Chapitre 32
La deuxième semaine commença mal. On aurait pu croire cependant qu'elle commençait bien car Angélique, tirant sa porte ce lundi matin, se trouva en présence d'un jeune et bel homme à la vigoureuse et élégante prestance et auquel la lumière du soleil levant donnait l'inattendu et la douceur d'une apparition archangélique.
Trompée par cette auréole éblouissante, Angélique mit quelques secondes à reconnaître le procureur du Grand Conseil, Noël Tardieu de La Vaudière, en personne.
Comme elle lui souriait et le priait d'entrer en lui demandant des nouvelles de sa charmante femme, il se récusa, faisant comprendre sans tarder qu'il n'était pas venu pour badiner, mais s'occuper d'une plainte dont il avait été saisi, à propos d'un Anglais que M. de Peyrac comptait dans sa « recrue », plainte présentée par les sept cordonniers de la ville.
De plus, on avait vu ce suppôt d'une religion déformée, le protestantisme nommé, traverser la ville coiffé de ce haut chapeau noir en pain de sucre marqué d'une boucle d'acier par-devant qui caractérisait cette engeance du diable appelée Puritains, lesquels, en Angleterre, avaient poussé le sacrilège jusqu'à faire tomber sous la hache la tête de leur roi légitime.
Sans vergogne, et sans se soucier d'éveiller l'effroi de la population par l'apparition de cette silhouette drapée dans la cape genevoise qui rappelait celle de l'horrible Calvin, maître de la cité réformée des bords du Léman, il était descendu au port se promenant comme chez lui, était monté à bord du navire qu'on venait de remorquer dans l'un des bassins pour le radouber.
Angélique exposa que cet Anglais, s'il était de leurs amis, n'était pas de leur recrue. Jamais ils n'avaient eu l'idée de l'amener à Québec.
Elle raconta l'histoire d'Élie Kempton, colporteur itinérant de l'État du Connecticut en Nouvelle-Angleterre, que son commerce avait amené jusque dans le Golfe Saint-Laurent, où sa barque avait été arraisonnée par le Saint-Jean-Baptiste monté, Monsieur de La Vaudière ne l'ignorait pas, par un équipage de forbans, lesquels l'avaient capturé afin de faire main basse sur ses marchandises.
– Que faisait cet ennemi dans le Golfe Saint-Laurent, dont les rives acadiennes appartiennent à la Nouvelle-France et où seuls peuvent circuler les pêcheurs normands, malouins, bretons et basques ? Tout bâtiment anglais doit y être coulé sans sommation. Votre colporteur du Connecticut a encore eu de la chance.
Enfin, conclut-il, il doutait que cet Élie Kempton ne fût pas protégé officiellement par M. de Peyrac, car, durant son passage à travers la ville, il s'était montré évidemment escorté par des matelots du Gouldsboro que l'on avait reconnus sans peine à leurs uniformes.
Qu'allait-il faire au bassin de radoub ?
– Il allait porter des provisions et de la paille à son ours savant qui s'est endormi pour l'hiver dans les cales du Saint-Jean-Baptiste.
– Un ours ?
M. Tardieu de La Vaudière pinça ses belles lèvres renflées qui semblaient plus destinées à dispenser et recevoir des baisers, qu'à s'enlaidir par des moues sévères. Un ours ? Cette histoire ne lui disait rien qui vaille. Pourtant, Angélique plaidant qu'Élie Kempton était l'être le plus inoffensif qu'on pût trouver et prenant en considération qu'il avait été victime du capitaine Félon, lequel se trouvait en prison pour l'instant, il admit qu'il pouvait demeurer en liberté. Il pourrait même, à la rigueur, pratiquer son métier, à condition de se cantonner dans la chaussure de luxe dont on n'avait pas de fabricant en Canada.
– Il faudra qu'il paye patente.
– Il la paiera.
– Et qu'il se cantonne dans les hauts de la ville, qu'on ne l'y voie pas se promener, surtout avec ce sinistre chapeau.
– On ne le verra pas !
Elle était sur le point de le remercier chaleureusement, mais il l'interrompit.
– Un instant, je vous prie... Il y a une ordonnance spéciale à propos des prisonniers anglais en Nouvelle-France. Je vais vous la faire lire afin que vous sachiez bien à quoi vous vous engagez.
