Chapitre 25


L'on savait que l'objet de la réunion de ce Conseil extraordinaire était d'envisager tout ce qui concernait la présence de M. de Peyrac et de ses troupes dans la ville. Ce serait l'occasion de faire le point sur la façon dont avaient tourné les événements et d'en réexaminer différents aspects que l'on n'avait pu qu'effleurer lors de l'assemblée nocturne du premier soir. Chacun avait rédigé un exposé et supputait ses possibilités d'intervention, mais personne ne s'attendait à l'attaque du procureur Tardieu et à la nature de ses revendications, et l'on dut reconnaître que s'il avait voulu étonner son monde il y avait pleinement réussi.

Le jeune Tardieu de La Vaudière, sur le ton autoritaire qu'il affectionnait, s'éleva contre l'action frauduleuse qui consistait à introduire en Nouvelle-France des marchandises étrangères et de les mettre en circulation sans en avoir auparavant acquitté les taxes de douane.

– Quelles marchandises ? s'informa l'intendant.

– De toutes sortes.

– Mais encore ?

Noël Tardieu fit signe à son greffier de lui passer un long mémoire couvert d'écritures qu'il lut à toute allure, avec des gestes de la main qui signifiaient : ma foi, qu'il en passait... Il y en avait tant.

– ... Tableaux religieux de belle facture. Ornements d'église, objets du culte, objets d'or, d'argent, d'ivoire, de vermeil, pierres précieuses, étoffes, soieries, velours, tapisseries, émaux, nacres, objets de science où entraient ébène et palissandre, marbre de Carrare, etc. Il en passait : parfums, tabac de Virginie et du Maryland, vins et spiritueux de différentes provenances, etc... etc. Marchandises doublement taxées non seulement comme étrangères, mais aussi comme marchandises de luxe. En première approximation, il estimait qu'il y avait là une somme importante dont le manque à gagner, pour la colonie, ne pouvait être passé sous silence. Certains objets exigeraient d'être expertisés avec soin, telle la châsse de vermeil, par exemple, car pour estimer sa valeur il faudrait savoir si elle portait un poinçon d'origine ou non.

– Mais il s'agit de présents, s'écria Monseigneur de Laval, offusqué lui-même de telles prétentions.

– Pardon, de marchandises, ne craignit pas de rectifier le jeune procureur.

– Ne comptez-vous pas les munitions ? ironisa Ville d'Avray. Les deux boulets étrangers qui sont allés se ficher dans le mur de Monsieur de Castel-Morgeat ?

– Je ne compte pas les munitions, riposta l'autre... Mais, un navire, oui... ce qui n'est pas négligeable... Le vôtre, Monsieur de Ville d'Avray.

Et comme le marquis en perdait parole :

– ... Ne vous ai-je pas entendu dire que l'un des navires qui mouillaient dans la baie vous appartenait, un cadeau que vous aurait fait Monsieur de Peyrac ?

Ville d'Avray devint rouge d'indignation. Pendant quelques instants, Noël Tardieu de La Vaudière put pérorer à son aise et faire résonner les voûtes à caissons de la grande salle du château Saint-Louis de sa voix sonore et bien posée, son réquisitoire ayant eu la vertu de clore la bouche de toutes les personnes présentes.

L'évêque, déconcerté, se demandait s'il n'y avait pas atteinte à l’Église ou à sa personne par cette application par trop consciencieuse des lois temporelles.

Frontenac ne trouvait rien à dire. Depuis qu'il l'avait vu débarquer au Canada, ce jeune administrateur plein de promesses ne cessait de l'inquiéter autant que de le stupéfier.

Les marchands assombris méditaient sur les difficultés qu'ils avaient déjà connues et qu'ils ne manqueraient pas de connaître encore avec un procureur fiscal aussi retors que fanatique.

