Chapitre 33
Les oies sauvages s'en allaient. C'était le signe que l'hiver allait s'abattre sans rémission.
Tant qu'elles étaient là, en troupeaux de plus de deux cent mille volatiles, à pâturer au pied du Cap Tourmente, la clémence de l'arrière-saison était assurée et cette année, elle s'était prolongée plus encore.
Près de deux mois, venant de l'Arctique, où elles avaient niché l'été, les grandes oies blanches avaient hanté les « battures » marécageuses qui s'étendaient à l'extrémité de la côte de Beaupré où elles trouvaient, et là seulement, un rhizome particulier, nécessaire à leur survie. Tout l'automne, elles avaient fait retentir les falaises de leurs jacassements animés
Maintenant, et alors que l'on s'imaginait que le beau temps durerait toujours, soudain, elles partaient.
Le nez levé, on les regardait passer au-dessus de la ville, le cou tendu, les ailes battant largement et leurs appels traduisaient une allégresse courageuse, un amour fervent du voyage qui les conduirait d'une traite, sans une halte jusqu'aux Carolines, dans le Sud.
On sentait qu'elles abandonnaient les hommes aux intempéries, le fleuve aux glaces, les terres aux neiges infécondes. Certains en concevaient de la mélancolie. Ils disaient tristement :
– Elles partent ! Elles partent !
Mais quand elle reviendraient, tous s'écrieraient joyeusement :
– Elles arrivent !
Car elles annonçaient le printemps.
*****
Voulant parler d'Élie Kempton et poussée par un peu de curiosité, Angélique avait passé sur la répulsion que lui inspirait la demeure préparée pour Ambroisine et elle s'était rendue au manoir, derrière la colline. Elle avait trouvé son mari dans la cour d'entrée que délimitaient les communs où l'on réunissait chevaux traîneaux et charrettes, où une partie des hommes de la flotte logeaient.
Angélique jeta un regard sur la façade garnie de huit fenêtres au second étage, ce qui, avec les pièces du rez-de-chaussée et celles des combles, annonçait une demeure assez vaste. Joffrey de Peyrac y avait ce qu'il appelait sa chambre de commandement. Dans les salons du bas il avait installé son quartier général pour y décider des ordres du jour, des tâches à répartir entre différentes escouades. Dégréer cinq navires pour les mettre en état de supporter l'hivernage demandait soin et diligence.
Une partie du mobilier du Gouldsboro avait été transportée dans ce manoir, ainsi que des pièces de canon, des armes. Il y régnait, et cela était normal, une activité qui tenait plus de la caserne et du bivouac que de la maison de maître.
– Non, dit Joffrey qui avait suivi le regard d'Angélique, l'ombre d'Ambroisine ne vient pas me hanter en ces murs...
– Que faites-vous tout le jour ? s'informa-t-elle s'avisant qu'elle n'avait guère songé aux tâches qui lui incombaient.
– Comme vous, ma chère, je visite mes amis.
– Votre « allié secret » ?
– Pourquoi pas ?
Elle le regarda, perplexe. Et simultanément une idée l'effleura, qu'elle ne put préciser et qui faillit la mettre sur la piste du mystérieux espion de Joffrey. Elle éprouva la certitude qu'à un moment ou à un autre dans le tourbillon des personnes qu'ils avaient rencontrées elle l'avait vu et reconnu. Mais son intuition avait été trop furtive. Et Joffrey se taisait encore.
– Vous vous méfiez de moi, dit-elle.
Il secoua la tête en riant.
– Un jour viendra. Ne soyez pas jalouse.
Il lui prit le bras et il l'entraîna par les bois légers de bouleaux dépouillés de leurs feuilles qui, mêlés de quelques sapins noirs, mettaient au cœur de la ville haute des îlots de forêts. Ces boqueteaux séparaient différents quartiers qui, au début, avaient été des concessions isolées et maintenant représentaient les abords immédiats de la ville. Québec n'était pas enfermée dans des remparts et aucune frontière ne marquait la limite entre la concentration urbaine et la nature sauvage et encore mal défrichée.
L'on traversait donc ces bois et ces clairières comme on l'aurait fait d'un parc. Les chemins et sentiers, tracés par le passage des citadins, donnaient le soir quelques chances aux amoureux de s'égarer pour un baiser loin des regards intolérants.
Tout en marchant, Joffrey essayait de la réconforter à propos de ces incidents mesquins qui paraissaient la détourner d'un but important alors qu'elle s'apercevait peu à peu que tout comptait.
Il lui disait qu'elle avait oublié sans doute combien les activités dans une ville sont multiples et diversifiées.
– Mais, en fait, je n'ai jamais vraiment vécu dans une ville, fit remarquer Angélique. J'ai toujours été une errante. C'est la première fois de notre vie, Joffrey, que nous vivons ensemble dans une cité.
