Chapitre 23


Ce qu'on appelait à Québec le séminaire était en fait l'évêché. Monseigneur de Laval, évêque de Pétrée, vicaire apostolique de la Nouvelle-France, y regroupait son clergé, communauté de prêtres séculiers qui avaient pris le relais des missionnaires jésuites ou franciscains auprès de la population blanche du Canada et qui devaient desservir les paroisses sans s'attacher à des bénéfices de cure. Dans ces grands bâtiments de deux ou trois étages, aux combles imposants, les desservants des paroisses y trouvaient asile et subsistance. On y tenait aussi l'école pour les petits garçons de la ville. Il y avait de nombreux pensionnaires parmi lesquels quelques petits Indiens qu'on espérait franciser, des enfants de seigneuries ou de concessions éloignées, des orphelins à charge de la communauté. Les. prêtres se partageaient l'enseignement avec les jésuites, chez lesquels les enfants se rendaient pour les classes de mathématiques, grammaire, sciences naturelles, etc. Adolescents et jeunes gens qui se destinaient à la prêtrise y entreprenaient leurs études avant d'être ordonnés par leur évêque.

La grande cour d'entrée s'ouvrait sur la place de la Cathédrale précédée par une grille monumentale de fer forgé que sommaient l'écusson des Montmorency-Laval en métal doré et un écusson où s'entrelaçaient les lettres J.MJ. : Jésus-Marie-Joseph.

Angélique traversa cette cour d'un pas ferme. Au coup de cloche, un de ces messieurs du Séminaire se présenta.

Les dames laissèrent Angélique à sa protection. Il la guida tout d'abord dans un long couloir dallé puis lui fit monter les marches d'un escalier de pierre flambant neuf.

Dans le lointain, on entendait des voix enfantines psalmodier et les gammes d'un orgue jouées par un remarquable virtuose. Les notes montaient et redescendaient avec brio. L'organiste plaquait des accords triomphants puis recommençait. Il travaillait avec plaisir. On respirait une ambiance active et familiale.

À l'étage, le clerc s'effaça devant la visiteuse et ouvrit une porte qui donnait sur un vaste parloir où attendaient un grand nombre de personnes.

Ces messieurs du séminaire devaient être de complexion robuste, car non seulement la pièce n'était pas chauffée mais encore l'on avait ouvert l'une des hautes fenêtres à petits carreaux de couleur, sans doute afin que le très beau soleil de ce jour de novembre pénétrât à l'intérieur et tînt lieu de poêle ou de brasero.

Cela permettait, en entrant, d'englober d'un seul coup d'œil les lointains de la merveilleuse côte de Beaupré toute pâle sous le gel d'hiver, avec ses champs dénudés mordant sur le sombre des bois et des forêts qui les cloisonnaient.

Angélique, en jetant un regard sur la rade, remarqua qu'il ne restait plus que deux navires de leur flotte à l'ancre : le Rochelais et le Mont-Désert.

Sa vue s'habituant à la pénombre de la pièce, elle reconnut parmi les personnes présentes Marguerite Bourgeoys et ses compagnes et, contente, se dirigea vers elles. L'une des jeunes filles se leva aussitôt et lui céda sa chaise à haut dossier raide et s'assit sur un « carreau9 » de tapisserie. On devait être habitué, lorsqu'on demandait audience à Monseigneur l’Évêque, d'attendre patiemment de longues heures, car presque tout le monde occupait son temps de quelque façon, soit en lisant des ouvrages de piété, soit en égrenant son chapelet, soit en tricotant ou en s'occupant les doigts à des travaux de « frivolités ».

Mlle Bourgeoys et ses filles avaient en main de petits instruments de bois, plantés de clous, sur lesquels elles entrecroisaient des fils noirs ou bruns :

– Nous faisons du lacet.

Quand elles seraient à Montréal, elle apprendrait à ses néophytes à tresser à l'indienne des fils de couleur pour composer des ceintures fort commodes et, de plus, fort plaisantes que les Canadiens aimaient à s'enrouler autour du ventre afin de se protéger des grands froids.

– Nous nous embarquerons après-demain pour Ville-Marie, renseigna la directrice de la communauté. Il n'est que temps. Les grandes marées d'automne ont eu lieu, les glaces peuvent survenir.