– Mais ce navire m'a été donné en échange de mon pauvre Asmodée coulé par les bandits, éclata enfin Ville d'Avray ayant retrouvé son souffle. Prenez garde ! Si vous me cherchez noise je réclamerai le dédommagement de ce que j'ai perdu au service du Roi. Et faites-moi confiance ! Cela dépassera de loin ce que vous essayez de m'arracher comme taxes, espèce de vautour...

– Voulez-vous insinuer qu'il s'agit d'une prise de guerre ? interrogea l'intraitable, avançant une lèvre dédaigneuse.

– Prise de guerre ! s'exclama Basile en tapant des deux mains sur la table.

Depuis le début de l'altercation, il était demeuré songeur, se caressant le menton et examinant Noël Tardieu de La Vaudière comme il l'aurait fait d'un animal inconnu, mais dont il faut absolument comprendre les mobiles afin de le rendre moins dangereux si possible et de le réduire au silence.

– Prise de guerre ! Voilà la solution mon garçon, reprit-il en posant la main sur le bras du procureur qui n'apprécia guère la familiarité, me tromperais-je en supposant que vous êtes moins préoccupé de percevoir ces taxes pour les engloutir dans les caisses de l'État, que de trouver une justification à l'entrée libre de ces marchandises sans qu'on puisse en haut lieu vous accuser de négligence, voire de collusion avec les fraudeurs ? Votre position n'est pas toujours facile et nous ne vous en voulons pas. Nous savons que vous êtes comme nous tous et que vous ne tenez pas tellement à prélever une taxe sur la ravissante montre d'or et d'émaux dont votre épouse se glorifie depuis hier, se rangeant ainsi parmi les coupables. Votre remarque à propos du navire de Monsieur de Ville d'Avray prouve que vous êtes sur le chemin d'un compromis satisfaisant pour tous. Les prises de guerre considérées comme butin ne payent pas de taxes...

Ville d'Avray, ayant compris l'intention de l'homme d'affaires, se lança dans un récit dramatique, tendant à démontrer avec feu combien son navire avait été conquis de haute lutte sur d'horribles pirates. Il parlait avec conviction. Les événements tragiques de l'été n'étaient pas si lointains. « Peu s'en est fallu que j'y laisse ma vie... » ce qui était vrai. En tout cas, il y avait perdu son navire l'Asmodée. Il commença de brosser un sombre tableau de la situation dans la Baie Française11 infestée d'Anglais et de pirates de toutes nations. Mais les affaires d'Acadie ennuyaient Frontenac...

– En ce qui concerne votre gouvernement d'Acadie, nous aurons une session spéciale, dit-il à Ville d'Avray. Aujourd'hui, notre propos est d'ouvrir les pourparlers avec Monsieur de Peyrac et nous nous perdons en billevesées. Monsieur de La Vaudière, statuez je vous prie, et je vous conseillerai de le faire dans le sens proposé par Monsieur Basile qui me semble concilier votre juste désir de vous dégager de toutes responsabilités et la courtoisie que vous nous devez et qui doit régner entre nous. Nous garderons nos cadeaux : prise de guerre.

– Alors ce bâtiment m'appartient sans contestation possible ? s'assura M. de Ville d'Avray.

– En toute propriété.

Dans le soulagement qui suivit, l'intendant Carlon eut une phrase malheureuse. À Ville d'Avray qui commençait l'énumération des travaux qu'il comptait entreprendre pour embellir sa « prise de guerre », il lança, pince-sans-rire :

– Commencez donc par l'exorciser, votre navire...

– Pourquoi l'exorciser ? s'informa Monseigneur de Laval surpris.

Jean Carlon se mordit la langue. Ramené par l'évocation du navire aux événements diaboliques dont il avait été, bien malgré lui le témoin, il avait parlé sans réfléchir. Il s'en tira avec un « je plaisantais » qui surprit plus encore car il passait pour un esprit austère et l'on n'avait pas l'habitude de le voir plaisanter. Le marquis le rattrapa, expliquant que le navire avait été monté par un équipage de forbans, certainement mécréants.

