Chapitre 12


– Madame de Castel-Morgeat ! répéta Angélique. Une femme ! Tirer du canon ! Mais elle est folle ! Elle aurait pu tuer son propre fils...

– Elle ne le savait pas à bord.

Il pouffa.

– Elle était si furieuse qu'on n'assurât pas la défense de Québec contre vous et que son mari ait cédé à Frontenac, qu'elle a pris sur elle de pénétrer dans la redoute et après avoir terrorisé les malheureux soldats qui s'y trouvaient de garde et subjugué l'officier qui les commandait, elle leur a ordonné de couler votre flotte. On dit qu'elle a placé elle-même la gargousse4 dans la bouche du canon et l'a crevée d'un coup de baïonnette dont elle s'est emparée. C'est parce qu'il craignait d'être éborgné par ses moulinets et qu'elle ne fasse sauter la pièce et tout le monde en y boutant le feu que l'artificier a fait partir le coup... Bien pointé, il faut le reconnaître ! Quelle amazone !

– Quelle folle ! dites plutôt.

L'annonce pour le moins stupéfiante fit manquer à Angélique son entrée dans la cathédrale ainsi que le plaisir qu'elle s'en était promis, car elle était bien décidée à savourer chaque seconde d'une cérémonie aussi émouvante.

Mais, absorbée par ses réflexions sur le geste insensé de Mme de Castel-Morgeat, elle se retrouva tout à coup en haut de la nef au premier rang, devant un prie-Dieu de bois sculpté au coussin de velours grenat bordé d'or, sans avoir eu conscience de parcourir la distance qui y menait depuis le portail, ni d'avoir remonté l'allée centrale, au long de laquelle on avait déroulé un riche et épais tapis d'Aubusson.

Angélique s'agenouilla. Devant elle, dans la semi-obscurité du chœur, elle voyait luire les ors du maître-autel et de son retable, encadré de deux colonnes de porphyre noir. Au-dessus, se déployait un macaron de bois doré où était sculptée la colombe du Saint-Esprit.

Cependant, derrière elle, l'église se remplissait d'un coup, tel un réservoir dont on a ouvert les vannes et tout le monde prenait place dans un brouhaha qui ne tenait aucun compte de l'habituelle discrétion due aux lieux saints et à la présence du Saint-Sacrement.

Une chose passait avant tout à Québec : tenir son rang.

La hiérarchie des titres, des fonctions et des fortunes, créait dans la petite capitale où chacun était, pour une raison ou pour une autre, un personnage important, des conflits de suprématie que rien ne parvenait à dénouer, chacun estimant que la défense de son honneur et celui de sa charge mettait en jeu, du même coup, celui du Roi, de la Nouvelle-France et même de Dieu. Aussi était-ce un devoir que se défendre âprement.

En toutes circonstances la compétition était serrée.

Dans la fièvre qu'on mit à se placer là où chacun estimait devoir l'être, et sans laisser à des rivaux avides, la possibilité de vous devancer, il y eu presque une petite échauffourée, et peu s'en fallut que M. de Bardagne, envoyé du Roi, une fois de plus ne fût lésé et ne se retrouvât sans prie-Dieu ou rejeté au deuxième rang On ne l'avait pas prévu, ni lui ni sa suite.

M. de Frontenac rattrapa la chose en lui cédant son propre agenouilloir qui était placé un peu en avant de ceux de leurs hôtes, le comte et la comtesse de Peyrac. Il s'exécuta non sans avoir jeter un coup d’œil mécontent à l'intendant Carlon qui avait pris d'office la place à la droite de Ville d'Avray, lequel occupait celle qui aurait du être adjugée à M. de Bardagne C'est ainsi que le petit marquis avait déséquilibré par son empressement à se trouver au plus près d'Angélique l'échelonnement des édiles.

L'Intendant Carlon risquant de ce fait d'être repoussé en arrière s'était emparé de la place qu'à la rigueur on aurait pu réserver à M. de Ville d'Avray puisqu'il était gouverneur de l'Acadie et qu'il revenait au pays après un long et mouvementé voyage dans sa juridiction.

