Chapitre 20


– Oh ma Polak ! dit Angélique en entourant de son bras les épaules dodues de la grosse femme. Jamais je n'avais imaginé que je te reverrais un jour.

– Et moi donc ! Est-ce que tu penses que je te croyais vivante ? Après ce qui était arrivé à la foire Saint-Germain... Chaque fois que je parlais de la Marquise des Anges, je versais des larmes. Une si belle fille, disais-je... les argousins l'ont eue.

– Et je te retrouve à Québec ! Et tenancière de la plus grande hostellerie de la ville. Célèbre, recherchée, estimée.

– Et toi donc ! Tu es en reste ? Je te quitte les pieds nus pour ainsi dire, emmenée en prison par les archers, et quand je te revois, c'est quasiment la reine de France qui se dresse devant moi.

– À Québec ! Qui aurait pu penser ! C'est fou !

– Non ! C'est logique ! Si on n'a pas réussi à nous tuer où veux-tu qu'on aille sinon au bout du monde. Dans cette ville, il y a de tout...

Elle eut un geste de la paume comme pour un serment.

– De TOUT. Crois-moi. Mais, viens donc, je t'ai préparé des jattes de cochon. Tu aimais cela dans le temps, à la Tour de Nesle, quand nous nous disputions les faveurs de ce voyou de Nicolas Calembredaine.

Elles s'assirent l'une en face de l'autre devant la cheminée et après avoir dégusté avec la componction nécessaire le chef-d'œuvre culinaire de Mme Gonfarel, celle-ci entreprit de conter par quels détours une pauvre gueuse comme elle avait fini par se retrouver en Nouvelle-France.

Elle cligna de l'œil.

– On m'avait expédiée comme fille à colons pour les îles. Mais, en chemin, j'ai changé de direction. Le Canada c'était quand même plus honorable.

Elle baissa la voix pour ajouter.

– ... Ma chance ça a été de rencontrer Gonfarel au port où on allait nous embarquer. Il est tombé amoureux de moi et comme, lui, il allait au Canada, alors il fallait qu'il s'arrange pour que j'y aille avec lui... Ma pauv' petite ! Nous avons trop de choses à nous raconter. On n'en sortira pas. La vérité, c'est que, maintenant, je suis riche, j'ai la ville en main et Gonfarel aussi. Chaque année on ajoute un peu à notre commerce et à nos bâtiments. Un magasin par-ci, un entrepôt par-là, un étage de plus. Et tiens-toi bien, j'me fais construire une chapelle, un oratoire plutôt comme y disent. Pourquoi pas ? Je suis une créature de Dieu comme les autres, moi, n'en déplaise à ces dévots. J'ai le droit d'honorer mon Seigneur avec mes écus si cela me chante. Viens voir, ça sera beau.

Elle se leva mais, en chemin, interrompit son mouvement pour aller cueillir sur un vaisselier un cruchon de grès contenant une eau-de-vie irréprochable, destinée « à faire passer tout ça ».

Elle ramena Angélique devant la cheminée et remplit généreusement deux gobelets d'étain.

– Note bien, y'en a qui vont crier au scandale pour mon oratoire. Parce qu'on sait que ça n'est pas toujours très vertueux chez moi. Et dis-moi, chez qui ça l'est ? Ça n'empêche pas les autres de bâtir des églises et des oratoires. Dans toutes les villes du royaume, est-ce que les bordels n'ont pas toujours avoisiné les cathédrales ? Ça, crois-moi, ça a été voulu et ça a ses raisons. Je ne fais que suivre... Tu te rappelles ? J'en ai fait des touches derrière Notre-Dame de Paris. S'il n'y avait pas eu l'affaire de la foire Saint-Germain qui nous a massacré notre turbin... Tant pis, le passé est le passé et je peux me dire au moins que j'ai bien vécu. J'ai pas perdu mon temps. Maintenant, c'est moins faraud mais ça a son goût. Et puis j'aime les beaux froids, ça me rappelle mon enfance en Auvergne.

Elle rêva, ses coudes aux genoux, pensive.

