Chapitre 22
Le sommeil, encore, avait effacé les souvenirs, et de nouveau l'angélus, aux clochers des églises, rompait la trêve de la nuit. Six heures... à Québec, un second jour commençait.
Joffrey était déjà levé. Angélique ne l'avait pas entendu partir, plongée dans un sommeil léthargique qui ne lui paraissait avoir été qu'un long et doux état de volupté et qui lui laissait le corps léger, l'esprit clair. Elle se souvint de la surprise : la Polak était dans les murs.
Elle se leva pleine d'entrain. Aujourd'hui, elle irait voir l'évêque.
Angélique entendit quelqu'un bouger dans la grande salle en bas. Au craquement du bois sec rompu succéda celui des branchettes mordues par les flammes. Un parfum de fumée monta.
Angélique, après s'être habillée, descendit et aperçut le vieux Macollet qui accrochait à la crémaillère un chaudron contenant de l'eau. Il n'était pas seul. Les deux marmousets, pieds nus, en cotte de nuit, les cheveux hérissés et les yeux gros de sommeil le regardaient faire avec intérêt. Il leur avait promis de leur donner à manger du pemmican qu'il avait rapporté de chez les sauvages. Yolande remontait de la cave avec un seau de lait de chèvre qu'elle venait de traire.
Il y avait beaucoup plus de monde dans cette petite maison qu'on ne l'aurait crû à son silence précédent. Cantor, par exemple, qui surgit on ne sait d'où de son pas d'Indien. Adhémar, plus bruyant, mais qui s'affairait à porter des bûches, Neals Abbal et le négrillon Timothy. Affublés dès la prime aube de leurs redingotes de pages, assis tous deux sur le banc dans le coin gauche de la cheminée, mal éveillés, ils balançaient leurs pieds nus dans leurs gros souliers à boucles. Ces deux-là, les fastes des jours précédents les avaient complètement ahuris...
La vie commençait telle qu'elle l'avait rêvée, d'un hiver à Québec.
On frappa derrière la porte de la cour. C'était le lieutenant de Barssempuy, escorté de deux aides du maître d'hôtel qui apportaient des pâtés chauds et du blanc-manger, des biscuits, une aiguière d'argent contenant du café, le breuvage oriental dont Angélique raffolait. Honorine et Chérubin ne prêtèrent à ces gâteries aucune attention. Ils étaient occupés à surveiller Eloi Macollet qui, dans le creux de sa main, délayait d'un doigt à la façon iroquoise une poudre brune à la forte odeur de boucan avec un peu d'eau. Yolande dit qu'elle ne mangerait pas car elle désirait aller communier si Madame le permettait.
M. de Barssempuy demanda à Angélique si M. de Peyrac l'avait mise au courant des jetons d'argent.
Angélique battit des cils.
– Les jetons d'argent ? Non... Expliquez-moi.
Le jeune homme lui trouva l'air tout à fait rêveur. Mais elle n'en était que plus belle, pensa-t-il. Elle semblait ravie de tout. Il eut un sourire indulgent, un peu triste, car il pensait encore à Marie-la-Douce, sa fiancée qui était morte. Il retint un soupir. Se reprenant, il délivra le message dont il était chargé.
Il lui remit, de la part du comte, une bourse qui contenait des jetons d'argent, lesquels avaient été frappés à Wapassou et qui se trouvaient, de ce fait, non estampillés. Elle n'en pourrait pas moins régler toutes ses emplettes dans les boutiques ou échoppes de Québec avec cette monnaie d'échange. Le Conseil supérieur de la ville déciderait ultérieurement de la formule à adopter pour rendre légale la circulation de cette monnaie étrangère en Nouvelle-France. En attendant, leur valeur serait jugée au poids.
Tous les commerçants possédaient la petite balance adéquate pour peser le marc d'argent et ils avaient été solennellement avertis de l'approbation du Grand Conseil dans cette opération d'émission du métal noble anonyme sur le marché de Québec. Une proclamation serait faite à plusieurs reprises, aux carrefours et sur les places publiques. De plus, Barssempuy avait aussi à lui remettre un billet signé d'un certain Basile, dont la signature ouvrait une garantie de dépenses jusqu'à concurrence de cinq cents livres tournois, ce qui était plus qu'elle ne voudrait et pourrait dépenser, à son sens, pour l'instant. Elle remercia le messager.