Par la fenêtre ouverte, les cris des mouettes et des cormorans montaient dans l'air pur, jusqu'à la Ville-Haute, accompagnés de l'écho sonore des coups de marteau du chantier naval. Avant de quitter Québec, Mlle Bourgeoys voulait saluer et consulter Monseigneur.

– Il est assez jaloux de son rôle de pasteur en Nouvelle-France et nous devons, à Ville-Marie, ménager les susceptibilités bien que notre ville soit au départ une société indépendante, libre de ses fondations et de ses initiatives. Et, seuls les messieurs de Saint-Sulpice, qui sont seigneurs de l'île de Montréal, ont juridiction ecclésiastique. L'on pourrait fort bien se passer de l'approbation épiscopale, mais c'est une question de courtoisie.

Ayant ainsi bien précisé sa position, elle reconnut volontiers que Monseigneur de Laval était un homme droit, actif, dévoué au salut des âmes assemblées sous sa houlette pastorale, mais Mlle Bourgeoys soupira, tira sur son fil et dit :

– En ce pays de croix, rien n'est simple. En mon absence, Monseigneur s'est ému d'apprendre que depuis trois ans j'avais revêtu mes postulantes du costume sans qu'il y eût de règle écrite. Mais, cette fois, il faudra bien qu'il accorde à notre congrégation l'approbation canonique.

Les difficultés avec lui venaient, dit-elle, de ce qu'elle refusait la clôture monastique pour son ordre et qu'elle ne voulait, pour le costume des religieuses, « ni voile ni guimpe » qui les auraient différenciées par trop des habitantes du pays. Elle voulait les compagnes de son ordre vêtues comme de modestes bourgeoises, de la même robe noire, à collet blanc avec un fichu noir noué sur leurs bonnets de ménagères :

– Nous sommes des femmes communes, au service des autres.

Elle parla de toutes les grandes dames de France, les bienfaitrices qui avaient soutenu les œuvres du Canada de leurs deniers, comme Mme de La Peltrie qui avait accompagné les ursulines jusqu'à Québec ou Mme de Gallion qui avait aidé Jeanne Mance à fonder un petit hôpital à Montréal.

Angélique, qui devait inclure à leur cohorte une « bienfaitrice » dans le genre de la duchesse de Maudribourg, n'écouta pas sans réticence leur panégyrique. Elle s'imagina Ambroisine abordant à Québec, doucereuse, confite en dévotion, maternelle avec ses Filles du Roy, s'attirant le dévouement des personnes les meilleures, par sa conduite exemplaire, le prestige de sa fortune et son charme habile. À la seule pensée des ravages souterrains que sa venue aurait pu provoquer dans la petite cité confiante, elle eut un frisson, et comme le pressentiment que Québec n'était plus à l'abri des contagions vénéneuses du Vieux Monde.

Une porte dans le fond s'ouvrit et un garçon d'une trentaine d'années en sortit qui remerciait avec effusion, tout en s'inclinant, son grand chapeau sur l'estomac. Puis la porte se referma.

L'homme vint saluer Mlle Bourgeoys. Elle était fort connue et tout le monde l'aimait. Il lui fit part de sa satisfaction, car le sachant désireux de se marier avec une jeune habitante de Château-Richer, Monseigneur de Laval venait de lui accorder un bail de cinq ans sur les deux moulins banaux de son fief. Cet accord en échange de la somme annuelle de six cents livres tournois, six chapons vifs et un gâteau.

– De quelle taille le gâteau ? s'exclama Angélique qui trouvait amusant cet impôt d'un nouveau genre.

– Les modalités restent à prévoir, dit le garçon, mais le gâteau devra être livré en mai, pour la Saint-Boniface.

Lui aussi se réjouissait car il avait été apprenti pâtissier avant d'émigrer en Nouvelle-France. Il avait couru les bois et boulangé dans les forts militaires. Maintenant, il désirait se fixer. Son gâteau fiscal lui permettait de se refaire la main.

Une petite famille d'immigrants qui attendait, assise en rang sur une banquette, le long du mur, avait écouté avec attention. Ils se rapprochèrent tous en chœur, les parents et les quatre enfants.