L'évêque s'empara du prétexte pour faire au Grand Conseil une communication qui lui tenait à cœur, depuis la veille. Il fit remarquer que de plus en plus, au cours des années, il arrivait en Nouvelle-France de la canaille de l'un et l'autre sexe et elle causait maints scandales : impuretés, viols, larcins, meurtres, actes de magie et de sorcellerie. Une forte armature religieuse était la meilleure défense contre ces dangers. Néanmoins, pour plus de sûreté, l'évêque avait décidé de procéder, cette année, à l'ordination d'un exorciste.

Les trois premiers conseillers, qui étaient gens dévots, approuvèrent. M. de Frontenac, mécontent, se disait que l'évêque aurait bien pu attendre d'être en chaire dimanche, pour faire son annonce. Mais, le prévenant, Monseigneur de Laval exposa qu'il avait jugé préférable d'avertir auparavant le Grand Conseil de son projet. Il tenait aussi à parler devant M. de Peyrac afin que celui-ci ne se crût point visé, lui et sa compagnie, devant une décision qui aurait dû être prise depuis longtemps par les autorités ecclésiastiques. Mais le mal était une lèpre qui se répandait insidieusement. On avait beau se montrer vigilants, il vous prenait parfois de vitesse. Sous des apparences honorables, des personnes, soumises aux modes nocives et dépravées du temps, débarquaient à Québec et en transformaient sournoisement l'esprit. Il fallait opposer aux influences délétères, les armes traditionnelles destinées à les combattre.

Il remercia Monseigneur de Laval de sa civilité. Il se portait garant que tous les hommes sous sa bannière respecteraient les lois civiles et religieuses. S'ils les outrepassaient, ils en seraient punis avec la même sévérité qu'à bord de leurs navires.

L'évêque conclut en avertissant que la cérémonie d'ordination de l'exorciste aurait lieu le samedi des quatre-temps de l'Avent, jour réservé à l'ordination des « minorés », c'est-à-dire des quatre ordres mineurs attachés au service de la cathédrale.

– Eh bien ! Parlons tout de suite de Madame de Maudribourg, décida Frontenac, sans deviner le trouble dans lequel son intervention abrupte jetait quelques-unes des personnes présentes, accélérant les battements de leur cœur.

Il avait parlé sans intention, l'enchaînement de sa pensée l'ayant conduit du bateau de Ville d'Avray à celui perdu corps et biens de Mme de Maudribourg qui s'était noyée en lui laissant tout un lot de filles à marier sur les bras.

Insensible à l'émotion qu'il avait involontairement provoquée par ce « coq-à-l'âne » il poursuivait :

– Que s'est-il passé ? Où... quand a eu lieu le naufrage de son bâtiment ? Le ?...

La Licorne, dit M. Gaubert de La Melloise.

– Vous êtes au courant ? demanda Frontenac.

– Je suis au courant dans la mesure où la venue de ce bateau frété par une dame bienfaitrice riche et pieuse, la duchesse de Maudribourg, m'avait été annoncée pour l'automne et recommandée par des personnes en vue de la Compagnie du Saint-Sacrement, qui nous priaient, Messieurs de Longchamp, de Varange et moi-même, de nous occuper de son établissement à Québec. Je ne sais rien de plus.

Ainsi Ambroisine avait prévu de se rendre à Québec, une fois accomplie sa mission dévastatrice en Acadie. Elle trouvait toujours des hommes prêts à mettre fortune et navires à ses pieds.

– Alors ? interrogeait le gouverneur avec un regard à la ronde.

L'intendant Carlon prit la parole avec sang-froid. Il dit comment, durant sa tournée d'inspection en Acadie, il avait rencontré le comte et la comtesse de Peyrac qui s'apprêtaient à mettre la voile pour Québec. Ils venaient de recueillir les seules rescapées du naufrage deLa Licorne perdu corps et biens.