– Non, j'me trompe. Ce n'est pas à la foire Saint-Germain que j't'ai vue pour la dernière fois, c'est après qu'on est allé chercher ton môme, le tout petiot, tu sais, Cantor, que les Égyptiens avaient enlevé... Oui, c'est bien ce que je me disais, je t'ai vue avec les tifs coupés6. Donc, c'était après la bagarre de la foire Saint-Germain, après que tu étais passée sous les ciseaux des argousins... Tu te souviens ?

– Je me souviens.

– Je l'ai vu ton Cantor, hier. Il est beau ce Cantor, beau comme un dieu... un dieu grec, renchérit-elle. Une chance qu'on les ait trouvés vers Charenton, ces bohémiens qui emmenaient ton mouflet. Cette course sous la pluie ! Tu te souviens ? Ah, nous ne regardions pas à galoper dans ce temps-là... Maintenant, je ne pourrais plus... Trinquons ! Il est là, ton Cantor, sauvé de tous ces grimauds du diable qui voulaient notre mort, à nous, pauvres filles misérables. Dieu bénisse le Canada ! Et j'ai un bel enfant moi aussi. Moins beau que le tien, mais...

– Il est superbe, je l'ai vu. On lui donnerait douze ans.

– Et il n'en a que neuf ! Dame, son père c'est un costaud. Gonfarel, il n'est pas là aujourd'hui, car il est allé chercher des fromages à l'Île d'Orléans. Tu le verras, mon homme, c'est sa carrure qui l'a sauvé et qui lui a permis de venir au Canada. On l'a choisi comme bourreau...

Janine Gonfarel baissa la voix.

– C'est une chose oubliée. Mais tu vois, je ne renierai pas la chance d'où qu'elle vienne. Faut être franc avec la chance. Ces messieurs de la Compagnie des Indes Occidentales ne trouvaient pas d'exécuteur des hautes œuvres pour la colonie. Tout le monde se récusait. Être bourreau en Canada, ça ne tentait personne. Alors ici, ils étaient obligés, quand il y avait une condamnation, de se rabattre sur des débiles qui n'avaient pas assez de force pour serrer un brodequin, encore moins pour soulever une hache ou tirer la corde du gibet. Que veux-tu, benêt ? cria-t-elle apercevant un garçon de salle qui venait d'entrer. Tu ne vois pas que je suis en conversation avec une dame de la Haute-Ville ?

– Patronne, y en a deux, là, dehors, qui disent qu'y gèlent sur pied.

– Ce sont sans doute les valets de Madame de Mercouville qui m'ont portée en chaise, se souvint Angélique.

– On n'a pas le droit de les faire entrer et de leur donner à boire sans un billet de leur maître.

– C'est moi qui paie et autorise, suggéra Angélique.

Mais après avoir discuté, elle préféra renvoyer les porteurs et leur chaise, car elle ne pouvait prévoir quand elles auraient fini toutes deux d'égrener le chapelet de leurs souvenirs.

Cependant, Mme Gonfarel demeurait attentive à la bonne marche de son établissement. Lorsque l'aide fut sorti, elle signifia à Angélique qu'on allait se transporter à son « poste de vigie » ce qui ne les empêcherait pas de continuer à deviser, boire et manger.

Elles s'assirent, sur une petite estrade, devant un mur où il y avait deux judas que l'on tirait, comme dans les parloirs de couvent, et qui permettaient d'observer à travers la grille, sans être vu, ce qui se passait dans la grande salle.

La Polak connaissait tout son monde. Et ceux qu'elle ne connaissait pas, elle les situait rapidement selon leur origine avec un flair infaillible.

– Combien tu paries que ceux-là, là-bas, dans le coin, ce sont des Acadiens ? À quoi je vois ça ? Je sens qu'ils ne sont pas de chez nous mais aussi qu'ils ne viennent pas d'Europe.

Suivant son regard, Angélique découvrait, en effet, dans le fond de la salle, isolés et jouant aux dés d'un air renfrogné, le baron de Vauvenart, Grand-Bois et l'un des frères de Yolande, fils de Marcelline, Télesphore, qui était venu avec eux. Et même, elle se demandait si le quatrième n'était pas un des frères Defour du fond de la Baie Française.

