Chapitre 26
Le Conseil reprit dans un climat détendu. On fit apporter des cartes, M. de Frontenac put tracer en quelques paragraphes les perspectives envisagées pour l'avenir du Canada et de l'Acadie, réunis sous l'appellation Nouvelle-France, si vastes territoires que semblaient s'y perdre les rares Français qui les avaient rassemblés sous la bannière à la fleur de lys. Cavelier de La Salle s'avançait vers le Mississipi. M. de Peyrac avait soutenu cette expédition. Avec ses navires sur les côtes de l'Acadie, il jouait dans la Baie Française un rôle de police évident qui tenait en respect les maraudeurs anglais. Il possédait des mines d'argent. Il avait repêché des trésors espagnols. Sa fortune était immense.
– Et puis, il est gascon comme vous, souligna Pierre Gollin d'un ton acide.
Frontenac négligea la remarque. Il concluait en rappelant que, par miracle, les royaumes de France et d'Angleterre ne se trouvaient pas, présentement, en guerre. Ne pouvait-on craindre que de trop fréquentes escarmouches entre la colonie française et les États de Nouvelle-Angleterre n'amenassent leurs souverains respectifs à se juger provoqués, et ne transformassent le conflit des possessions d'Amérique en guerre inexpiable ?
– Est-ce à nous de rappeler à nos princes qu'ils ont eu tort de déposer les armes ?
Mais les conseillers étaient moins sensibles à cet aspect de la question qu'au danger qui résidait pour eux à s'engager avec un aventurier qui pourrait être considéré comme un ennemi du Roi de France.
M. Haubourg de Longchamp qui avait soutenu le Père d'Orgeval prit la parole.
– Vous n'ignorez tout de même pas, Messieurs, dit-il d'un ton aigre, que le Père d'Orgeval a « l'oreille du Roi ». Il s'est entretenu avec lui lors de son dernier séjour en France et j'ai ouï dire qu'il avait reçu l'accord secret de Louis XIV, notre monarque, de poursuivre la guerre avec les colonies anglaises...
– Bien que la France et l'Angleterre ne soient pas en guerre pour une fois.
– Peut-être, mais il n'empêche que des centaines de bateaux maraudeurs de Nouvelle-Angleterre viennent rôder dans la Baie Française et menacent l'Acadie, vous l'avez remarqué vous-même tout à l'heure, Monsieur de Ville d'Avray.
– Raison de plus pour faire confiance à Monsieur de Peyrac qui est décidé à nous aider à maintenir la paix dans ces contrées.
– Et si le Père d'Orgeval a reçu l'ordre du Roi d'y maintenir la guerre, j'ai ouï dire...
– Monsieur, l'interrompit l'évêque, les « ouï-dire » sont des bases trop mouvantes pour que nous y asseyions d'une façon sûre nos décisions. Inutile de vous rappeler ce que vous savez tous, ce que je pense. Le Révérend Père d'Orgeval a pris en main non seulement l'Acadie, mais le Canada, c'est-à-dire la Nouvelle-France tout entière. Son appel à la guerre a dépassé les limites du simple avertissement et conseil que doit un confesseur aux âmes qui s'interrogent. Or, j'ai été nommé à cette fonction d'évêque afin de décharger ces messieurs de la Compagnie de Jésus des responsabilités temporelles et spirituelles dont ils avaient été peu à peu investis et les laisser plus libres de vaquer à leur vocation missionnaire.
« Tout est bien ainsi. Depuis longtemps aucun d'eux n'a le droit de siéger à ce Conseil ni de se mêler des visées politiques du gouvernement de la colonie.
« Ma présence suffit à y représenter l’Église et ses exigences. Cela dit, sans rien ôter au grand respect que je dois à ceux qui ont enseigné et entouré ma jeunesse, et avec lesquels je garde d'excellentes relations.
Cette prise de position très nette amena un silence. Personne n'avait envie d'avoir l'évêque comme adversaire. Il était capable de bien des intrigues lorsque son omnipotence spirituelle était mise en contestation. Et l'absence du Père d'Orgeval le laissait maître du terrain.
Piksarett, l'Abénakis, estima le moment venu d'intervenir dans une palabre pour laquelle il avait revêtu, afin d'honorer Onontio12, la défroque des Blancs qui selon lui ne manquait pas de brillant et de panache, mais à son sens se révélait des plus incommodes.