Il s'était fait accompagner d'un petit tambour de l'armée, ainsi que du héraut de la ville avec sa pique dont le fer était garni à la base de rubans aux couleurs de la ville et portant en bandoulière sa sacoche dans laquelle il mettait les rouleaux de parchemin des proclamations.
Nicaise Heurtebise en portefaix hirsute était arrivé coltinant sur ses épaules une énorme barrique, de la mesure de celle qu'on baptisait « tonneau d'Orléans, contenance 204 pots ».
Devant la porte, il retourna la barrique, heureusement vide, et le héraut se hissa dessus éveillant l'attention des Indiens du petit campement et de quelques voisins tôt levés.
Après avoir déroulé une feuille et fait signe au tambour de frapper une première jetée de baguettes, le fonctionnaire municipal psalmodia d'une belle voix de basse :
« Savoir faisons qu'ayant par notre règlement de police du 26 mars 1673 entériné les ordonnances sur les rassemblements des captifs anglais, rappelons aux habitants de cette ville de les respecter sous peine d'amende... »
– Qu'appelez-vous un rassemblement ? demanda Angélique au procureur.
– Deux, trois personnes au plus...
– Y a-t-il seulement autant d'Anglais que cela dans Québec ? À part notre puritain du Connecticut ?...
– Il y en a, affirma-t-il, ne serait-ce que la servante de Mlle d'Hourredanne, ajouta-t-il en se tournant vers la petite maison de l'autre côté de la rue, la nommée Jessy, une enragée qui refuse de se convertir et que l'on est bien bon de tolérer dans notre ville, au lieu de la renvoyer aux Indiens Abénakis qui l'ont capturée.
Angélique commençait à comprendre les réserves de la Polak sur le beau procureur : « C'est une teigne ! » Il n'avait de doux que son prénom : Noël.
– Et il va y avoir encore les deux Anglais captifs des Hurons, que Madame de Mercouville va faire venir quotidiennement, pour en apprendre le secret de la teinture des laines et du lin... Aussi, je vous engage...
– J'ai compris, coupa Angélique.
Mais il n'en avait pas fini... Il se recula pour examiner de plus loin la toiture de la maison du marquis de Ville d'Avray d'un œil critique. Sa hantise était l'incendie qui en quelques minutes pouvait détruire en plein hiver une partie de la ville, surtout en la Basse-Ville où les habitations étaient très serrées, la plupart en bois, avec des toits de bardeaux. Il avait fait proclamer des règlements draconiens et, sur ce point, l'on ne pouvait lui donner tort.
– Il n'y a pas de coupe-feu, dit-il.
Il s'agissait de petits murets qui séparaient les toits des maisons mitoyennes et dont la présence pouvait retarder la propagation des flammes.
– Mais la maison n'est encore accolée à aucun bâtiment et est même assez isolée des autres habitations.
– Qu'importe, la loi est la loi pour tous. Les ordonnances doivent être appliquées, toute maison neuve doit comporter l'édification de coupe-feu aux pignons. Monsieur de Ville d'Avray va être taxé de cinq livres pour infraction.
Il avertit le héraut et sa troupe de se rendre aux carrefours pour proclamer l'ordonnance sur les Anglais et celles, nombreuses, sur les incendies.
Dommage, décidément ! Il était d'une si grande beauté ! Et plus le soleil montait plus il était beau et plus il se révélait, par contraste, odieux.
Elle avait envie de lui pincer plaisamment le bout du nez en lui disant : « Vous êtes un goujat, Monsieur. »
Afin de lui faire comprendre que, même dans l'exercice de ses fonctions les plus austères, un beau garçon ne doit pas tromper à ce point sur la courtoisie, sinon l'indulgence, qu'une femme est en droit d'attendre de lui. Hélas ! Il semblait avoir oublié les règles du jeu... s'il les avait jamais connues et l'on était déjà dans l'obligation de s'interroger sur le mystère de son comportement : sot ou méchant ?
Prétentieux, à coup sûr. Il la tenait inutilement debout sans un mot d'excuse, sur le seuil de sa porte où Honorine et Chérubin étaient venus la rejoindre, levant vers lui leurs frimousses mécontentes. Angélique voyait le moment où Honorine allait s'éclipser pour revenir un bâton à la main en criant : « Je vais le tuer. »
– Laissez Monsieur de Ville d'Avray hors de cela, le pria-t-elle. Il a eu la bonté de mettre à ma disposition son hôtel particulier et je m'en voudrais de le voir tracassé pour des sottises. Où dois-je payer ?