Marguerite Bourgeoys les connaissait pour avoir fait avec eux la traversée sur le Saint-Jean-Baptiste. On aurait deviné leur qualité d'immigrants, rien qu'à les voir hâves, pâles et flottant dans leurs vêtements usés. Ils étaient inquiets. Ils étaient arrivés la veille, avaient assisté au Te Deum, qui les avait éblouis sans qu'ils eussent rien compris, et ils avaient dormi dans la remise d'un des magasins de l'ancienne Compagnie des Indes Occidentales. En France, on les avait recrutés pour le peuplement des terres situées entre Québec et Montréal, ils ne se rappelaient plus très bien le nom de la seigneurie. Personne ne les avait pris en charge, hier, à l'arrivée. On avait fini par les envoyer chez l'évêque, ce matin. Ils étaient complètement perdus. Partis du Havre, ils avaient mis près de quatre mois à parvenir à Québec.

– En effet, ce voyage a été l'un des plus durs que j'aie jamais connus, convint Mlle Bourgeoys. Certes, nous savons à l'avance les périls que nous devons courir sur cette grande mer océane, la plus rude à passer de toutes les mers – non qu'il se perde beaucoup de vaisseaux dans la traversée que nous devons faire de douze cents lieues – mais il y a bien des incommodités à souffrir, on tombe en de grandes maladies, on craint la rencontre des Anglais, des Dunkerquois et des Turcs... Avec le Saint-Jean-Baptiste nous avons dû supporter en plus la filouterie du capitaine et de son équipage.

La femme tira de sa mante rapiécée un petit gobelet d'argent.

– Nous avons vendu quelques hardes et ustensiles avant de partir et j'en ai converti la somme en cette timbale.

– Vous avez été avisée, ma fille, approuva Marguerite Bourgeoys. Avec cette petite garantie, vous pouvez obtenir des prêts ou du numéraire si vous la faites fondre.

Angélique croyait se rappeler que le fait de faire fondre de l'argent et d'en troquer était passible, selon les arrêts des tribunaux établis d'après la coutume de Paris, des galères et même de la mort sans phrase.

Mais personne, à la colonie, ne paraissait s'en soucier. Elle apprendrait qu'on y fondait à qui mieux mieux. Le moindre bibelot d'argent, comme la plus somptueuse pièce d'argenterie, représentait la seule valeur sûre.

Celui qui possédait de l'argent avait la confiance des marchands, affirma Mlle Bourgeoys.

Un homme en gros souliers entra d'un pas rapide en laissant des traces de boue partout. Il jeta un regard alentour et se précipita vers la petite famille d'immigrants.

– Ah, vous voici ! Je suis votre seigneur, Arnaud de La Porterie. Je n'ai pu aborder que ce matin et je vous cherche depuis deux heures, à la piste, dans la ville. Il faut que nous réglions rapidement nos affaires. La grande barge repart bientôt.

Il examina des feuillets qu'il avait tirés de la poche de sa casaque de cuir.

– Vous êtes bien Gaston Bernard et sa femme Isabeau, née Candelle, tous deux originaires de Chartres ?

Debout devant lui, ils acquiescèrent timidement. M. de La Porterie les comptait de l'œil.

– Vous étiez annoncés pour sept...

– Nous avons perdu un petit en mer, répondit la femme portant son mouchoir à ses yeux.

– Bien, conclut le gentilhomme en rangeant ses papiers.

S'avisant qu'il manquait de compassion, il ôta son chapeau de castor et pria solennellement.

– ... Paix à l'âme de cet enfant ! Dieu a pris les prémices, l'œuvre sera belle. Que la Vierge nous protège !

– Amen, répondirent-ils en chœur.

– Nous devons aller au greffe du Conseil souverain, continua l'autre, pour signer votre acte de concession. Vous recevrez trois arpents de front pour vingt de profondeur, moyennant de vous y établir pour la présente année, d'y avoir feu et lieu, et de payer vingt sols tournois par arpent de terre de front, douze deniers de cens et deux chapons vifs, le tout à porter chaque an, le jour de la Saint-Martin d'hiver, en mon manoir. Savez-vous labourer ? Vous apprendrez, coupa-t-il voyant leur mouvement évasif.

Il examina leurs vêtements loqueteux dans lesquels ils grelottaient.

– Pour commencer, il faut acquérir des capots et des bottes sauvages. J'ai des réserves dans mon magasin de la Basse-Ville. Suivez-moi.

– Laissez-les au moins saluer l'évêque, s'interposa Mlle Bourgeoys.

– Pour quoi faire ? L'évêque n'a pas à s'occuper de mes censitaires. Il aura bien le temps de les voir quand il fera sa tournée épiscopale, pendant l'été.