Il n'en était pas moins prêt à souffrir pour ses amis afin de leur faire connaître les paroles de la sagesse et de la raison dont ils avaient fort besoin s'il en jugeait par ce qu'il venait d'entendre.
Ce qu'il leur annonça, après s'être levé et avoir salué du bras et prononcé les formules honorifiques, toujours très contournées et fleuries dans les discours indiens.
L'éloquence des autochtones séduisait les Français par son naturel, son pathétique et l'usage qu'ils faisaient de nombreuses expressions figurées. Nonobstant l'accent des langues sauvagines qui donnait au débit des mots la tonalité à la fois monotone et sonore d'oiseaux jacassants au fond des bois, il s'exprima dans son français châtié mêlé d'expressions indiennes familières aux Blancs.
Voici en substance ce qu'il dit :
– Le soleil tourne et poursuit sa course dans le ciel. Nous atteignons l'heure où les hommes sages et qui ont la responsabilité de la nation doivent interrompre leurs palabres et se restaurer, sinon, dans le vertige de la fatigue d'un estomac vide et le trouble de trop de pensées remuées, comme la vase des bas-fonds d'un étang, ils ne pourront parvenir à une décision claire.
« Vous autres, Blancs, vous commettez l'erreur de ne pas pétuner dans vos débats. Vous vous privez de l'aide quasi divine que dispense la fumée du tabac, qui clarifierait vos esprits et réparerait vos forces épuisées par la fièvre de vos harangues. Vous négligez le repos que procure à tous le passage du calumet de l'un à l'autre et le silence qui accompagne la prise des deux bouffées rituelles. Temps mis à profit pour les réflexions intérieures et la préparation des réponses aux questions imprévues qui ne peuvent manquer d'être lancées.
« Vous ne tenez pas compte de la disposition à la paix que ce simple geste engendre de tendre à son ennemi, ou à son adversaire, ou même à son ami, le calumet lui apportant l'aide sublime, inappréciable, de la fumée du pétun, qui emplit le corps de suavité et de soulagement, geste qui dispose à l'alliance. Vous n'avez point de ces secours, dans vos conseils, si ce n'est l'eau-de-vie et le vin qui portent à la folie. Aussi comment s'étonner que vous ne puissiez point dominer les sursauts qui vous poussent à prendre la parole quand on ne vous l'a point accordée, à interrompre votre frère lorsqu'il exprime sa pensée, à exposer la vôtre comme si elle était la seule juste et ne souffrait pas d'examen. Aussi comment s'étonner que de nous rendre aux « pawas » des Blancs nous paraisse à nous, Indiens, des expéditions des plus divertissantes, si, hélas, les funestes décrets qui en naissent et qui y sont édictés ne nous entraînaient pas, le plus souvent, nous, vos alliés, dans des malheurs ou des expéditions désastreuses.
« J'ai entendu, en ce jour, tomber de vos bouches bien des choses rutiles et comiques qui feraient penser à des commérages de femmes sur une place de village. Si je ne savais, pour être depuis longtemps l'ami des Français, que c'est là leur façon tortueuse de s'approcher et d'investir le sujet principal pour lequel ils se sont réunis. Ainsi en est-il de la tactique des Indiens Sauteux qui appartiennent à une tribu minable et qui, l'on ne sait pourquoi, entreprennent de cerner le village de leurs ennemis en commençant par reculer, se disperser et même lui tourner le dos.
« Or, je vous connais et je sais que vous n'avez pas oublié « le village » qui est au centre de vos pensées, c'est-à-dire l'avenir à décider, de guerre ou de paix, qui se présente à vous par la présence de Ticonderoga13 en ce Conseil de Québec. Nous savons tous que nous nous sommes réunis ici pour jeter les bases d'un traité de paix avec Ticonderoga, l'homme qui fait sauter la montagne, et qui a étendu son ombre depuis les sources du Kennébec à l'océan jusqu'aux rives de l'est où viennent les pêcheurs de morues. Il se tient maintenant entre les Anglais et nous, entre les Iroquois et nous. Nous voici devant des jours de paix et de prospérité ou devant la préparation de nouvelles campagnes militaires.