– Car vous payez ? Pour le coupe-feu ?
– Oui, est-ce à vous que je dois verser ces cinq livres, greffier du Conseil Souverain ?
– Non ! C'est à Monsieur Carbonnel. Il lui faut enregistrer votre dépôt.
– Où le trouve-t-on ?
– Au greffe du tribunal du Grand Conseil.
– J'y vais de ce pas... Mais souvenez-vous, Monsieur le Procureur, que vous avez ouvert, aujourd'hui, un lourd contentieux à régler par vous en ce qui concerne mon salut éternel.
– Que... que voulez-vous dire ? bégaya-t-il, ahuri et enfin désarçonné.
– Vous m'avez fait manquer la messe.
– Madame, pouvons-nous vous être utiles, disaient derrière elle M. de Bardagne et M. de Chambly-Montauban, venant de leur « Closerie » où ils avaient festoyé assez tardivement la veille au soir.
– Non, non, par pitié... Allez à l'office pour la rémission de vos péchés... Moi, je vais au greffe payer cinq livres d'amende pour combler de joie Monsieur le Procureur Tardieu.
Et elle se mit à courir pour descendre la rue, en tenant la main d'Honorine qui « ne voulait pas rester à la maison »...
Elle ne tolérerait sur ses talons que Piksarett dans sa peau d'ours noir et, à la rigueur, les Indiens du campement et leurs chiens ; fuyant le dogue de M. de Chambly-Montauban avec des sauts de puces. Elle était en réalité toujours enchantée de toutes les occasions qu'elle avait de connaître un nouvel aspect de Québec.
L'immeuble où se tenait le greffe royal était situé derrière la cathédrale à mi-chemin de la côte qui conduisait à la Place d'Armes et à la résidence du gouverneur.
Les fenêtres des bureaux qui étaient orientées du côté du fleuve se trouvaient directement en surplomb au-dessus du campement permanent des Hurons au cœur de Québec. On les avait rassemblés là dix à douze années plus tôt, lorsque les lambeaux de cette nation, fuyant les massacres perpétrés contre eux par les Iroquois, étaient venus se réfugier sous l'aile d'Onontio, nom donné indistinctement à tous les gouverneurs, représentant le Roi de France.
Ils s'étaient accrochés à ce terre-plein, suspendu à mi-pente de la Haute-Ville, terrés à l'abri de leur palissade de pieux et à l'ombre des murs de l'évêché, de la cathédrale et du château Saint-Louis.
Protégés par les prières des uns, les canons de l'autre, ils ne voulaient plus en bouger. Là seulement, ils se sentaient à l'abri des coups de leurs féroces ennemis iroquois.
De ce fait, la présence de leurs wigwams d'écorce, juste sous les fenêtres du greffe royal, y apportait une forte odeur de fumée de boucan, de graisse d'ours et de maïs bouilli, qui se mêlait à celle des encres et de la paperasserie et élaborait des senteurs composites pour le moins vigoureuses.
À part cette note insolite, rien ne rappelait, lorsqu'on pénétrait sous les voûtes et dans les pièces étroites et encombrées d'étagères et de grimoires, que l'on ne se trouvait pas en France. Tout y était reconstitué pour évoquer les officines communes et sinistres groupées autour du Palais de Justice, sur les bords de la Seine.
Nicolas Carbonnel, c'était ce greffier qui s'était tenu dans l'ombre du procureur au Grand Conseil et qui avait une haute estime de la tâche dont il était investi et il apportait à la remplir et à servir Noël Tardieu une dévotion pointilleuse et un sûr instinct des moyens à déployer pour parvenir à ses fins c'est-à-dire : faire rentrer les amendes, les impôts, les taxes de citoyens récalcitrants et indirectement remplir les caisses de l'État tout en imposant la discipline qui est indispensable à toute cité prospère et réputée. Il était très organisé. À son greffe, il gardait, exposé bien en vue, l'étalon de toutes les mesures et poids en usage : minot, demi-minot, boisseau, pot, pinte, aune, demi-aune, romaines, crochets, balances, poids, chaînes pour la mesure exacte des cordes de bois. Le bois de chauffage devait avoir trois pieds et demi entre deux coupes et la corde huit pieds de longueur et quatre de hauteur.