Le gouverneur Frontenac régla donc la question en faisant porter son meuble dans le chœur, mais tout près de la balustrade qui fermait le sanctuaire. Il signifiait ainsi que son haut rang l'autorisait à pénétrer dans l'enceinte réservée aux ministre du culte mais qu'il n'entendait pas s'y trouver que comme le plus humble des serviteurs du Dieu Tout-Puissant.

L'évêque qui se dirigeait vers les marches de l'autel le remarqua et fronça les sourcils. Cependant la cérémonie commençait. Les enfants de chœur arrivaient en cortège de la sacristie et se disposaient en une double rangée, se saluant et se passant la navette d'argent pour garnir leurs encensoirs.

Les chantres de la chorale épiscopale, rassemblés à la tribune, entamèrent le chant de victoire.

O Dieu nous te louons, nous te


Reconnaissons comme Seigneur.


Toute la Terre te vénère, Père éternel.


Saint, Saint, Saint est le Seigneur


Le Dieu des armées !


Les Cieux et la Terre sont remplis


De la majesté de Ta gloire.

Il y avait des années qu'Angélique n'avait pas assisté à un grand office du rituel catholique.

Elle avait couru les bois et les mers, femme de grand vent, répudiée par les siens.

« Comme c'est étrange ! » se dit-elle.

Des nuages d'encens commençaient à s'échapper d'une dizaine d'encensoirs d'argent et de vermeil que balançaient, levaient, descendaient en chœur des jouvenceaux en soutanes rouges ou noires. Dans l'hémicycle du chœur, des officiants montaient et descendaient les marches de l'autel, allaient et venaient dans les prières préliminaires, se retournant, bénissant, se saluant, soutenant mutuellement avec grands déploiements de bras leurs chapes d'apparat surbrodées de fleurs somptueuses en fils de soie de toutes couleurs mêlés de fils d'argent et d'or.

Étourdie par ces mouvements incantatoires et le déferlement des orgues, Angélique se laissa aller à une songerie dans laquelle des bribes de souvenirs, des réflexions cocasses, des visages inattendus s'imposaient à elle sans qu'elle démêlât pourquoi sa pensée se mettait à vagabonder, mais elle se tenait très droite, les coudes appuyés au bord du prie-Dieu et les mains jointes dans l'attitude, retrouvée aussitôt, qui lui avait été prescrite dans sa jeunesse chez les ursulines de Poitiers. Des buissons de chandelles brasillantes, fichées sur des plateaux de cuivre et disposées des deux côtés du sanctuaire ainsi que dans les chapelles latérales du transept et de l'abside, des cierges énormes dressés en parade dans des flambeaux d'or, dégageaient une chaleur assez forte, une lumière éblouissante. L'odeur douceâtre des cires précieuses se mêlait à celle de l'encens Dans cette clarté mouvante et dansante, les motifs exubérants des sculptures du tabernacle et de son retable paraissaient se gonfler et bouillonner en boules en bulles d or. Fruits en grappes, fleurs en guirlandes, consoles, volutes, enroulements, brûle-parfums, ostensoirs représentation du Bon Pasteur, de l'agneau ou du Pélican eucharistique. Tout cela bougeait au gré de la lueur des flammes. Les petites statuettes de saints personnages en bois sculpté sortaient de leurs niches encadrées de colonnades, les coquilles de rocaille se creusaient, le dôme du couronnement se boursouflait, tandis que de chaque côté scintillaient les vitres de cristal de deux reliquaires.

Cela lui rappelait les anathèmes du R.P. Patridge pasteur de Nouvelle-Angleterre, vociférant : « Les papistes professent une religion babylonienne et fanatique ». C'était bien avec lui que le Père de Vernon, j »suite, s'était battu à mort.

Angélique releva la tête pour examiner les jésuites qui se tenaient debout, sur deux rangées, dans les stalles de bois ouvragé du chœur.

En robe noire toujours, mais sur laquelle ils revêtaient, pour assister à l'office, un surplis blanc. Leurs faces glabres ou barbues, également sereines et froides émergeaient du col raide à revers arrondis qui leur donnait l'apparence de princes espagnols et qu'ils devaient a leur fondateur, le grand Ignace de Loyola.

