Chapitre 21


Le soir, au souper, le chat sauta sur la table et entreprit une marche précautionneuse parmi les couverts et les plats afin de reconnaître les siens.

– Sire chat, comment vous nommerons-nous ? s'enquit Joffrey de Peyrac.

– Père, c'est toi qui l'as nommé, s'écria Honorine, Sire Chat ! Quel beau nom ! Sire Chat, nous vous saluons.

Luminaires brasillant dans de multiples flambeaux. Vaisselle d'argent. Le maître d'hôtel, comme la veille, avait dressé la table au milieu de la grande salle.

Dans la lumière des chandelles, Angélique prit plaisir à regarder tour à tour ses fils Florimond et Cantor.

Florimond aidait le maître d'hôtel, M. Tissot, à faire le service. Il était toujours très actif et très obligeant et son service de page à la Cour avait développé ses dispositions naturelles. Il aimait entreprendre mille choses et s'y adaptait sans effort. D'être revenu du Grand Nord après une odyssée de plusieurs mois, de savoir tuer un ours au coutelas, et discourir avec les Indiens, ne l'empêchaient pas de retrouver avec entrain les gestes consacrés pour tenir la serviette sur un bras et lever l'aiguière dans son rôle d'échanson. Il dépouillerait vite sa défroque chamoisée de coureur des bois pour les habits du jeune seigneur.

Cantor, par contre, était différent.

« T'ai-je jamais raconté, se disait-elle, que j'avais couru, pieds nus sur la route de Charenton, pour te sauver des Égyptiens8 ? »

Le marquis était venu, il avait trouvé à se loger dans la Basse-Ville et irait prendre ses repas au Navire de France dont la patronne cuisinait divinement. Il espérait que sa servante ne tarderait pas à revenir, sous l'aiguillon de la jalousie. Il accepterait ses services, mais il comptait bien s'inviter souvent dans la Haute-Ville chez ses chers amis Peyrac.

– Quand j'aurai réglé quelques affaires, je viendrai vous aider à vous installer. Je vous montrerai la maison et toutes les commodités. J'ai l'intention de faire monter mon poêle de faïence dans le petit salon attenant à la grande salle.

– A-t-il toujours sa petite armée d'argent ?

Cette phrase sibylline l'intrigua et comme le jeune homme passait à portée, elle lui en demanda l'explication.

– Comment, ma mère, ne savez-vous pas que M. Tissot a été officier de la Bouche du Roi à Versailles ? Troisième porteur du rôt, je l'ai souvent assisté lorsqu'il passait les sauces. À Tadoussac, je l'ai aussitôt reconnu. Et, parfois, je m'informe près de lui des nouvelles de la Cour qu'il a quittée récemment. Je lui demandais, entre autres, si Monseigneur le Dauphin avait toujours la petite armée d'argent que Monsieur Colbert, par l'intermédiaire de son frère intendant d'Alsace, lui avait fait exécuter par les maîtres d'Augsbourg et de Nuremberg.

Jusqu'alors M. Tissot s'était montré peu bavard sur ses antécédents.

D'un geste elle le manda près d'elle et lui parla en aparté.

– Monsieur, je gage qu'il vous a fallu connaître de bien grands déplaisirs pour vous décider à quitter cet emploi fort brillant et fort recherché auprès de Sa Majesté.

– Madame, en effet.

– De quelles sortes ?

– Madame, de ces déplaisirs que vous avez éprouvés vous-même et qui vous ont fait quitter Versailles alors que votre étoile y était pourtant à son zénith...

– Le poison ? avança-t-elle en le regardant d'un air interrogateur.

– Tout le monde use du poison à la Cour. Vous le savez, Madame. Cela arrange bien des choses, et c'est un chemin comme un autre pour parvenir aux sommets et asseoir sa fortune et sa réputation.

– Vous n'avez pas voulu suivre ce chemin ?

– La vie est le bien le plus précieux, répondit-il, et j'étais dévoué au Roi.

– Madame de Montespan est-elle toujours en faveur auprès de Sa Majesté ?

– Sa faveur est plus éclatante que jamais.

– Et les fêtes ?... Dites-moi, Monsieur Tissot, les fêtes sont-elles toujours aussi belles et somptueuses ?

– Nulle Cour d'Europe n'en connaît d'égales. Sa Majesté se consacre à la beauté de son palais et de ses jardins avec une passion et un goût qui en font l'un des plus beaux lieux du monde. Les fêtes sont à l'image de ce décor : magnifiques et galantes.

Ainsi donc, pensait Angélique, en faisant tourner le pied de son verre de malaga qu'elle avait pris machinalement et en faisant miroiter doucement les lumières dans la transparence tour à tour dorée ou pourpre du vin, comme miroitaient en sa pensée les lumières de sa vie, ainsi donc, les choses ne s'étaient pas améliorées à la Cour. On continuait à s'y tuer et à s'y empoisonner allègrement, parmi les fracas des fêtes les plus enchantées.

Un navire, sous le ciel d'hiver, dansait encore à travers l'océan. L'une après l'autre les vagues profondes le poussaient vers l'Europe.

La lettre qu'Angélique, à Tadoussac, avait écrite au policier Desgrez, et que le valet de M. d'Arreboust emportait sur le Maribelle arriverait bientôt à bon port. Le valet irait frapper à la porte de Desgrez... Il lui remettrait la missive venue d'une contrée si lointaine et Desgrez, y jetant les yeux, reconnaîtrait l'écriture de la Marquise des Anges... Il aurait un sourire sur ses lèvres railleuses... Une fois de plus ELLE le rejoignait...

Elle regarda sa main qui avait tenu la plume dénonciatrice.

Sur le feu mouvant des flammes qui craquaient joyeusement dans la grande cheminée se détachaient les visages brillants et animés de sa famille, les siens bien-aimés, elle entendait le rire d'Honorine, les plaisanteries de Florimond, la musique en sourdine sous les doigts de Cantor...

Elle savait en cet instant qu'elle avait écrit cette lettre pour atteindre le Roi et pour en obtenir justice.

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