Revêtu d'une fonction qui avait ses servitudes et son climat particulier, le greffier en avait tous les abords, les manies, le comportement, au point qu'il portait calotte sur une chevelure qui n'était pas encore clairsemée ; qu'il se vêtait avec austérité de serge noire ou gris foncé, alors qu'on le disait à l'aise ; qu'il affectait une échine arrondie et comme courbée sous le poids, enfin qu'il pouvait être, suivant les discours qu'on lui tenait, un peu dur d'oreille ou étonnamment éveillé.
Ses gestes avaient de la lenteur et son abord paraissait distrait, mais l'on s'apercevait très vite qu'il était d'une vivacité surprenante lorsqu'il s'agissait de rédiger un procès-verbal d'infraction aux règlements ou de décider d'une perquisition en bonne et due forme là où il l'estimait urgente.
– Alors, vous payez ? s'informa-t-il tout en commençant à tailler une plume d'oie parmi les dix qui attendaient devant lui à portée de main et en ravivant d'un coup de targette les braises d'un petit réchaud, afin de faire fondre la cire du sceau qu'il comptait apposer au bas de sa feuille de constat.
Dix bâtonnets de cire rouge étaient également rangés en bon ordre près de l'encrier.
– Oui, dit Angélique en portant la main à sa bourse.
Mais, ayant examiné le cas, il dit que cela ne pouvait pas s'arranger, qu'elle ne devait payer que deux livres et demie, et Ville d'Avray, en tant que propriétaire, devait se présenter pour payer les deux autres et annoncer ses intentions quant à la construction des coupe-feu.
*****
Angélique se retrouva sur la place de la Cathédrale alors que l'on sortait de la première messe. Ville d'Avray qui venait d'arriver était déjà au courant et naturellement, dans « tous ses états ».
– Je ne paierai rien et je ne construirai rien. Allons voir Basile, il nous conseillera. Lui seul peut avoir raison de ces rapaces.
Voyant se dessiner un mouvement général vers la Basse-Ville, la petite Honorine se mit à hurler subitement en se cramponnant à Angélique.
– J'en ai assez, je ne te vois plus, criait-elle. Tu es toujours partie. Tu ne t'occupes plus de moi, ni de Chérubin. Tu ne t'occupes que du petit bébé gourmand... Je veux retourner à Wapassou.
Ces revendications, longuement ressassées dans la petite tête, trouvaient enfin l'opportunité d'éclater au grand jour, sous le coup de la déception. Car Honorine voyait depuis le matin s'éloigner le moment de faire sauter les crêpes comme on le lui avait promis pour le repas du lever. Et aussi, sous l'aiguillon du déplaisir que lui inspirait la propriété des Mercouville proche, par la grille ouverte de laquelle n'allait pas manquer de surgir la redoutable et minuscule Ermeline, farfadet impénitent, à la recherche toujours inapaisée de bonbons et de friandises et surtout d'Angélique.
Et voilà qu'elle apparaissait, en effet, avec sa rapidité de lutin, ses petits pieds ne paraissant pas toucher terre, jetant ses cris et ses rires d'oiseau extasié.
C'en était trop !
Honorine hurla de plus belle, les yeux clos, la bouche grande ouverte, les joues nappées de larmes. Cette fois, elle avait décidé de dominer Québec, ainsi que sa mère l'avait fait le jour de l'arrivée, mais avec ses moyens propres.
Ses cris forcenés réussirent à imposer silence au caquetage dépourvu de sens des adultes.
– Je ne te vois plus, répétait Honorine dans ses larmes et, retrouvant sous le coup de la frustration le zézaiement de sa petite enfance, elle fit défiler ses griefs. Tu montes ! Tu descends ! Tu cours dans toutes les maisons et moi qu'est-ce que ze deviens là-dedans, avec ce Chérubin ?... Ze veux retourner à Wapassou. Ze veux Barthélémy et Thomas ! Pourquoi ne sont-ils pas venus avec nous ?
– Tu sais bien qu'on ne pouvait les amener. Ils sont protestants.
– Ze veux retourner chez les protestants ! cria Honorine de toute sa voix.
Une telle exclamation hurlée au sein d'une cité éminemment papiste était pour le moins inopportune.
