplaire.
Pendant ce temps, Guillaume, lui, revivait. Chaque jour, il rencontrait Elisa, chez elle ou au palais. Ils se promenaient souvent à cheval ensemble et, sur leur passage, les bons Berlinois souriaient avec complaisance. Pour les deux amoureux, aucune autre issue que le bonheur n’était possible. Ils avaient pleine confiance dans les conclusions de la commission. Mais peut-être en étaient-ils trop sûrs…
Un soir, après un concert au palais de Potsdam, toute la cour put s’apercevoir que Mlle Radziwill laissait tomber une bague, et que le prince se précipitait pour ramasser le bijou et le porter passionnément à ses lèvres. Mais quand il voulut le rendre à Élisa, elle secoua la tête doucement :
— Gardez-la ! Quand vous aurez lu ce qui est écrit à l’intérieur, vous comprendrez qu’elle est pour vous.
À l’intérieur, en effet, deux mots : « Fidélité Éternelle ». Guillaume en pleura de bonheur, mais l’incident déplut profondément au roi. La commission fut invitée à déposer ses conclusions… qui bien entendu furent négatives, et le pauvre prince se retrouva devant son père qui, sans ménagements, lui annonça que son régiment partait le lendemain pour Düsseldorf et qu’il lui fallait se préparer à l’accompagner.
— Vous avez ordonné des manœuvres, Sire ? demanda le jeune homme, déjà inquiet.
— Non, il s’agit de renforcer la garnison qui est insuffisante. Séjour d’une durée… indéterminée !
Frédéric-Guillaume détourna la tête pour ne pas regarder son fils qui venait de pâlir. Il s’en voulait brusquement de ce rôle qu’avait assumé, mais il n’était plus possible de reculer.
— La commission a conclu… à la négative ! ajouta-t-il. Il n’a rien à faire ! Je sais que je te demande beaucoup, Guillaume, mais tu es un homme, que diable ! Je pense que tu sauras te comporter comme tel.
Mais Guillaume n’entendait plus rien, ne voyait plus rien. Comme un automate, il salua militairement, claqua des talons et, sans un mot, quitta le cabinet paternel, le cœur en lambeaux. Le lendemain, il partait pour Düsseldorf.
L’exil y dura trois ans. Trois ans de regrets, de désespoir et de lettres dont on imagine mal l'intensité passionnelle. D’autres lettres partaient aussi, vers le roi, vers sa famille dans l’espoir que quelqu’un, enfin, prendrait en pitié son supplice et le ferait cesser.
Cette souffrance qui ne voulait pas s’éteindre vint tout de même à bout des préventions de la famille. On le rappela enfin, mais quand il revint à Berlin, la consternation des siens lui prouva qu’il avait beaucoup changé. Était-ce bien le joyeux Guillaume, ce long garçon sinistre, maigre, et visiblement désespéré ? Son frère aîné tenta de le raisonner, son cousin Fritz le sermonna, son oncle, Georges de Mecklembourg, essaya de faire appel à la raison d’État. Seule, sa tante Marianne, dans les bras de laquelle il sanglota interminablement avant de s’évanouir d’épuisement, comprit que c’était grave. Elle avertit sa nièce, la grande-duchesse. Celle-ci, inquiète, finit par trouver une solution. Fallait-il qu’ÉIisa fût princesse royale pour assurer le bonheur de Guillaume ? Il n’y avait qu’à la faire adopter par le tsar !…
Cette idée plongea le pauvre amoureux dans un délire de joie. Comment n’y avait-on pas songé plus tôt ? Interrogé, le roi admit que, dans de telles conditions, le mariage pourrait en effet être possible et l’espoir revint dans le cœur de Guillaume et dans celui d’Élisa que, fidèle à sa parole, il n’avait pas revue depuis trois ans.
Hélas, le tsar, d’abord consentant, se rétracta. Il y avait des impossibilités religieuses, car Élisa, pour devenir grande-duchesse, devrait se convertir à l’orthodoxie, abandonnant ainsi son catholicisme natal. Mais pour épouser Guillaume, elle devrait changer encore de religion et embrasser le protestantisme. C’était tout de même un peu beaucoup.
Cependant, l’idée était lancée et toute la famille voulait aider Guillaume. Ce fut l’un de ses oncles, le prince Auguste de Prusse, qui trancha la question en déclarant qu’il adopterait, lui, Élisa. Il n’y avait plus d’obstacles…
Au soir de Noël 1824, les deux amoureux si longtemps séparés se revirent avec l’émotion que l’on imagine.
— Après trois longues années d’épreuve ! murmura Guillaume en relevant Élisa de sa révérence. Elle était plus belle que jamais et ses yeux étaient pleins de larmes.
— Se peut-il, Monseigneur, que nous soyons enfin réunis ?
Les jours qui suivirent furent merveilleusement doux et beaux pour les deux jeunes gens. Bientôt on célébrerait à la fois l’adoption d’Élisa et les fiançailles. Pourtant, Guillaume s’impatientait. Les scribes chargés d’établir le fameux acte n’en finissaient pas.
— Ces gens-là n’ont donc jamais aimé ! s’écriait-il, tandis qu’Élisa cherchait à le raisonner.
— Qu’importe un peu de retard à présent, puisque plus rien ne peut nous séparer ?
Rien ?… Si ! La politique ! Elle revêtit alors les traits sans grâce et le cœur ambitieux du grand-duc régnant de Saxe-Weimar, qui partit en campagne contre l’adoption, qu’il jugeait ridicule. Cela ne le regardait en rien, mais il était le père d’une fille, la princesse Augusta, qui désirait ardemment épouser Guillaume, fl se hâta alors de faire à Frédéric-Guillaume III des offres si alléchantes qu’un triste soir, le malheureux prince reçut de son père une lettre aux termes de laquelle le roi refusait définitivement son consentement et ordonnait à son fils d’avoir « à considérer cette affaire comme classée… » En même temps, un ordre d’exil frappait Élisa, qui devait regagner Posen dans les plus brefs délais. C’était la fin…
L’impitoyable rigueur du roi n’accorda même pas aux deux amoureux le douloureux bonheur d’une dernière entrevue. Élisa, le cœur déchiré, partit sans avoir revu celui auquel elle avait juré une éternelle fidélité…
Guillaume, d’abord muré dans son désespoir, refusant de voir quiconque, vécut enfermé chez lui pendant des semaines, jusqu’à ce qu’un ordre formel l’envoyât rejoindre son régiment en Silésie. Ce fut le début d’une longue, d’une épuisante lutte contre son père, car lorsque Frédéric-Guillaume III lui proposa d’épouser la princesse de Saxe-Weimar, le jeune homme repoussa ce projet avec horreur. Mais contre la volonté d’un roi, il ne pouvait rien. Trois ans plus tard, Guillaume, « noyé de larmes et effondré de douleur », épousait la princesse Augusta et la nouvelle de ce mariage alla frapper un peu plus cruellement en Pologne Élisa, dont la santé n’était pas des meilleures.
Trois années encore, celle qui était demeurée l’une des plus jolies femmes d’Europe s’éteignait comme une lampe qui n’a plus d’huile, heureuse d’en finir avec une vie qui avait perdu pour elle tout attrait, et fidèle pour l’éternité à l’amour de ses quinze ans…