– Je fus témoin du dénuement de ces malheureuses. Leur sort dépendait uniquement de la société constituée par leur bienfaitrice, Madame de Maudribourg. La disparition de celle-ci, du navire, des cassettes, chartes et pièces de contrats, les laissait dépourvues. Elles se disaient « Filles du Roy »...

– Il doit bien y avoir un moyen de savoir quels étaient les commanditaires et associés de Madame de Maudribourg en France...

– Lequel ? Je n'en vois pas avant le retour des navires, au printemps...

– L'une de ces filles m'a l'air assez intelligente, Delphine, j'essaierai de l'interroger..., émit Mme de Mercouville.

M. Haubourg de Longchamp prit dans ses basques une tabatière et se bourra les narines en réfléchissant. D'avoir oublié de s'en excuser près du gouverneur prouvait sa préoccupation. Il était soucieux. Il dit que le nom de Maudribourg ne lui était pas inconnu. À son dernier voyage en France, il croyait avoir entendu des échos défavorables quant à cette dame, un peu exaltée, dont les buts paraissaient capricieux.

– Voulez-vous dire que Madame de Maudribourg manquait de fonds pour soutenir ses entreprises ? interrogea Tardieu de La Vaudière, alarmé.

– Pourtant le comte de Varange, qui l'a connue quelque peu à Paris, m'a assuré que Madame de Maudribourg avait hérité de son mari une énorme fortune, rectifia Gaubert de La Melloise.

– La famille du défunt ferait-elle opposition au testament contre la veuve ?

Gaubert ne savait rien de précis. Il avait prêté son concours à l'installation de la dame à Québec parce qu'il en avait été prié par M. Le Charrier qui avait à Paris la charge de procureur de la Confrérie du Saint-Sacrement, homme de grand mérite, membre du Tiers-Ordre franciscain de la Pénitence. Celui-ci lui avait donné l'assurance que l'entreprise de Mme de Maudribourg était soutenue par les jésuites, sans livrer de noms, mais en laissant entendre qu'il s'agissait de jésuites influents, près du Roi.

Les bruyants éternuements de M. de Longchamp sous l'effet de son tabac le dispensèrent de se souvenir avec plus de précision.

Angélique calquant son attitude sur celle de son mari affichait le plus grand calme. Carlon était mal à l'aise, mais il n'en laissait rien paraître.

– Ce qui est arrivé aux morts n'est plus de notre ressort, trancha-t-il. Il faut statuer sur le sort des vivants, c'est-à-dire ces filles qui nous arrivent absolument démunies, sans contrat, sans engagement, sans qu'on puisse même les faire repasser en France puisqu'il est trop tard en la saison, ni être assuré, lorsque les communications reprendront, de retrouver la société qui nous remboursera de nos dépenses.

Il s'ensuivit un échange de propositions confuses et réservées.

– Pourquoi ne les présenterait-on pas à des jeunes gens désireux de s'établir, comme il en était fait prévision ?

Les explications et protestations fusèrent.

– Elles n'ont plus de dot. Sont-elles seulement Filles du Roy ?... Où prendra-t-on l'argent pour leur constituer une dot ?

Mme de Mercouville prit la chose en main. Elle fit montre de qualités précises d'organisatrice, en suggérant que l'on pourrait émarger au budget de la colonie les cent livres de dot prévues pour chaque épouseuse, quitte à faire rétrocéder cette dépense sur les gratifications prévues par « l'état du domaine ».

– Soit, concéda Tardieu de La Vaudière, mais alors il faudra prévoir, Monsieur l'intendant, une diminution des sommes que vous allouez au développement de votre baronnie des Îles Vertes.

– Et fielleux par-dessus le marché, glissa Ville d'Avray à Angélique. Ce garçon se fera assassiner un jour.

Dédaignant la réflexion, Jean Carlon proposait qu'on fît plutôt appel à « l'état du roi ».

– Quel département ? demanda le procureur.

– Assistance..., dit Mme de Mercouville.