– Un peu pirates qu'ils sont tous, ces gars-là, les Acadiens, commentait l'hôtesse du Navire de France. Tous tant qu'ils sont à trafiquer avec l'Anglais, bien à l'abri dans leurs repaires des côtes, dans le Sud... Et puis, tu vois ceux-là qui ont des bonnets bleus, ce sont des gens de Ville-Marie, de Montréal comme on dit maintenant. De gros malins qui se piquent de n'avoir que Dieu et la Vierge Marie comme seigneurs. Entre leurs saints et leurs marchands, crois-moi, ils ne sont pas à plaindre. Ils sont venus à Québec pour le départ des derniers navires. Ils vont se rembarquer sous peu avant que le fleuve ne gèle.

Angélique souriait de voir la Polak adopter avec tant de fougue les querelles du pays.

– Et celui qui est là-bas dans ce coin ? l'interrogea-t-elle, en désignant un individu, tassé, près de la cheminée et qui buvait en solitaire.

– Oh ! Celui-là c'est le Bougre Rouge.

– Un vilain surnom7, fit Angélique avec une grimace, ne pouvant retenir un frisson.

La Polak baissa la voix.

– C'est lui qui a vu dans le ciel les canots en feu de la « chasse-galerie ». Un peu avant l'arrivée de vos navires.

– Ne serait-ce pas lui qui aurait lancé une pierre à mon chat ?

– C'est possible. C'est plein de sorciers et de magiciens par ici. Lui, il habite dans la falaise au-dessus des maisons de la rue Sous-le-Fort. Mais les meilleurs sorciers, on les trouve à l'Île d'Orléans. J'ai une amie qui est sorcière et qui m'apprend toutes sortes de choses. Ainsi je me réjouis que tu sois venue un vendredi, le jour de Vénus, c'est bon pour l'amitié.

– Comme tu es savante, ma Polak !

– Je me suis initiée, fit la Polak... en se rengorgeant.

Elle prit un livre sur les rayons d'une étagère.

– ... Tiens, regarde-moi ça... C'est savant.

– Tu possèdes des livres ?

– Eh oui ! Tout le monde a des livres ici.

– Tu as appris à lire, la Polak ?

– C'est le Jésuite qui m'a appris. Tu vois pourquoi je lui dois du dévouement à cet homme. Mais celui qui a le plus de livres et de grimoires, c'est le « Bougre Rouge ». Il s'y connaît en magie, le sorcier, il me donne des dents de loup et des os de chouette pour conjurer le mauvais sort. En Canada, on a besoin de protection... Crois-moi, y en a jamais de trop par ici de médailles ou talismans... contre le diable ou la police.

– Comment est-elle la police au Canada ?

– Tourmenteuse. Tracassière. Comme partout ailleurs.

Le lieutenant général de police se nommait le Sieur Garreau d'Entremont. La Polak l'appelait le Ronchon. Il n'était pas d'humeur frivole mais, selon elle, ce n'était pas un mauvais homme.

– Mais c'est un homme à principes. Cette espèce-là, tu sais, on ne peut pas l'impressionner ni l'avoir avec un sourire ou un cadeau. Si vous n'avez rien à vous reprocher tout ira bien. Sinon, il vous tiendra aux chausses et ne vous lâchera plus. Mais le plus dangereux c'est Noël Tardieu de La Vaudière, le procureur royal ; tu as dû le remarquer, hier, parmi les « puissances ». Un grand, frisé, beau garçon, l'air faraud.

– Ce jeune homme ? Il a l'air charmant.

– Méfie-toi de son charme ! Tu apprendras à le connaître, une teigne, j'te dis.

Une fois de plus elle tira son judas, et aussitôt requit l'attention d'Angélique d'un geste véhément.

– Oh ! Regarde qui vient là. Du beau monde !

Un groupe de gentilshommes entrait de façon conquérante et d'un air superbe dont l'effet se perdait dès le seuil, noyé dans le brouillard de la tabagie.

À leur tête se trouvait M. de Bardagne.

– N'est-ce pas cet envoyé du Roi qu'on a reçu hier, avec vous autres ? chuchota la Polak, dégrisée sous le coup de l'émotion. Paraît qu'il est chargé d'une mission de la plus haute importance, quelque chose comme la déclaration de la guerre à l'Anglais ou de supprimer les forts des Grands Lacs ou d'interdire la vente du castor et de rembarquer tout le monde parce qu'il va y avoir la guerre avec l'Espagne et la Hollande, enfin on dit que même Monsieur de Frontenac doit en passer par où il voudra.