Il sortit, poussant devant lui son petit troupeau. Mlle Bourgeoys hocha la tête d'un air réprobateur.

– Monsieur de La Porterie n'a pas le droit d'avoir un entrepôt de marchandises en ville. C'est interdit aux seigneurs possesseurs de fiefs de noblesse ou même de fiefs de roture. Mais tout le monde ici, sauf le clergé, fait du commerce. Il est vrai que pour un seigneur le revenu de ses terres lui rapporte à peine un poulet une fois l'an. La dîme des censitaires n'est rien comme vous avez pu l'entendre. Et le seigneur doit s'occuper de l'établissement de ceux qu'il fait venir. Il a de lourdes charges et peu d'aide du Roi pour aider au peuplement de la colonie. Il mourra impécunieux, mais sa seigneurie tout occupée et défrichée. Et il se peut que son fils ait, lui, de bons revenus.

Tout en l'écoutant, Angélique laissait errer son regard sur le décor de la pièce. Il y avait aux murs de belles tapisseries représentant des sujets de la Bible. Les plafonds étaient hauts, ornementés de caissons, et les planchers cirés comme un miroir.

Dans une encoignure, en face, s'érigeait une statue de l'Enfant-Jésus, couronné d'or et vêtu de velours rouge, tenant d'une main un globe surmonté d'une croix. Des tableaux au mur montraient des reproductions de l'Enfant-Jésus au maillot, adoré par les anges, et une autre, en camaïeu, de l'ange offrant Louis XIV nouveau-né à Notre-Dame-de-Lorette.

Une grande statue de saint Joseph portant lui aussi sur son bras le divin enfant se dressait près de la porte.

Mlle Bourgeoys informa Angélique que saint Joseph était le patron de la Nouvelle-France, tandis que l'Enfant-Jésus était plus particulièrement chargé de la protection du Séminaire.

Angélique aurait écouté Marguerite Bourgeoys pendant des heures. Comme à Tadoussac, elle s'apercevait que, lorsqu'elle était en sa compagnie, le temps filait comme le vent. La paix de l'âme de Marguerite était communicative. Elle avait beau faire le récit des « pires ennuis », elle gardait l'âme légère.

– Vous passerez avant nous chez l'évêque, déclara-t-elle tout à coup à Angélique. Certes, il est important que vous voyiez l'évêque, mais vous ne pouvez perdre trop de temps. Vos activités mondaines sont attachantes et vous avez beaucoup à faire. Nous autres, nous pouvons attendre.

Angélique se souvint qu'elle avait en effet rendez-vous avec Joffrey au château Saint-Louis pour y rencontrer le gouverneur, vers l'heure de midi. Elle remercia chaleureusement.

De nouveau, la porte du cabinet de l'évêque s'ouvrit, et, cette fois, ce fut le marquis de Ville d'Avray qui en surgit tel le diable d'une boîte. À demi tourné, il s'adressait au prélat, dont la haute stature, en camail violet, se profilait derrière lui.

– ... Ainsi, Monseigneur, vous voyez que vous n'avez nulle crainte à éprouver quant à la fidélité de nos catéchumènes d'Acadie. À preuve cette moisson de scalps d'Anglais hérétiques que j'ai apportée à Monsieur le Gouverneur et qui traduit l'attachement que ces pauvres sauvages gardent à Dieu et à l’Église que nous leur avons appris à connaître, attachement qu'ils manifestent selon leurs moyens et à leur manière, en allant semer la guerre chez nos ennemis de Nouvelle-Angleterre...

Il mit prestement un genou à terre pour baiser l'anneau de l'évêque, et s'éloigna traversant le parloir d'un talon assuré sans apercevoir Angélique.

Celle-ci se jeta sur ses pas et le héla du haut de l'escalier qu'il avait déjà descendu de moitié.

– Monsieur de Ville d'Avray !...

Il se retourna et, en l'apercevant, son visage s'illumina.

– Oh ! Très chère !...

Elle ne le laissa pas poursuivre son élan.

– Que racontiez-vous à l'évêque ? Des scalps d'Anglais ? Prendriez-vous à votre compte le coffre que le baron de Saint-Castine a fait envoyer à Québec afin de témoigner de son zèle auprès des autorités...

– Pourquoi pas ? dit-il, avec un sourire enjôleur.