On se retira précipitamment dans la maison, on mit presque les verrous et les barres aux portes et, enfin tranquilles, on graissa la grande poêle à crêpes et elle fut déposée sur les braises de l'âtre.
Pour distraire l'humeur de sa fille, Angélique monta avec elle jusqu'au deuxième comble du toit que l'on atteignait par une courte échelle. Des lucarnes, on voyait alors très loin.
Angélique et Honorine, la tête et les épaules sorties au ras de l'imposte et le visage fouetté par le vent, pouvaient jeter un regard circulaire sur le domaine à leurs pieds. D'où elles se trouvaient leur vue plongeait par-dessus les murs et les palissades.
L'enclos des ursulines offrait un champ d'observations des plus faciles à la curiosité d'Honorine et de sa mère. Malgré les grands murs qui cernaient la propriété, il leur était loisible de suivre l'existence familière, toute de piété et de travaux, de ces femmes petites élèves, dont la plupart filles d'habitants ou de seigneurs éloignés, étaient pensionnaires, prenaient leur récréation dans le verger.
Angélique avait observé que la principale distraction de ces enfants paraissait être la danse. Des danses paysannes pour la plupart, amenées des provinces d'origine par les parents : la bourrée, le rigodon.
Elles se tenaient par le bras et tournaient en rond, dans un sens, dans l'autre. Elles se plaçaient en rangées, face à face, avançaient, reculaient, en battant des mains, faisaient la révérence... Dans l'air glacé, les petites voix scandaient les ritournelles naïves.
Sur le pont de Nantes
Marion, Marion, danse
Sur le pont de Nantes
Marion dansera.
Bergers, entrez dans la danse
Marion, Marion, danse
Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez.
Il y avait quelques enfants indiennes parmi elles, auxquelles on laissait leurs habillements de peaux frangées, leurs mocassins et leur petite plume unique plantée dans le ruban brodé de perles qui retenait leurs longs cheveux noirs. Elles paraissaient gaies et espiègles et ne dansaient pas moins et ne criaient pas moins que les autres.
Dans un coin de l'enclos s'érigeait l'habituel groupement de quelques huttes d'écorce autour d'un foyer toujours fumant, petit campement d'Indiens réfugiés à l'ombre bénie de ces douces ursulines. Une vieille Indienne s'y apercevait toujours préoccupée à longueur de journée de soulever le couvercle de la marmite, d'en surveiller le contenu, de la retirer du feu, d'y ajouter un morceau de gras, une poignée de maïs, un gobelet d'eau. Comme un essaim de moineaux, quelques fillettes parfois s'abattaient autour d'elle dans ce coin du jardin, faisaient cercle, écoutaient une histoire, ne se privaient pas de pêcher dans le chaudron du bout des doigts quelques morceaux de la sagamité.
Elles repartaient en courant, se poursuivaient, grimpaient dans les arbres, ces courts pommiers trapus, dont la silhouette tordue étalée, avec des coudes, des angles aigus dans les rejets, parlait de leur croissance difficile, de branches brisées maintes fois sous le poids des neiges ou l'emprise des glaces.
Les fillettes, aux jupes colorées, se perchaient là-dessus, animant les branches de leurs plumages.
– Comme elles s'amusent bien ! faisait remarquer Angélique à Honorine. N'aurais-tu pas envie, un jour, d'aller jouer avec elles ?
Honorine regardait, s'intéressait, mais répondait :« Non ».
« Il faudrait pourtant qu'elle apprenne à lire », pensait Angélique.
Mais elle savait qu'elle n'aurait jamais le courage d'abandonner Honorine sur le seuil d'une porte conventuelle sans qu'elle en eût manifesté le désir. Honorine avait toujours été seule. Seule avec sa mère et de nulle part. Elle éprouvait de la méfiance vis-à-vis de la société comme si elle avait eu l'instinct d'en avoir été rejetée dès sa naissance. Le jour où elle se mêlerait aux joyeuses petites Canadiennes, ce serait une réparation du destin.
Pour l'instant, Honorine disait non. Est-ce que les petits garçons du Séminaire s'amusaient autant que les petites filles des ursulines ? demandait-elle. Emmanuel avait dit à Angélique que les garçons jouaient surtout à la crosse, le jeu iroquois dont ils étaient très férus.