– Il a reçu, en effet, de grands pouvoirs du Roi, mais il ne faut pas s'affoler. C'est un homme mesuré. Je le connais.

– Ça m'aurait étonnée que tu ne le connaisses pas, ricana la Polak. Et qu'est-ce qui peut bien l'amener chez moi, dans une taverne de la Basse-Ville, ce grand seigneur ? On dirait qu'il cherche quelqu'un ?

Angélique retint un soupir.

Elle voyait bien que Nicolas de Bardagne demeuré debout parmi ses compagnons déjà assis autour d'une table inspectait la salle dans tous ses recoins. Il y avait sur ses traits cette expression tendue et dramatique qui était la sienne lorsqu'il s'agissait d'Angélique. On avait dû le prévenir qu'elle se trouvait au Navire de France.

La Polak eut un pressentiment.

– Hein ! C'est peut-être bien toi qu'il cherche.

– Je le crains.

– Quand je te disais ! Ah tu n'as pas changé, Marquise des Anges !

Cette discussion à propos des succès masculins d'Angélique la rendait d'humeur morose.

L'aubergiste referma brusquement le judas et revint s'asseoir dans son fauteuil.

– Où est mon chat ? demanda Angélique, se rappelant pourquoi elle était venue.

– Hé ! Que veux-tu que j'en sache, riposta la Polak, irritée. Il est là où il veut... À ta ressemblance, le p'tit voyou ! Tout ce que je peux te dire c'est qu'il n'est pas dans mon chaudron comme tu m'as presque soupçonnée de l'y avoir mis... Je l'ai bien vu tout à l'heure que tu y pensais. Pour qui me prends-tu ? C'est bien toi ! Tu as toujours été soupçonneuse et méfiante, oh oui !

– Pardonne-moi, la Polak, s'efforça d'être conciliante Angélique. C'est la vie qui vous rend ainsi en vous assénant trop de mauvais coups.

– Pourquoi ne le laisserais-tu pas chez moi, ton chat ? Il me plaît. Que veux-tu en faire dans la Haute-Ville ? Ici, sur le port, c'est plein de souris et de rats, avec les navires et les entrepôts.

– Non, j'ai des liens avec ce chat que je ne peux pas rompre.

– Bien ma chance que j'aie toujours le béguin pour ce que tu aimes toi et qui, naturellement, te choisira. Déjà à la Tour de Nesle, tu m'avais volé Nicolas. Avant que tu arrives, il était mon amant et je le tenais bien. Mais dès qu'il t'a amenée, j'ai compris. Ça ne faisait que commencer. Toujours la même chose.

Dans sa colère, elle replia d'un coup sec son éventail et l'expédia dans le feu. Cette exécution parut la calmer. Elle le regarda se consumer d'un air satisfait.

Angélique riait de la reconnaître, comme autrefois, impulsive et violente sous sa défroque d'aubergiste respectable se faisant construire un oratoire.

Des coups violents frappés à la porte firent se dresser d'un seul bond Mme Gonfarel.

– Qui va là ?

– La maréchaussée !

Quoi qu'elle en eût dit, elle n'était pas si libérée qu'elle le croyait, l'ancienne Polak. En vain s'environnerait-elle de beaux meubles, d'objets de prix et de bourses bien pansues, il y a des choses qu'on ne peut extirper quand elles sont tissées dans la trame de la vie, entre autres la peur de la maréchaussée.

Elle courut à la fenêtre pour jeter un coup d'œil dehors.

– Vingt dieux ! s'écria-t-elle, les archers. Je te l'avais dit !

Mais Angélique reconnut, sur la place, devant l'auberge, le lieutenant de Barssempuy accompagné de trois hommes du Gouldsboro portant armes, il est vrai, mais qui ne paraissaient pas animés d'intentions mauvaises. Au contraire, Barssempuy affichait un sourire engageant. C'était une délégation officielle et Angélique se douta de ce qui les amenait là.

– Fais-les entrer sans crainte. Ce sont des envoyés de mon mari. Ils doivent t'apporter de sa part un présent...

– À moi ? fit la Polak presque effrayée.

– Il doit en remettre un à chacune des dames les plus importantes de la cité.