– Que nenni ! Je ne vous laisserai pas accréditer ce bruit. Bien que cette marchandise me répugne, je me chargerai d'en faire connaître la provenance. Il ne manquerait plus que vous vous en adjugiez tout l'avantage alors que notre pauvre Saint-Castine va se faire blâmer, et peut-être déplacer, pour n'avoir pas soutenu la campagne guerrière du Père d'Orgeval10.

Voyant qu'elle ne plaisantait pas, le marquis se rebiffa.

– Toutes les têtes d'Acadie m'appartiennent, assura-t-il avec superbe.

– C'est ce que nous verrons. Je vais avertir les soutiers du Gouldsboro de vous refuser ce coffre si vous le demandez.

– Je l'ai déjà...

Après un échange de paroles assez vives, Ville d'Avray s'en alla fâché.

Retournant au parloir, Angélique s'aperçut que cette altercation lui avait fait perdre le tour généreusement cédé par Mlle Bourgeoys. Celle-ci et ses filles avaient été introduites près de l'évêque.

L'angélus annonçait midi. Les autres personnes attendant se dressèrent pour réciter en commun la prière de la salutation à la Vierge

L'Ange a annoncé à Marie


Et elle a conçu par


L'opération du Saint-Esprit...

Un clerc vint avertir Mme de Peyrac des regrets de Monseigneur de Laval, qui devait, après l'audience en cours, aller prendre une légère collation. Il attendrait Mme de Peyrac dès le début de l'après-midi.

Angélique se précipita dehors. Elle ne voulait pour rien au monde manquer son rendez-vous avec Jorfrey chez le gouverneur.

Sur la place elle hésita. Chaise à porteurs ? Carrosse ? Qu'est-ce qui valait le mieux ?

Prendre ses jambes à son cou. Lorsqu'on était pressé à Québec, cela réclamait moins de temps que de racoler valets et cochers.

Elle atteignit promptement le château Saint-Louis et, dès le vestibule, elle aperçut Joffrey en grande conversation avec une charmante brunette aux yeux noirs, Bérengère-Aimée de La Vaudière, l'épouse du procureur Noël Tardieu.

Celle-ci s'était fait remarquer le jour de son arrivée par sa grâce aimable. Sa famille, de haut lignage, était originaire de Tarbes. Les dames et gentilshommes s'apprêtaient à partager le repas du gouverneur. En l'attendant les conversations avaient pour sujet le ravissement dans lequel avaient été plongées ces dames qui la veille avaient reçu des mains du plénipotentiaire de M. de Peyrac qui un bijou, qui un objet de piété, une miniature ou un colifichet.

Bérengère de La Vaudière en avait les larmes aux yeux, ce qui les rendait plus brillants encore et plus noirs.

Toutes, dans l'ensemble, levaient sur Joffrey un regard extasié. Il se défendait, en souriant, de n'avoir eu que le geste naturel de remercier tant de charmantes personnes de leur aimable accueil.

Angélique qui arrivait les joues roses de la course répondit distraitement aux salutations et se jeta vers Joffrey. Il lui semblait qu'il y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait vu.

– Mais, que devenez-vous ? lui demanda-t-elle, tourmentée de l'envie irrésistible de l'embrasser et de le serrer sur son cœur.

– Et vous-même, Madame ?

– J'ai rendu visite à l'évêque.

– Comment l'entrevue s'est-elle déroulée ?

Angélique reconnut qu'elle avait passé une matinée passionnante avec Marguerite Bourgeoys, mais qu'elle n'avait pas encore vu l'évêque.

M. de Frontenac arrivant baisa les deux mains d'Angélique, l'une après l'autre, et la fit asseoir à sa droite. Mme de Castel-Morgeat était à sa gauche. Elle avait le visage tuméfié et personne n'osait la regarder.

Après le repas, le gouverneur proposa une promenade en son jardin qui était situé un peu plus haut, sur le revers du Mont-Carmel.

Angélique abandonna la compagnie, elle voulait en terminer avec l'évêque.

*****

Monseigneur de Laval ressemblait à Bossuet. Le pasteur de la Nouvelle-France avait sa stature robuste, l'abord direct, l'intelligence prompte, alimentée par une culture que l'on sentait vaste et diverse.