On frappa à la porte sur la rue. Angélique alla ouvrir et se trouva devant un homme barbu, coiffé d'un bonnet de fourrure, portant une hache sur l'épaule.
– Voulez-vous que je vous fende votre bois, Madame ?
– Tiens, Nicaise Heurtebise, s'écria Eloi Macollet en se présentant sur le seuil, commences-tu déjà ta tournée de vendeur d'eau-de-vie ?
– Non, pas avant la grande neige et que le Saint-Laurent ne soit pris dans les glaces.
Il cumulait des petits métiers, entre autres celui de vendeur d'eau-de-vie, passant de porte en porte, dans les froids matins, proposer le « coup de l'étrier » aux levés-tôt qui commençaient leur journée de labeur.
Il avait neigé dans la nuit, mais la neige n'était encore qu'une neige fleurie. En couche légère elle fondrait au moindre rayon de soleil. Les toits blancs se détachaient sur l'arrière-plan noir des eaux du fleuve qui roulaient encore leurs flots tumultueux.
Tout en écoutant les deux vieux compagnons discourir sur les mérites de l'hiver et de l'eau-de-vie, Angélique examinait les alentours de ce qui allait devenir son quartier. Leur maison était la dernière lorsqu'on montait la rue en venant de la cathédrale. Après eux, cette rue cessait d'être pavée et se transformait en chemin de terre. On était en fait à la lisière des champs, à un carrefour se dressait un grand orme. Au pied de celui-ci un petit campement d'Indiens avec deux ou trois wigwams arrondis d'écorce d'orme, leurs chiens jaunes, leurs papooses demi-nus se traînant dans la terre mouillée. Une femme enveloppée dans une couverture de traite sortit d'une hutte et tisonna les braises fumantes des foyers à demi éteints.
Un peu plus loin dans la même direction s'étendait un boqueteau qui servait de haie à une assez belle habitation dont le toit, recouvert d'ardoises avec des cheminées imposantes et bien carrées, dépassait le faîte des arbres.
C'était à cette haie encerclant une jolie demeure cachée que la rue devait son nom : la rue de la Closerie.
En face de la maison de Ville d'Avray, se trouvait le muret clôturant le verger de Mlle d'Hourredanne et son jardin. Un peu en contrebas, la maison de Pépistolière était petite, comportant un seul étage et deux lucarnes sous les combles. À cette heure, la pointe lumineuse d'une chandelle allait et venait derrière les carreaux d'une de ces lucarnes. Angélique vit s'y coller l'ombre d'un visage. Sans doute celui de la servante anglaise qui ne pouvait s'empêcher de les guetter. À l'autre lucarne la chienne se montra aussi, curieuse.
Au-delà de la maison de Mlle d'Hourredanne, la rue conduisant vers la cathédrale devenait une vraie rue bien pavée, bordée de chaque côté de demeures plus ou moins riches, plus ou moins entourées de courettes ou de jardinets, ou bien appuyées les unes aux autres et se resserrant à mesure que l'on descendait vers la Grand-Place. On apercevait de nombreuses enseignes de bois ou de fer forgé s'avançant sur la rue et signalant les boutiques, les échoppes ou les estaminets, certaines enluminées d'or ou de couleurs vives.
Nicaise Heurtebise et Macollet continuaient de parler d'alcool.
– C'est Euphrosine Delpech qui possède la meilleure levure, disait Nicaise Heurtebise. Elle-même, c'est un poison, d'accord. N'empêche, elle te fera la meilleure boisson avec n'importe quoi : du sureau, de l'orge, du résidu de racines...
Pendant qu'on parlait fabrication d'alcool, une silhouette bancale, frileusement enveloppée des pieds à la tête et ne montrant qu'un nez blême, se présenta. Pour un pirate des Caraïbes comme Aristide Beaumarchand, le Canada se révélait un pays à la fois beaucoup trop froid et beaucoup trop austère. Il avait cependant rapidement découvert un point commun qui lui permettait de s'entendre, lui le gentilhomme de la Flibuste, avec ces laboureurs coureurs de bois qui vivaient les pieds dans la neige, de la Saint-Martin à la Saint-Antoine. Les Canadiens professaient, comme lui, l'amour des « bonnes boissons ».
– Ne va pas nous gaspiller nos trafics avec ton rhum, lui dit Macollet. De toute façon, c'est trop doux pour les Indiens, ils veulent du raide.