– Entre, cria la Polak au garçon qui recommençait à tambouriner au vantail.

– Patronne, il y a là un gentilhomme qui demande à vous voir en personne de la part de Monsieur le comte de Peyrac.

– Combien de fois t'ai-je dit, hé balourd, qu'il ne fallait pas frapper ainsi dans une demeure de condition, mais gratter à l'huis... tu entends : gratter.

Angélique, ne tenant pas à se faire remarquer de Nicolas de Bardagne, ne l'accompagna pas dans la salle où elle se rendit afin de recevoir Barssempuy.

Elle revint peu après, éperdue, portant à plat sur ses deux mains un petit coffret de velours rouge, ayant en son milieu, incrusté en or, le monogramme de l'Agneau Pascal. Le couvercle soulevé révéla un reliquaire d'or, au centre duquel, dans une custode de verre, reposait une pastille de cire. Ces pastilles étaient reconnues comme ayant une grande valeur de protection car elles étaient façonnées et bénies par les mains mêmes du Pape à Rome chaque année, au cours de la messe pascale.

– Un Agnus Dei, émit la Polak d'une voix étouffée, mais comment a-t-il pu deviner que c'était mon rêve ?

– Il devine tout.

– C'te Balafré ! soupira la Polak, quel homme !

Elle tomba à genoux, à la fois sous le coup de l'émotion et du respect devant le pieux porte-bonheur papal.

– Mais alors, ce n'est pas le diable ! Écoute-moi, Marquise des Anges, es-tu bien digne d'un homme comme celui-là ? Folâtre et hardie comme tu l'es, est-ce qu'il sait le danger qu'il court à t'avoir épousée ?

– Ne crains rien ! Lui non plus n'est pas de tout repos.

Le soir tombait.

– Faut que tu retournes là-haut, dit la Polak. Dans la Haute-Ville. C'est pour les belles dames de ton genre aujourd'hui.

À l'arrière de l'auberge s'étendait une vaste cour fermée d'une palissade de pieux de cèdre. Différents bâtiments de pierre ou de bois devaient abriter marchandises, réserves de vivres et de boissons. Avec le soir, une petite brume flottait au ras du sol. Angélique ne désirant pas rencontrer Nicolas de Bardagne qui n'hésiterait pas à lui demander des explications sur sa présence au Navire de France, son amie la fit passer par là.

L'odeur musquée des fourrures entassées ou pendues aux voûtes des entrepôts luttait avec les effluves échappés de la rôtisserie.

– Écoute, Marquise des Anges, dit Mme Gonfarel, gardons notre secret. Le passé de la femme qu'ils aiment, les hommes n'y tiennent pas tant. Ils veulent toujours se dire qu'ils ont été le premier et que les autres n'ont pas compté. Crois-moi, ce que nous avons vécu dans ce temps-là, ça n'appartient qu'à nous. Le serment secret de la matterie demeure.

Elle croisa deux doigts et cracha dans l'âtre.

– Et mon chat ? rappela Angélique.

– C'est lui qui choisira, fit la Polak avec grandeur.

Angélique sortit de l'enclos et se retrouva dans une des rues transversales de la Basse-Ville que l'obscurité envahissait déjà. On allumait des quinquets çà et là. Angélique s'enveloppa étroitement dans sa mante et en rabattit la capuche sur son front. Elle continuait à se sentir très heureuse. Elle regrettait de ne pouvoir révéler à Joffrey la rencontre fortuite qu'elle venait de faire en la personne de Janine Gonfarel. Mais celle-ci avait raison, il fallait tout dire ou ne rien dire.

Or, tout en gravissant la côte de la Montagne, elle leva les yeux vers le ciel d'or qui s'apercevait là-haut, comme du fond d'un puits, entre les parois de la falaise et celles des hautes maisons dont la chevauchée en frise noire des cheminées et des pignons pointus prenait d'assaut la clarté du couchant.

Les passants, qui montaient ou descendaient, se faisaient rares et ne la reconnaissaient pas. Elle allait seule et heureuse et envahie d'un sentiment nouveau de liberté et de plénitude.

En se retournant pour regarder l'admirable étendue du fleuve, comme un bouclier étincelant entre ses îles et ses promontoires, elle aperçut le chat qui la suivait.

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