Une fine moustache à peine esquissée, une virgule de poils entre lèvre et menton soulignaient la bouche belle et autoritaire. Le nez busqué, le front haut sous sa calotte épiscopale auraient pu lui donner un air de domination si les paupières un peu tombantes n'eussent atténué l'éclat des yeux, leur communiquant un regard songeur et bienveillant.

Comme le grand aumônier de la Cour, il montrait à la fois de la simplicité et de la grandeur. Cette ressemblance joua pour aider Angélique à se trouver de plain-pied avec son auguste interlocuteur.

Elle fut sur le point de parler la première, mais comme l'évêque au même moment se décidait elle se retint et il fit de même. Ils sourirent.

Angélique exprima alors l'admiration que lui avaient inspirée la cathédrale et la pompe des cérémonies. L'évêque ne cacha pas que ces propos lui étaient agréables. On avait toujours vu grand à Québec. Lorsqu'il était arrivé en son diocèse, Québec ne comptait que quatre-vingt familles, à peine six cents personnes. Mais déjà les jésuites avaient donné aux manifestations de la piété et du culte cette tournure élevée dont toute la mentalité du pays se trouvait imprégnée.

Gràce à leurs soins et à ceux des ursulines, la génération, grandie au pays, savait lire, écrire, chanter le latin. Cette base de choix assez inhabituelle l'avait encouragé à créer le grand et le petit Séminaire afin d'assurer la formation de jeunes clercs parmi les enfants du pays. Il fallait les détourner de la désastreuse vocation de courir les bois dès l'âge de quinze ans.

Il laissa entendre qu'il était bien nécessaire aux colons de la Nouvelle-France d'avoir un pasteur dans les formes ecclésiastiques connues d'épiscopat, car les jésuite étaient surtout des missionnaires s'intéressant aux Indiens et les premiers colons n'étaient pas vraiment tenus en main avec assez de rigueur. Les jésuites pensaient plus à la conquête des âmes des Indiens qu'à maintenir dans l'obéissance celles de leurs compatriotes... Ils enrôlaient tout le monde dans leurs expéditions alors qu'un humble chrétien doit rester à l'ombre de son clocher et sous la houlette de son pasteur afin de pouvoir jouir de l'aide des sacrements, sans lesquels il sombre dans toutes les tentations dont celle du paganisme le guettait sans relâche sous ces cieux.

Cette introduction parut à Angélique l'encourager à parler de la Mère Madeleine. Le visage de l'évêque devint plus grave. Mais Angélique avait compris qu'il s'était déclaré contre le Père d'Orgeval, ce qui l'obligeait à l'aider, elle.

– L'affaire est d'importance. Elle a soulevé tant de passions.

– Raison de plus pour en finir tout à fait en rassurant sur mon compte, par l'avis de la Mère Madeleine ceux qui auraient encore des doutes.

– Vous semblez bien assurée que celui-ci vous sera favorable ?

– Vous voulez dire : assurée qu'elle ne me prendra pas pour une démone ? Oui, je le suis, si cette religieuse est honnête... Et vous l'êtes aussi, Monseigneur. Sinon, vous ne m'auriez pas reçue.

L'évêque eut un petit sourire, mais se rembrunit aussitôt.

– Hélas ! soupira-t-il.

– Que voulez-vous dire ? interrogea Angélique alarmée.

– Il vous faudra attendre. À vrai dire, j'aurais aimé répondre sans tarder à votre supplique. Il se trouve que cette démarche de votre part me plaît. Mais un incident pénible, plus dramatique va vous obliger à y surseoir. Avant-hier, la nuit même de votre arrivée, on a dérobé, chez les dames ursulines, une boîte d'hosties.

Sur le moment Angélique ne vit pas en quoi cela empêcherait son entrevue et pourquoi il laissait tomber ces mots d'une voix si lugubre. Puis par intuition, se souvenant de la conversation qu'elle avait eue, la veille, avec le maître d'hôtel Tissot, elle comprit les raisons profondes du souci de l'évêque.

– Craindriez-vous, Monseigneur, que ces hosties n'aient été volées en vue d'être utilisées pour des opérations magiques ?

– C'est toujours en ce dessein que les hosties sont dérobées, fit tristement l'évêque.

– Mais à Québec, Monseigneur, est-ce possible ? C'est une terre neuve, dévote, austère... l'emprise de mœurs si corrompues ne peut s'y répandre.

