Chapitre 9
– Disparu ?
Angélique ne savait encore si la nouvelle l'allégeait d'un poids, ou la décevait. Elle répéta :
– Disparu ? Que voulez-vous dire ?
– Qu'il y a trois jours encore Sébastien d'Orgeval était à Québec. À plusieurs reprises, je l'avais rencontré essayant de le convaincre de se rallier à la décision de Monsieur le Gouverneur de vous faire bon accueil. J'allai le voir un soir au couvent des jésuites où il m'avait donné rendez-vous. On me dit qu'il était chez Monsieur le Gouverneur qui l'avait convoqué. Je m'y rendis. Monsieur de Frontenac ne l'avait pas vu. Nous l'attendîmes en vain. Depuis, on ne l'a plus revu à Québec.
Angélique demeurait interdite, ne parvenant pas à se faire une opinion sur cette nouvelle dérobade de l'insaisissable jésuite. Après un moment de réflexion son sentiment pencha vers l'inquiétude. Qu'est-ce que cela cachait ? Le jésuite s'était-il retiré dans l'ombre afin de mieux préparer ses chausse-trappes ?
– Dès son arrivée à Québec, il avait rassemblé les sauvages Abénakis et Hurons dans les plaines d'Abraham et les encourageait à s'opposer par les armes à votre débarquement. Les phénomènes étranges que l'on appelle ici « les canots de la chasse-galerie » soutenaient l'annonce qu'il leur faisait des calamités qui allaient s'abattre sur nous. Un illuminé avait vu passer dans le ciel ces lumières qui parfois sous nos latitudes le traversent.
– ... Je les ai vues aussi, murmura Angélique, mais comme pour elle-même.
– Les âmes faibles et effrayées y voient la vision de canots enflammés à bord desquels ont pris place les missionnaires et coureurs de bois morts martyrs des Iroquois pour la survie de la Nouvelle-France... Annonce de malheurs, appels à la vigilance... Il était facile d'exploiter cette atmosphère de frayeur et je parlais en vain. Sur ces entrefaites arriva le chef des Patsuiketts qui convoquait le ban et l'arrière-ban des Abénakis pour vous recevoir. Peu s'en est fallu qu'une bataille rangée n'opposât les partisans du Narrangasett à ceux de Sébastien d'Orgeval.
Une rumeur lointaine qui s'éleva des hauteurs de la ville, et roula vers eux son écho, tel un coup de tonnerre prolongé, interrompit leur conversation.
Était-ce Joffrey qui arrivait ? se demanda Angélique en alerte.
Le grondement s'amplifia tel celui d'un mascaret, roulant d'étage en étage, au flanc de la falaise.
Puis un soldat surgit d'une ruelle en pente, le doigt levé en direction du sommet en criant :
– Monsieur le Gouverneur, les sauvages ! Ils arrivent !
Des centaines de sauvages, poussant par instants une clameur géante, dévalaient par les rues, les jardins, sautant les enclos, les murets. Le bruit de leurs colliers de coquillages, secoués par la course, ajoutait au tumulte un curieux tintamarre syncopé.
Frontenac les poings sur les hanches leva le nez en direction de la rumeur torrentielle.
– Qu'est-ce qui leur prend ?
Et, tourné vers Castel-Morgeat :
– ... Vous ne pouviez pas rester en haut, ventre saint-gris, à tenir tout votre monde ?
– Mais c'est vous, Monsieur le Gouverneur, qui avez exigé que je sois, en bas, au débarcadère.
– Qui gouverne les sauvages ?
– Piksarett !
– Alors, il faut espérer qu'il ne s'agit que d'une manifestation de bienvenue à leur façon.
Il était quand même un peu sur le qui-vive. Ces Indiens étaient imprévisibles.
– Le grand sagamore Piksarett a pris farouchement votre parti, dit-il tourné vers Angélique. Il s'affirme de vos amis, ce qui est pour le moins surprenant.
– Nous nous sommes rendu des services mutuels, répondit-elle, et je l'ai en grand estime.