Leur assemblée lui apparut comme celle de loups au conseil, prudents et graves, soupçonneux peut être, mais, pour lors, retenus par on ne savait quelle injonction qui les rendait inoffensifs et presque amicaux.

Puis elle se reprocha ces pensées irrévérencieuses. Ce n'étaient pas des ennemis. C'était une force. Et qui, par certains aspects, rejoignait la leur.

Elle remarqua les mains d'un jeune jésuite tenant son livre de prières. À la main gauche, le pouce manquait et deux doigts, qui avaient dû être maintenus dans un calumet iroquois brûlant, étaient rongés à la hauteur de la première phalange tels ceux d'un lépreux. À l'autre main, l'absence du médius creusait une brèche. Sa barbe en pointe, courte et brune, soigneusement taillée, encadrait un visage presque juvénile. Mais il était chauve déjà. Calvitie naturelle qu'avait accentuée une plaie dont la cicatrice rosâtre couvrait la moitié du crâne. Alors on s'apercevait que la moitié de son oreille gauche manquait, arrachée, tranchée. Martyr hier, aujourd'hui chantant le Te Deum dans la cathédrale de Québec, il ne paraissait pas avoir gardé le souvenir des supplices qui lui avaient valu ses mutilations. Il avait un grand air d'innocence et de douceur. Elle se souvint du nom sous lequel on le lui avait présenté : le Père Jorras.

Angélique pensait au Père de Vernon avec lequel elle avait voyagé sur le White Bird, et qui était mort sous les coups du pasteur anglais.

« Oh mon ami ! Pourquoi êtes-vous mort ? Vous voyez, je suis à Québec comme vous me l'aviez demandé... »

Elle mit la tête dans ses mains, s'efforçant de ressusciter les traits devenus flous du visage effacé, s'attachant à déchiffrer le secret que parfois elle avait cru lire dans ses yeux.

« Il m'aimait ! » pensa-t-elle. « Je suis sûre qu'il m'aimait. »

Angélique, absorbée par ce dialogue muet avec un fantôme, avait perdu conscience du temps écoulé et presque du lieu où elle se trouvait.

L'intensité de la méditation dans laquelle elle était plongée finit par surprendre, puis impressionner, puis stupéfier l'assistance.

Tous les regards étaient fixés sur la nuque blonde de cette grande dame, si humblement prosternée au pied de l'autel.

À ce point-là, ce n'était pas qu'une attitude.

– Serait-elle pieuse ? chuchota Mme de Mercouville à l'oreille de sa voisine, Mme Duperrin. Alors, c'est complet ! Je vous avoue que moi, je n'y comprends plus rien... Enfin que ne nous a-t-on pas raconté sur ces gens-là !... Qu'ils étaient impies, hostiles à l’Église... Qu'ils n'avaient pas planté la Croix ! Que sais-je ! Ah ma chère ! À qui se fier, désormais...

Le carillon de cinq cloches d'argent reliées entre elles et que secouait énergiquement un vigoureux séminariste canadien tira Angélique de ses pensées.

Elle se retourna pour jeter un coup d'œil, intéressée d'examiner ceux parmi lesquels elle allait vivre quelques mois d'une vie nouvelle.

Près d'elle, Joffrey était debout, la tête rejetée en arrière, les bras croisés sur sa poitrine. Il se tenait sans forfanterie. Quelles étaient ses pensées en ce moment ? Était-il sensible comme elle au climat français retrouvé ? Il paraissait satisfait, mais était-ce pour les mêmes raisons qu'elle-même ?

À sa droite, il y avait Ville d'Avray qui se dressait comme un coq très pieux. Car, en fait, il aimait prier et être à l'église.

Piksarett était derrière avec un chef huron et un autre algonquin. Au-delà d'eux commençait la houle des têtes en un surprenant mélange.

Il y avait beaucoup d'Indiens et d'Indiennes, les uns demi-nus, les autres drapés dans leurs couvertures de traite ou leurs fourrures, pressés flanc à flanc avec les gentishommes élégants, les nobles dames corsetées, les officiers chamarrés, les coureurs de bois chevelus et barbus et vêtus de peaux chamoisées. Beaucoup de femmes françaises étaient en coiffes paysannes de leur province d'origine, d'autres portaient des bonnets blancs.