– Hélas ! répéta l'évêque. Les temps ne sont plus les mêmes. Autrefois, dans ce pays, le vice était quasiment inconnu. On n'y vivait que de piété et de religion, d'accord et de charité. Mais les parjures et la fourberie des marchands l'ont emporté sur la droiture et la sincérité des missionnaires. On y reçoit aussi trop de brebis galeuses, de personnes scandaleuses...

– Monseigneur, ne voudrait-on pas m'empêcher de voir la Mère Madeleine afin de me nuire ?

Il secoua la tête, apaisant.

– L'entrevue n'est que repoussée, dit-il. À la suite du vol, les dames ursulines ont entrepris une neuvaine pour faire amende honorable contre le mal qui risque d'être commis avec le pain sacré. Il faut attendre que le temps de la pénitence soit révolu. Mais je n'aurai garde d'oublier votre requête, ajouta-t-il.

Angélique le remercia chaleureusement. Elle avait eu raison de s'être adressée à l'évêque en premier lieu. Il semblait avoir une vue juste et saine de la situation.

Il se révélait un personnage sensible et intéressant. Probe, vertueux, homme d’Église et né pour l'être. On disait qu'il avait reçu la tonsure à l'âge de neuf ans.

Il était bien l'homme solide et intègre qu'il fallait à la tête de son immense diocèse, trois ou quatre fois la France...

– Monseigneur, lui dit-elle, puis-je vous poser une question de simple curiosité. Pourquoi vous donne-t-on le titre d'évêque de Pétrée, qui, autant que je crois en être instruite, est une ville de Mésopotamie, aux Échelles du Levant, alors que vous êtes évêque du Canada ?

Monseigneur sourit encore et dit que cet étrange chassé-croisé était le fruit des compétitions acharnées dont sa candidature avait été l'objet. L'évêque de Rouen, dont il dépendait, avait refusé de le nommer parce qu'il avait été proposé par les Missions étrangères et soutenu par Rome.

– La plupart des fondateurs de l'Institut des Missions étrangères étant de mes amis intimes me voulaient à ce poste. Pour ma part, j'avais demandé le Tonkin. On trancha le différend par l'application d'un article du droit canonique qui me permettait de me passer de l'ordination de l'évêque de Rouen. Je fus ordonné évêque « in partibus infidelium » ou, par abréviation, évêque « in partibus ».

« C'est une convention. L'évêque « in partibus » est promu à un évêché qui est situé dans les pays devenus infidèles, c'est depuis le XIIe siècle, c'est-à-dire quand les musulmans s'emparèrent de villes d'Orient ou d'Afrique qui appartenaient aux grands royaumes chrétiens de Byzance ou de Jérusalem. On « continue » d'y nommer des évêques qui ne pouvaient y exercer leurs fonctions et résidaient dans les pays catholiques mais qui, par leur présence, semblaient les conserver au royaume de Dieu.

« C'est ainsi que le nonce du Pape, Piccolomini, lui-même évêque de Césarée, en Palestine, me nomma évêque de Pétrée, dans une touchante cérémonie qui eut lieu à Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Je pouvais ensuite recevoir le vicariat de la Nouvelle-France.

– Les cabales et les conflits ne sont donc pas exclus des domaines où œuvrent les serviteurs de Dieu ?

– Autant là qu'ailleurs, dit l'évêque, philosophe. Et peut-être plus encore. Mais Dieu rachète la mesquinerie des êtres.

Angélique ne lui cacha pas l'admiration que lui avait inspirée la magnificence des cérémonies. Cela le toucha. Il parla avec plus de confiance. Ce qui était son plus grand souci, c'était de voir les traitants de fourrures porter de l'alcool aux sauvages qui se laissaient aller à de terribles excès.

– Malheureusement, les sauvages veulent de l'alcool en échange de leurs pelleteries, dit Angélique. Ils disent que cela les met en communication avec l'Au delà. Et il est difficile de leur faire comprendre le tort qu'ils se causent.

L'évêque ne la suivit pas sur ce terrain. Dans cette affaire, les Blancs étaient coupables, les sauvages aussi et tout le monde devait faire pénitence.

– Le plus simple serait de ne pas leur en porter, trancha-t-il.

Quand il était question de la traite de l'eau-de-vie, il perdait tout humour et aurait excommunié la terre entière.

– La Nouvelle-France pourrait-elle survivre sans la fourrure ? demanda Angélique.