Aristide avait entendu dire que, dans la région, il y avait un arbre qui laissait couler une sève sucrée. Ce serait bien le diable si en la brûlant on n'en tirait pas quelque chose pour fortifier son coco-merlot. Il avait récupéré sa cargaison de résidu de mélasse volée sur le Saint-Jean-Baptiste.
– Ouais, fit Nicaise Heurtebise, j'ai bien un alambic caché dans les branches d'un érable en attendant le temps des sucres au printemps. Mais pour te dire que c'est du nanan ! Non ! C'est peut-être à cause de l'alambic.
Il avait entendu raconter que Mme de Peyrac possédait un alambic de cuivre de système charentais pour ses médecines. Cela donnerait peut-être un meilleur résultat. Elle se mêla à leur conversation tout en se disant que ce trio pittoresque, à Paris, n'eût pas manqué d'inspirer une certaine méfiance à un policier d'humeur tracassière.
– Il y a bien une recette pour fortifier ton rhum, avouait Heurtebise. C'est le « lessi de bois ». Avec cela tu fais une boisson que, même les Indiens se soulèvent de terre. Mais attention, deux gouttes pas plus. Une troisième, c'est mortel...
Il commença d'énumérer les ingrédients nécessaires.
– De la paille... du charbon de bois et du cuir brûlé... un filet d'eau pure.
Angélique distraite regardait vers le bas de la rue et croyait reconnaître une silhouette qui montait vers eux.
– ... l'important c'est que le charbon soit de bois de pin ou de cèdre...
C'était bien M. de Bardagne qui venait. Il la salua et dit qu'on l'avait logé exprès à l'autre bout de la Haute-Ville, au centre d'un plateau désert nommé les Plaines d'Abraham.
La veille, il n'avait pu la voir, il l'avait cherchée partout. Après s'être informé de sa santé, de son installation, il en vint à ce qui le tracassait.
– Il y a un homme dans la ville qui raconte qu'il vous a connue selon la Bible.
Angélique se mit à rire.
– Quel qu'il soit, il se vante.
– Dans le passé ?
– Dans le passé... Tout est possible. Et pourtant, je ne vois pas qui pourrait...
Sous l'œil douloureux de M. de Bardagne, elle faisait un rapide tour d'horizon intérieur et constatait qu'à la vérité, si elle avait certes beaucoup aimé, ses amants n'avaient pas été si nombreux.
– De quelle sorte, ce quidam ?
– Un grand seigneur.
Angélique leva les sourcils, franchement surprise.
– Il devait être saoul, je parie ?
– Je vous le concède.
– Et vous avez la faiblesse de prendre ces propos au sérieux ? Mon pauvre ami, vous cherchez tout ce que vous pouvez pour alimenter votre jalousie.
– Ma douleur, voulez-vous dire.
– Soit. Mais où cela vous mène-t-il ?
– La ville est sous le charme, dit M. de Bardagne, sombre. On ne parle que de vous et de votre époux. Tout ce que vous avez dit ou fait au cours de cette journée mémorable a séduit les plus prévenus de vos adversaires et enchanté le peuple.
– Auriez-vous préféré que nous échouions et qu'on nous lapide ?
Le visage de l'envoyé du Roi prit une expression déçue.
– Non... Mais j'aurais aimé avoir à vous défendre, à vous protéger.
– Vous le pouvez encore. Votre influence comme envoyé du Roi est de prix. Vous avez tout pouvoir pour nous faire accepter par nos pairs et plus tard plaider pour notre cause à Versailles. N'est-ce pas un miracle que ce soit justement VOUS qui soyez chargé d'éclairer la situation à propos de mon mari, auprès du Roi ?
Nicolas de Bardagne ne répondit pas. Tout ce qui concernait Peyrac lui était infiniment pénible. Il était partagé entre son aversion à l'égard de l'époux d'Angélique et son esprit de justice.
– Je dois vous avouer une chose, dit-il, j'ai profité du passage du Maribelle à Tadoussac pour expédier déjà un rapport exceptionnel à Sa Majesté.
Il fut interrompu par des aboiements. Un homme apparut venant du petit bois entourant la maison de maître, accompagné d'un grand dogue d'un noir luisant de pain brûlé. Comme ils passaient auprès du wigwam des Hurons, le magnifique animal sauta sur l'un de ses congénères indiens, lui broya les reins d'un coup de mâchoires, le rejeta de côté et, après avoir observé avec satisfaction le sursaut de recul des autres chiens jaunes du campement, il rejoignit son maître d'un petit trot délibéré.