Les bourgeoises nouaient sur leurs boucles apprêtées des écharpes de taffetas, noires ou brunes, et jetaient sur leurs épaules un capulet.

Partout des enfants, de jeunes visages aux yeux clairs et hardis, aux cheveux de paille, à côté d'autres, où luisait, noir comme la mûre des bois ou l'eau sous les feuilles, le regard des petits Indiens.

À un banc, sur la droite, se trouvait Mère Bourgeoys encadrée de ses « filles ». La conviction avec laquelle celles-ci chantaient leur allégresse d'être enfin parvenues au Canada rayonnait sur leurs blêmes physionomies ferventes.

On reconnaissait facilement les nouveaux immigrants, débarqués du jour même, à leur maigreur, leurs paupières bordées de rouge, leur teint terreux, à leur expression d'effarement et à l'on ne sait quoi de pitoyable, d'humble ou d'emprunté qu'ils apportaient avec eux de l'Ancien Monde. Cela leur passerait lorsqu'ils se trouveraient à la tête de vingt arpents de terre à défricher entre fleuve et bois, ou quand ils se seraient enfoncés sous les ramures de la forêt pour aller aux Pays-Hauts chasser la fourrure.

Pour eux, la cérémonie d'arrivée après un cruel voyage était à la fois un achèvement et un commencement.

Les voix d'anges des petits chantres dans la tribune portaient l'instant à un niveau d'enthousiasme et de jubilation qui transformait toutes les personnes présentes. Le plaisir d'être ensemble et parvenu au but faisait vibrer les voix reprenant avec conviction le refrain des cantiques.

Pour les nouveaux arrivants venus chercher au Canada la possibilité d'une vie meilleure, le vieux royaume s'éloignait comme un lourd navire chargé d'anathèmes et de rancunes, d'oripeaux sanglants et poussiéreux afin de disparaître loin à l'horizon des esprits et l'on pouvait espérer que tout ce qui s'édifierait ici le serait dans l'harmonie, guéri d'inutiles servitudes.

Marguerite Bourgeoys relevant la tête de dessus son missel vit le regard d'Angélique fixé sur elle et lui adressa un petit signe de connivence. Elles ne s'étaient pas revues depuis Tadoussac. « Eh bien vous voyez ! Tout se passe pour le mieux », semblait dire la religieuse.

Angélique sourit. Et ce sourire qui adoucissait l'éclat de ses yeux verts fut capté par les fidèles comme un gage d'amitié.

Seule une femme lui dédia un regard farouche Elle se tenait un peu en retrait, sur la gauche agenouillée avec une raideur guindée qui exprimait toute une attitude de rage intérieure.

Très grande, elle était vêtue comme en grand deuil son ajustement démontrait que ce n'était pas une bourgeoise mais une dame de haut rang. Elle croisa le regard d'Angélique dans un éclair aussi tranchant que celui d'une épée puis elle détourna les yeux ostensiblement, et se mit a regarder droit vers un vitrail avec une fixité voulue. Elle semblait affirmer qu'elle s'abstrayait des lieux ou elle se trouvait, qu'elle rejetait tout ce qui l'entourait. Le clair-obscur de la basilique accentuât ses traits anguleux, son teint crayeux. « On dirait une tête de mort... » pensa Angélique. Dans la figure livide a grande bouche traçait comme une blessure, accentuée par le fard rouge qu'on y avait écrasé à la diable pour un maquillage outré et précipité. Pour l'instant cette bouche aux coins tombants exprimait la plus profonde amertume. Ses mains, qui soutenaient un très gros livre de prières, tremblaient de telle sorte que l'encombrant volume paraissait sans cesse sur le point de basculer.

Angélique ne douta pas un instant d'avoir aperçu en elle, contrainte d'assister pour son expiation au triomphe de ceux qu'elle avait voulu envoyer par le fond, la belliqueuse Sabine de Castel-Morgeat.

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