Et elle le contempla une fois de plus sans pouvoir croire au miracle, tandis qu'ils marchaient tous deux familièrement côte à côte. Ils débouchèrent du côté de la Grande Allée, au long de laquelle s'espaçaient encore quelques maisons et, après l'avoir traversée, ils s'engagèrent dans les grandes prairies qu'on appelait les plaines d'Abraham.
Les espaces naturellement déboisés étaient si rares en Canada que ces plaines demeuraient désertes. On y faisait manœuvrer les soldats et paître les troupeaux, l'été. Dans leurs vallonnements, des bouquets d'arbres abritaient quelques habitations domaniales. Dans l'une d'elles, M. de Bardagne avait été logé, et elle le comprenait un peu de s'être jugé par trop à l'écart et d'avoir préféré venir s'installer chez M. de Chambly-Montauban, d'où il ne serait qu'à deux pas de chez elle.
Angélique après avoir vu l'animation bruyante qui régnait au château de Montigny se félicitait qu'ils aient dissocié, elle et lui, leurs deux « postes de commandement ».
Jamais elle n'aurait pu se sentir chez elle dans ce grand bâtiment qui devrait recueillir la plupart des membres d'équipage de la flotte car il n'était guère confortable d'hiverner sur les navires. Elle n'aurait pu se préparer comme elle le souhaitait avant d'aborder cette nouvelle vie à Québec, puis passer à l'épreuve suivante qui était de rencontrer la Mère Madeleine et entendre son verdict. La neuvaine serait bientôt terminée.
Angélique et Joffrey se tenaient à l'extrémité des plaines d'Abraham, dominant une falaise abrupte. À leurs pieds le Saint-Laurent, ce jour-là couleur d'étain, poursuivait sa course vers Trois-Rivières et Montréal. Les oies sauvages passaient en longs vols déployés, des « voiliers », comme les appelaient les Canadiens, nombreux et de plus en plus rapprochés, entraînant les retardataires, escortés de ces cris d'appel qui emplissaient le ciel blafard : « Adieu ! Adieu ! Adieu ! »
Dans cette même direction, le sud, Joffrey étendit le bras.
– À une demi-lieue d'ici, sur la rive sud du fleuve, s'ouvre l'embouchure de la Chaudière. C'est en remontant cette rivière que l'on atteint le lac Migantic puis le Kennébec. C'est une des voies que les Canadiens empruntent pour gagner la Nouvelle-Angleterre.
– Et par où ils ont pu joindre Katarunk, Wapassou...
Il acquiesça. Il posa la main sur sa taille et l'entraîna plus près encore au bord de la falaise.
– Nous dominons le Cap Rouge. Au pied de la paroi, on trouve Sillery, une ancienne mission des jésuites qui a été abandonnée depuis que les Iroquois l'ont ravagée, il y a quelques années. Je suis en train de restaurer les habitations, de construire un fortin et j'y ferai hiverner une partie de mes hommes et trois navires.
Voulait-il lui faire comprendre qu'il installait un poste à Sillery parce qu'il se trouverait ainsi presque en vis-à-vis de l'embouchure de la Chaudière, chemin naturel pour conduire vers le sud et leurs possessions de Wapassou et de Gouldsboro ?
Impraticable l'hiver, difficile lorsque les eaux auraient repris leur cours, mais seule voie d'accès pour fuir si celle du fleuve vers le nord, par Gaspé et le Golfe Saint-Laurent, se révélait interdite. Le fond de la nasse avait donc quand même une échappatoire et, de Sillery, Joffrey de Peyrac en surveillait l'entrée.
Il ajouta, qu'en outre, pour occuper ses hommes, il les avait mis à construire des petits bastions de bois à l'entrée de la Saint-Charles, en avancée des paroisses de Charlesbourg, de Lorette et au Cap Rouge.
Elle l'écoutait tout en observant son visage énergique dans l'encadrement du haut col de fourrure noire de son caban.
Elle l'écoutait, elle écoutait sa voix qui ferait toujours passer un frisson d'émoi en elle et que le vent par instants emportait et, à travers les mots elle se sentait accéder en une faible partie à cette vie bouillonnante d'actions et de pensées qui ne cessaient de naître et de fuser en lui, sollicitées par ses dons particuliers d'intelligence et de passion ; le désir et le plaisir de vivre, d'inventer, de bâtir, qui caractérisaient le grand Joffrey de Peyrac et qui le poussaient à vouloir laisser sa trace sur la Terre, non par orgueil ou pour la seule avidité, mais parce qu'il possédait au plus haut point ce goût de création que la vie met en germe au cœur de tous les hommes.