Dès qu'on les lâchait un instant, ils se saisissaient d'un bâton et d'une balle de lanières de cuir serré, pour taper dessus. Ils se battaient à coups de boules de neige, comme tous les gamins. Ils étaient turbulents, et l'abbé, qui avait appartenu aux missions de Monsieur Vincent de Paul, les jugeait plus instables mais plus éveillés que les enfants de France du même âge et de même condition. Ils aimaient danser eux aussi, mais, encore une fois, c'étaient des danses païennes, estimaient leurs éducateurs, que leur apprenaient leurs condisciples sauvages, et on le leur avait interdit car cela éveillait la nostalgie des enfants indiens qui s'enfuyaient alors des hauts murs du Séminaire, cherchant à rejoindre leurs tribus au fond des bois.
À propos de ce que lui avait dit Ville d'Avray, elle risqua une petite enquête afin d'en avoir le cœur net.
Recevant le maître d'hôtel Tissot, elle l'interrogea à brûle-pourpoint.
– Vous qui avez servi à la Cour, avez-vous reconnu la personne qui se cache sous le nom de duc de La Ferté et que l'on trouve en ville ?
Il lui lança un bref regard de côté et inclina la tête affirmativement.
– N'est-ce pas incompréhensible ? dit-elle déçue. Lui ! Quels motifs peuvent pousser un homme si haut placé et dans une position sûre grâce au rang de sa sœur à se dissimuler, en quelque sorte fuir...
– Les motifs qui entraînent un grand seigneur de la Cour à vouloir se faire oublier quelque temps ne manquent pas. La justice n'est plus aussi indulgente qu'autrefois pour certains crimes. Et elle a reçu les droits et les facilités de pouvoir remonter à toutes les sources.
Il baissa la voix.
– ... Sa Majesté a été fort malade l'an dernier, au point que l'on a pu craindre qu'Elle n'en réchappe pas. Les médecins, en dépit de leur ignorance, ont fini par parler d'empoisonnement. Aux cuisines, on est venu nous poser beaucoup de questions. Pour nous, officiers de Bouche, c'était l'évidence même. Madame de Montespan a un peu trop forcé sur les poudres destinées à ranimer les ardeurs du Roi pour elle. Pour peu que ce duc... de La Ferté l'ait aidée, et qu'il ait vu les enquêteurs se rapprocher de sa personne et commencer d'interroger ses domestiques et les gens de sa maison... Mieux valait qu'il se soustraie à leur curiosité malsaine, au moins dans l'immédiat. Si le Roi était mort, il y aurait eu crime de lèse-majesté.
– Et c'est aussi par la faute de cette histoire que vous avez vous-même décidé de quitter le royaume.
– Un officier de la Bouche du Roi sait forcément, de par sa charge, trop de choses. Il est donc le premier menacé par les uns et par les autres, les uns ayant intérêt à ce qu'il se taise, les autres à ce qu'il parle.
– Craignez-vous qu'« il » ne vous ait reconnu ici à Québec ? Qu'il ne s'en effraye et ne cherche à vous supprimer ? Votre engagement près de nous aura été pour vous un mauvais hasard.
– Pas plus que pour vous, Madame, qui ne vous attendiez pas à « le » rencontrer ici : il n'y a pas à s'étonner de ces hasards. C'est le contraire qui serait surprenant. Quoi qu'on en dise, la Terre est étroite. Ce sont toujours les mêmes sortes de gens que l'on rencontre aux mêmes endroits. Je suis au service de Monsieur de Peyrac et chercherai autant que possible à me cantonner au château de Montigny qui est une demeure à l'écart. Avec un peu d'habileté, je peux, en ce qui me concerne, n'avoir jamais l'occasion de me trouver en sa présence.
– J'en accepte l'augure et vous y encourage. Mais le jeu va être serré. Nous sommes enfermés dans une petite ville sans issue, où l'on sait vite tout de chacun et d'où l'on ne peut s'échapper.
– Croyez-vous, Madame, que celui que l'on joue à Versailles n'est pas moins serré, ni dangereux ? Il ne faut pas trop penser et ne le faire qu'à bon escient. Ne réserver cet exercice qu'à l'heure dangereuse qui le mérite. Hors cela, avec un peu d'inconscience et beaucoup de philosophie, on passe à travers tout. Je gage que Madame la comtesse sait cela aussi bien que moi...