M. de Chambly-Montauban se présenta comme étant Grand-Voyer du Canada et leur voisin. Il salua la compagnie en ôtant sa toque à queue de vison. C'était un fort bel homme, aussi beau que son chien pour le moins et nanti à coup sûr de la même allure conquérante et désinvolte. Son titre de Grand-Voyer du Canada, qui le faisait responsable des routes et chemins du pays, était plutôt honorifique dans une contrée qui n'avait d'autres moyens de communication que le fleuve et les rivières.
Quant à la voirie de la ville qui, par extension, relevait de sa charge, il en laissait les malodorantes obligations au procureur Tardieu chargé de promulguer les ordonnances. Par ces quelques indications, il fit comprendre qu'il était surtout un bon vivant.
Il adressa beaucoup de compliments respectueux à M. de Bardagne, mais il regardait Angélique et il avait tendance à ne regarder qu'elle.
Il était vêtu avec élégance d'une hongreline à revers de fourrure, portait l'épée, et se chaussait de bottes de cuir fin à la cavalière. Dans la quarantaine, un peu sanguin, son regard était spirituel, ses dents très blanches, ses lèvres sensuelles.
– Êtes-vous bien logé ? demanda-t-il négligemment à Bardagne.
– Moins bien que vous, répondit celui-ci en guignant dans la direction du petit château, dont le faîtage et les cheminées dépassaient les frondaisons du bois.
Ce manoir avait à ses yeux l'énorme avantage de se situer dans les parages de la maison de Ville d'Avray, où avait emménagé Mme de Peyrac. M. de Chambly daigna lui jeter un regard et dut penser qu'il y avait certains avantages à tirer de bien s'entendre avec le représentant officiel de Sa Majesté.
– Le Roi m'a fort mal traité cette année, se plaignit-il. Il m'a contraint à vendre une partie de mes terres pour une bouchée de pain. J'aimerais conserver ce qui me reste. Pourriez-vous faire quelque chose pour moi ?
– Sans doute avez-vous insuffisamment exploité les terres de votre fief. Mais... c'est entendu, j'en parlerai au Roi.
Deux Indiennes vinrent gémir dans le dos de M. de Chambly. Elles réclamaient de l'eau-de-vie en échange du chien tué. Sans se départir de son sourire éclatant, le Grand-Voyer leur répondit en langue sauvagine. Angélique comprit qu'il les blâmait de s'enivrer, qu'il leur rappelait les décrets interdisant de donner de l'alcool aux sauvages et qu'il leur recommandait d'aller plutôt à la messe. Quant au chien, elles n'avaient qu'à le mettre dans la marmite.
– C'est que votre dogue est un vrai fauve, Monsieur de Chambly, commenta Eloi Macollet. Ce n'est pas comme celui de l'abbé Morillot qui est si doux et si bonhomme.
– Les dogues ont souvent sauvé les postes avancés en flairant l'Iroquois, fit remarquer M. de Chambly.
– Voici l'Indien à présent, annonça M. de Bardagne, amer et fataliste.
La silhouette dégingandée de Piksarett se détachait en haut de la colline. Il descendit vers eux, très dédaigneux, sa lance en main et vêtu de sa peau d'ours hivernale.
Il s'empressa de prendre le relais de M. de Chambly pour tancer les Indiennes et leur reprocher leur penchant à l'alcool qui pervertissait leur âme et ruinait leur corps.
Yolande parut sur le seuil, fin prête, ayant revêtu une mante à carreaux de satin que Marcelline, sa mère, lui avait confiée pour les grandes occasions pendant son séjour dans la capitale. Elle tenait un missel bien serré dans sa grande main et, de l'autre, Chérubin. Adhémar suivait, son chapeau militaire sous le bras. Marcelline l'Acadienne avait fait mille recommandations à Yolande à propos du climat redoutable de Québec. Ce n'était pas la douce Baie Française avec ses tempêtes et ses marées démentielles soit – mais où les lupins roses, bleus et blancs fleurissaient comme herbe à chiendent. La mer y était toujours libre. Angélique prit par la main Honorine et Timothy.
– Tu as raison grand sagamore, dit-elle, de nous rappeler à nos devoirs envers Dieu. Allons communier.