La dernière fois qu'elle avait rencontré le grand chef indien, c'était trois mois plus tôt sur le golfe Laurentin, après les tragiques incidents d'Acadie.
Avant de s'enfoncer dans la forêt, portant à sa ceinture les scalps sanglants des partisans d'Ambroisine de Maudribourg, il lui avait crié :
– Va ! Je te retrouverai à Québec. Tu auras encore besoin de mon aide, là-bas...
Il tenait parole.
Il apparut au sommet de la rue des Éparges que terminaient quelques marches.
Seul !
D'un geste impérieux, il retenait la ruée de ses guerriers qu'il avait entraînés derrière lui, dans cette folle dégringolade.
Le silence tomba. Dans le même temps, le bord des remparts et des parapets se garnit de têtes emplumées.
Piksarett pouvait se reconnaître à sa haute taille dégingandée. Mais lui qu'on avait coutume de voir demi-nu ou vêtu de son informe peau d'ours noir, il était ce jour-là superbement harnaché. Des serpentins de peinture rouges et blancs le « matachiaient2 » de la tête aux pieds, selon un rituel compliqué auquel il donnait sa préférence et qui soulignait de volutes chacun de ses muscles, les pectoraux, le nombril, les rotules de ses genoux, garnis de jarretières de plumes.
Il avait la tête coiffée d'une immense tiare brodée de coquillages qui supportait un non moins impressionnant panache de plumes de toutes couleurs.
Il resta un long moment immobile afin que chacun pût l'admirer dans sa magnificence, puis il marcha très solennellement en direction d'Angélique qu'encadraient les notabilités françaises.
Une intense satisfaction faisait luire ses prunelles noires et malicieuses.
Il lui adressa un regard de connivence. Entre eux, il y avait déjà une assez riche histoire d'adversaires, adversaires alliés, d'adversaires d'égale force.
Soucieux de rappeler ses droits, il posa une main péremptoire sur l'épaule d'Angélique.
– Ma captive, dit-il.
Et, tourné vers Frontenac :
– ... C'est ainsi, tu dois le savoir. Cette femme est ma captive et non la tienne. J'ai posé ma main sur elle au village de Newehevanik mais elle m'a dit qu'elle était déjà baptisée et française. Alors, que pouvais-je faire ? Cependant comme tu le vois, je te l'ai amenée à Québec et son époux s'y rend de même afin de me payer sa rançon. Je connais bien ces étrangers du Haut-Kennébec. Et je peux t'assurer qu'il n'y a point en eux de fourberie. Aussi, je t'en prierai, reçois mes hôtes avec honneur et confiance.
– Tu peux constater par tes yeux l'honneur que je leur fais et sois en paix. L'accueil qu'ils recevront en nos murs contentera ton cœur. Nos alliances se confondent et ceux que tu honores de ta confiance, je ne peux les juger indignes de s'asseoir à mes côtés, sous l'égide de la bannière du Roi de France et de partager le festin après avoir fumé le calumet de la paix. Je partage ta conviction que c'est un grand jour pour le repos des Nations que celui que nous vivons.
Piksarett satisfait se tourna vers la population et commença à la haranguer. Angélique comprit qu'il présentait une nomenclature de ses hauts faits à elle, Angélique, parmi lesquels il révélait comme le plus important à ses yeux celui qu'elle pouvait commander aux esprits et ressusciter des êtres quasi morts en les touchant de ses mains.
Heureusement, son homélie fut brève et elle espéra qu'on ne l'avait pas écoutée de façon trop attentive.
D'un geste impérieux, Piksarett conclut en présentant sa captive et en priant la foule de l'acclamer.
Les vivats reprirent de bon cœur et le tumulte, avec cette fois la participation des sauvages, prit une telle ampleur qu'elle couvrit l'approche d'une musique de fifres et de tambours arrivant par les rues du bord du fleuve.
On vit soudain, à l'entrée de la place, une rangée de musiciens frappant leurs caisses enrubannées, puis des hommes en armes portant des piques, et dont les cuirasses et les casques d'acier noir étincelaient au soleil.
C'était Joffrey de Peyrac et sa troupe.