– Religion, lança Basile.

Les trois premiers conseillers s'insurgèrent. Ils étaient marguilliers de Notre-Dame, chargés de gérer financièrement la Fabrique, c'est-à-dire la paroisse de Québec, et savaient combien étroite était la marge qu'on leur avait accordée lorsque avait été établi le « projet de fonds » pour l'année suivante.

Le gouverneur haussa les épaules.

« Le projet de fonds » prévoyant les dépenses venait d'être envoyé par le dernier navire d'automne. Une fois de plus on ne connaîtrait qu'au printemps l'arrêt du Roi, discuté par le Conseil de la Marine et du Commerce.

En attendant quelqu'un suggéra qu'on pourrait faire porter la dépense sur les revenus de la Ferme du roi, prise, soit sur l'affermage des fourrures, soit sur celui des chênes abattus pour les mâts des navires ou pour tout autre usage, mais dont le rapport était réservé exclusivement à la Couronne.

L'intendant donna son accord sur une formule qui lui permettait d'épargner sa baronnie des Îles Vertes, sise près de Beauport.

Il fallait réunir aussi le trousseau indispensable. Mme de Mercouville annonça qu'elle allait s'adresser aux confréries charitables et aux congrégations.

Peu de femmes avaient le superflu au Canada, mais chacune réussirait à découvrir dans sa garde-robe des vêtements usagés de première nécessité à donner.

Le plus difficile resterait ensuite à trouver : le mari.

– Nos jeunes gens ne sont guère pressés de s'établir, confia Frontenac à Angélique.

Nés au pays, c'étaient de joyeux lurons, fous d'espace et de liberté. Pour les retenir, les empêcher de partir aux bois courir leur chance dans l'aventure de la fourrure et les contraindre à fonder une famille, on avait édicté des lois sévères. Si un garçon de vingt ans ou une fille de seize ans n'étaient pas mariés, les parents devaient venir s'en expliquer aux autorités. De fortes amendes frappaient les géniteurs des récalcitrants. Au temps où les convois les plus importants de Filles du Roy arrivaient, tout célibataire qui n'était pas marié dans les quinze jours se voyait retirer ses droits de chasse et de pêche et son « congé » de voyageur qui l'autorisait à se rendre chez les sauvages pour y troquer des marchandises de traite contre du castor. Autant dire qu'il ne pouvait plus vivre...

Ces sanctions ayant été rappelées, Mme de Mercouville, qui avait l'esprit ingénieux et prompt à tirer parti de toutes les situations, suggéra que l'on pourrait prélever le cent d'aiguilles et le mille d'épingles prévus pour la cassette matrimoniale de chaque jeune fille sur la quincaille confisquée aux coureurs des bois en infraction d'épousailles. On y prendrait aussi les ustensiles de cuisine et objets accordés aux nouveaux mariés pour les encourager : chaudrons, pots, ciseaux, hachettes pour couper le bois, couteaux, couvertures...

M. de Frontenac, par courtoisie, ne voulait pas interrompre Mme de Mercouville, mais lorsqu'on commença à compter les épingles et les aiguilles, Angélique sentit qu'il était sur le point d'éclater.

– Laissons là ces détails qui fatiguent ces messieurs, proposa-t-elle à l'efficace présidente des Dames de la Sainte-Famille. J'irai vous voir, ma chère, et nous en conviendrons ensemble. Le principal c'est de recevoir l'accord du Grand Conseil quant au soutien de l'établissement de ces jeunes filles.

L'approbation semblait acquise. Noël de La Vaudière posa une dernière restriction.

– Sont-elles toutes « demoiselles » ? Car la dot de cent livres n'est prévue que pour les jeunes personnes de bonne famille, pauvres mais de bonne éducation et qui sont destinées à se marier avec des officiers ou des fonctionnaires de la colonie. Pour les orphelines ou les filles de l'Hôpital général ce n'est que cinquante livres... Je ne saurais inscrire...