– N'êtes-vous pas de tendance un peu moliniste ? suggéra-t-il.

Angélique ressentit une légère panique. Heureusement, elle avait glané jadis dans les salons parisiens quelques connaissances sur les idées philosophiques et théologiques en vogue, qui lui revinrent à propos en mémoire et elle put répondre qu'une certaine indulgence aux faiblesses du prochain ne voulait pas dire libéralité sans discernement, encore moins indifférence à son salut.

La réponse devait être excellente car le visage de Monseigneur de Laval s'éclaira. Il parut satisfait et, même, vaguement amusé de n'avoir pu la confondre.

– Avez-vous l'intention d'entrer dans la Confrérie de la Sainte-Famille ? s'informa-t-il.

Une telle proposition venant de sa part montrait qu'il la jugeait désormais comme digne d'en faire partie.

Elle éluda la réponse.

– Madame de Mercouville m'en a parlé...

– C'est une dévotion à laquelle la colonie doit de grandes grâces.

Il expliqua qu'il fallait avoir une dévotion en Canada.

– Dans les dangers sans nombre qui nous assaillent, les charges écrasantes, les responsabilités que nous recevons en ce pays où tout est à faire, où notre survie même est sans cesse remise en question, il est bon d'obtenir le secours des forces divines par l'intermédiaire de quelque saint protecteur qui crée le lien entre nous, pauvres mortels, et le Très-Haut, qu'il contemple dans sa gloire.

La Sainte Famille : Jésus, Marie, Joseph, pauvres, laborieux, unis, offrait une image idéale au peuple esseulé du Canada.

Par extension saint Joachim et sainte Anne, grand-père et grand-mère de l'Enfant Divin, recueillaient aussi beaucoup de suffrages.

Monseigneur de Laval parla ensuite du culte à l'Enfant-Jésus qu'il appelait le Petit Roi de Grâce ou le Petit Roi de Gloire.

Notre-Dame-de-Québec était consacrée sous les vocables conjoints de Saint Louis, patron du royaume de France, et de l'Immaculée Conception, dévotion mariale, dont on découvrait de plus en plus la valeur souveraine. Mère Marie de l'Incarnation, l'une des fondatrices ursulines qui était morte récemment à Québec et que l’Église reconnaîtrait certainement un jour comme une de ses grandes mystiques tant sa filiation avec sainte Thérèse d'Avila était évidente, avait l'habitude de s'adresser au Père éternel.

Le Saint-Sacrement avait aussi ses adeptes. Peut-être même dominait-il, mais l'on ne pouvait jamais savoir exactement, car c'était une confrérie secrète très influente. On pouvait avancer que la plupart des personnes en vue en faisaient partie et il ne fallait pas oublier que Gaston de Meury qui en avait été l'âme s'était trouvé à la racine de la fondation du Canada et de son climat mystique.

– Consultez votre confesseur, lui dit l'évêque en se levant, il vous conseillera. Nous devons tous avoir un ami pour nous dans le ciel.

Angélique s'agenouilla à demi pour baiser l'anneau pastoral. L'évêque ne paraissait pas mécontent de cette entrevue. Il devait approuver les personnes qui ne le craignaient point et débattaient franchement avec lui... Il l'accompagna jusqu'à la porte.

Dans la cour du séminaire, Angélique fit halte, et respira deux ou trois fois profondément. L'air était glacé et revigorant. Elle pensa que si une conversation avec l'évêque l'avait épuisée à ce point, qu'aurait-ce été s'il lui avait fallu affronter le Père d'Orgeval. Dieu merci ! Le Ciel ne lui offrait que des épreuves à la mesure de ses forces. Compte tenu de tous les sujets abordés, effleurés, contournés, des questions posées, des pièges tendus, et si l'on exceptait le molinisme sur lequel elle avait un peu dérapé, elle estimait, à part elle, qu'elle ne s'en était pas trop mal tirée. Il fallait reconnaître ses « insuffisances », comme disait Marguerite Bourgeoys, admettre qu'à courir les bois et les mers elle ne s'était guère enrichie dans le domaine de la théologie, de la philosophie et de la rhétorique.

Les dames de la Nouvelle-France possédaient pour la plupart un haut degré de culture. Elle leur demanderait des livres, et s'arrangerait pour aller aux conférences et aux sermons.

De plus, il lui faudrait, au plus tôt, se trouver un confesseur et se choisir une dévotion.

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