– En somme, si j'ai bien compris, émit-elle lorsqu'il se tut, vous continuez à encercler la ville ?
Joffrey sourit mais ne nia pas.
– ... Pourquoi ?
Le comte jeta un regard derrière lui, en direction de cette ville dont les hauts clochers d'argent surgissaient au revers du plateau dans le crépuscule piqueté de lueurs roses.
– Parce qu'on ne sait jamais, répondit-il.
Puis il lui reprit le bras et ils revinrent, heureux et accordés à travers les plaines d'Abraham, dont la mince croûte de neige gelée craquait sous leurs pas.
Joffrey de Peyrac leva les yeux, étudiant le firmament d'une limpidité qui donnait le vertige.
– Tiens, la lune a mis son halo rouge, dit-il.
*****
Lorsque Angélique, ce matin-là, tira la porte sur son seuil, il lui parut que le paysage qu'elle contemplait chaque jour venait d'être frappé de mort sous l'effet d'un cataclysme.
Elle ne le reconnaissait plus. Il lui fallut quelques secondes avant de comprendre. Le Saint-Laurent avait disparu.
À la place de ses eaux glauques, noires, grises ou rousses, aux flots écumeux, aux courants rapides et luisants, une vaste vallée blanche, comme taillée dans l'albâtre, s'étendait à perte de vue.
On aurait dit l'oued géant d'un désert marmoréen, sinuant immobile, asséché entre les îles, baies et promontoires d'un blanc de craie. Toute vie, tout mouvement avait cessé.
Le Saint-Laurent était pris par les glaces.
Le froid pressait le visage d'Angélique comme un gantelet de fer. Son haleine se transmuait en mille paillettes de vermeil.
Elle comprit que maintenant ils étaient coupés du monde. Ou bien était-ce le reste du monde qui avait cessé d'exister et se retrouveraient-ils seuls survivants d'une terre glacée ?
Elle rentra à l'intérieur de la maison et il lui semblait que cette halte sur son seuil avait suffi pour coaguler son sang dans ses veines.
Dans la maison, tout le monde parlait du froid. Le froid était arrivé subitement comme un personnage réputé qu'on s'est lassé d'attendre. Personnage considérable, aux dents d'acier, aux yeux de cristal.
Et, pour la première fois, on vit le géant debout devant sa maison, penché sur un mortier de pierre et occupé à une besogne mystérieuse.
– Il fabrique du marc en faisant geler son cidre, expliqua Macollet qui le connaissait.
Toutes les hautes cheminées carrées de la ville crachaient leur fumée avec fureur. On aurait dit que la vapeur même gelait à la sortie du conduit. La fumée était épaisse et le vent qui était comme une sorte d'aspiration d'air glacial, la poussait tour à tour en écharpe grise et noire ou en gros bouillonnements blanchâtres. Cela finit par faire un tel nuage roulant et se renouvelant avec une activité inquiétante que certains, vers la fin de la matinée, s'alarmèrent et parlèrent d'incendie. L'incendie était, avec l'épidémie, la grande terreur des citadins, exilés dans leur désert de glaces. En quelques instants, le feu pouvait dévaster tout un quartier, jeter à la rue des familles entières, anéantir des réserves précieuses de vivres et de marchandises, ruiner les efforts de toute une vie. Et, comme cela avait failli arriver dans les premiers temps, condamner toute une population éloignée de tout secours à périr de froid et de famine.
Le procureur Tardieu profita de l'émotion pour envoyer ses inspecteurs vérifier si chacun des habitants avait bien devers lui dans sa demeure gaffe et crochet ainsi que deux béliers de fer dans son grenier et des perches pourvues d'un tampon à linge mouillé afin d'éteindre les flammèches sur les toits. Les maisons qui n'avaient pas de fenêtres dans les combles devaient porter une échelle en permanence sur le toit, solidement accrochée au faîte par deux crampons. Le peu de neige tombée permettait de procéder encore à une inspection précise, ce qui deviendrait moins facile plus tard.
Ce jour-là vit aussi M. Topin, accompagné d'une troupe importante d'employés du port et de bateliers, gagner la forêt et en revenir chargé, ainsi que ses compagnons, de brassées de baliveaux et de branches garnies de feuillage persistant.
Pilote du Saint-Laurent, il ne s'estimait pas déchargé par les glaces de ses responsabilités vis-à-vis de « son » fleuve. C'était à lui d'en baliser les pistes qu'allaient prendre les traîneaux, sillonnant la blanche plaine tout au long de l'hiver. Il fallait repérer dans le chaos des glaces parfois saisies en blocs, en vagues tourmentées, les passages les plus aisés pour y tracer la route entre deux rangées de perches plantées à l'intervalle d'une toise.