– Vous vous noyez dans un crachat, cria Frontenac à bout de patience. Finissons-en ! Greffier, prenez note.

On commença de dicter les modalités du contrat qui engageait l'État à doter les jeunes femmes à marier. Une voix s'éleva :

– Il nous faudrait avoir plus de détails sur le naufrage de La Licorne. La bienfaitrice est-elle vraiment morte ? Nous ne pourrons rester dans l'imprécision lorsque les héritiers ou les commanditaires de cette veuve viendront nous demander des comptes.

C'était le gros lieutenant de police, Garreau d'Entremont, qui intervenait et il n'avait manqué de donner à sa question une forme qui trahissait indéniablement sa fonction.

Sa remarque provoqua un silence pesant.

– Qui a été témoin de la mort de Madame de Maudribourg ? demanda-t-il.

– Moi, fit Carlon.

Il ajouta en fixant son interlocuteur d'un regard sans réplique :

– ... J'ai vu son cadavre. Je pourrais vous indiquer l'endroit de sa tombe. Cela n'entrave en rien les décisions que nous avons à prendre aujourd'hui pour l'établissement des malheureuses survivantes.

L'incident fut clos.

M. Gaubert de La Melloise y revint un peu après en suggérant d'une voix onctueuse :

– Nous fêtons la Saint-Ambroise dans quelques jours. Je proposerais qu'on fasse célébrer à cette occasion une messe pour le repos de l'âme de cette dame bien-pensante qui a payé si chèrement son dévouement à la cause du Canada.

– L'autel va flamber, marmonna Ville d'Avray en aparté à Angélique.

La proposition fut acceptée. Les adeptes de la Compagnie du Saint-Sacrement paieraient l'encens et le luminaire ainsi que l'obole pour la paroisse et les pauvres. Les liens qui unissaient la duchesse de Maudribourg au Père d'Orgeval ne semblaient pas être connus. Il avait laissé à d'autres le soin de préparer la venue de celle qui était son âme damnée. À moins qu'il ne fût lui-même la sienne, ou que l'un et l'autre ne se considérassent comme le plus fort sur l'autre. Égarement, obscurcissement de la conscience, confusion irréelle...

Un frisson avait vrillé l'échine d'Angélique lorsqu'elle avait entendu la question de Garreau d'Entremont. Est-elle morte ?

Elle poussa un soupir si profond qu'on l'entendit. Les têtes se tournèrent vers elle et Frontenac s'écria :

– Madame, nous vous lassons ! Pardonnez ces controverses. Il fallait pourtant que vous fussiez présente...

– Je ne le regrette point. J'ai pu apprécier de quelles responsabilités vos épaules supportaient le poids...

– Vous le voyez ? Elles sont sans nombre...

– Mais à la vérité, je meurs de soif...

Aussitôt les laquais apportèrent des verres. Les conseillers se prononcèrent la plupart pour de la bière, que la brasserie de la côte d'Abraham fabriquait en suffisance. Angélique ne voulut qu'un grand verre d'eau.

Quelqu'un ayant dit : « On étouffe ! » les valets ouvrirent les fenêtres donnant sur la terrasse. Au-dehors quelques flocons de neige tombaient sans conviction. On voyait, çà et là, parmi les nuages, un peu de ciel bleu percer. Et tout à coup, l'horizon étincela.

Angélique, buvant à petites gorgées son eau glacée, reprenait des forces. Les Indiens lui avaient donné le goût de l'eau, sève de la terre, élixir de vie.

– L'eau est particulièrement bonne à Québec, lui dit Basile qui la regardait boire.

– C'est pourquoi nous fabriquons une bière aussi excellente, renchérit Carlon.

Il était très fier de sa brasserie qu'il avait créée pour utiliser le surplus de grains et dont il exportait des barriques jusqu'aux Antilles. Il se sentait ragaillardi après la pénible discussion qui avait précédé. Il avait été admirable.

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