« Aussi dois-je parler, afin que vous sachiez qui est Piksarett, le chef des Narrangassetts, quelles opinions habitent mon cœur et les raisons pour lesquelles elles se sont développées en mon esprit. Je ne crains pas la guerre. Le feu qui me porte à anéantir ceux qui ont massacré les miens comme les Iroquois, ou ces maudits Anglais qui ont crucifié Notre-Seigneur Jésus-Christ et scalpé et torturé tant de mes frères bien-aimés parmi les Français, ainsi que parmi les Robes Noires qui avaient comblé mon âme par le baptême, est de celui qui ne peut se satisfaire qu'en portant la mort dans les villages et les wigwams de ces ennemis de Dieu.
« Cependant j'ai vu la désolation qui ressort des combats par la perte de tant de braves guerriers, la menace que fait peser sur nos tribus l'esprit de vengeance insatiable des Iroquois, le pitoyable état dans lequel nos peuples se retrouvent après les campagnes aux approches de l'hiver n'ayant pu « déserter » leur terre pour y planter suffisamment, et surtout se livrer à une chasse assez abondante pour la préparation des réserves de pemmican et la récolte de fruits sauvages, racines et herbes séchées, et jusqu'à celle du bois pour se préserver du froid. L'ennemi ne nous a pas vaincus par les armes, mais la famine et le froid y parviennent.
« Aussi les malheurs dont nous devons payer nos glorieuses campagnes de l'été m'ont incité à jeter un regard favorable sur le traité d'alliance que Ticonderoga veut soumettre à votre justice.
« Je ne parlerai pas plus longtemps. Vous saurez discerner l'avantage que renferment ses actions qui ne sont ni celles des Français ni celles des Anglais. Je vous avertirai seulement d'une chose encore.
« Lui et son épouse ont en leur possession des « wampums » d'une valeur inestimable qui garantissent la paix iroquoise pour des lunes et des lunes. Où qu'ils aillent, ou quelques-uns des leurs, le plus cruel de ces chiens d'Iroquois rencontré chantera pour eux son chant de paix.
« Déjà cet accord a porté ses fruits. N'est-il pas vrai qu'aucun Français labourant ses terres au cours de l'été n'a eu à se plaindre de l'incursion des Iroquois ? Vous avez pu engranger en paix. J'écoutais dans les rues de Québec les conversations de personnes se félicitant de la clémence d'un été comme la Nouvelle-France n'en a guère connu, où le sang n'a pas coulé, où les récoltes n'ont pas brûlé, où les captifs n'ont pas été emmenés en servitude aux Cinq-Nations.
« Je ne me tairai pas que vous n'ayez compris ceci. Outtaké, ce coyotte vindicatif, n'a point porté la guerre au-delà, du Kennébec comme il le fait chaque année, avide de sa moisson de scalps de Français, de Hurons ou des nôtres aussi, Abénakis, les enfants de l'aurore, parce que Ticonderoga s'était dressé entre eux et vous.
« J'ai dit.
Il se rassit dans un silence respectueux, très satisfait de l'avoir obtenu, ramassa ses bâtonnets et fouillant dans les basques de sa redingote anglaise en tira un petit serpent fumé qu'il se mit à couper sans façon en tronçons sur le bord de la table. Alors, il quitta la posture inconfortable qu'il souffrait depuis le début du Conseil, assis, comme les Blancs, sur ces trônes raides qu'on appelle chaises et où l'on ne peut même pas replier les jambes pour se reposer.
Il alla s'asseoir jambes croisées sur la pierre de l'âtre et se prit à déguster ses morceaux de serpent en surveillant du coin de l'œil l'effet de son discours. Son regard malin guettait lequel de ces agités allait reprendre la parole le premier. Il pariait qu'ils s'y lanceraient tous ensemble selon ce qu'il pouvait prévoir d'expérience.
Mais les fortes déclarations du Narrangassett avaient impressionné. Ses arguments s'ajoutaient aux autres déjà exposés pour faire pencher la balance du côté des avantages à retirer d'un franc traité et les conseillers en méditaient les termes.
– Tu parles d'or, Sagamore, remercia le gouverneur, tourné vers Piksarett. Tu as raison de nous ramener aux questions essentielles qui ont nécessité notre convocation du jour. N'est-ce pas malheureux, continua-t-il s'adressant à ses administrés, qu'il nous faille un sauvage pour nous rappeler nos devoirs et l'importance de nos fonctions ?
Les assistants demeurant cois, le gouverneur crut le moment opportun pour abattre son jeu.
– J'ai écrit au Roi, annonça-t-il, dans un courrier qui est parti par le premier bateau faisant retour en France en juillet, j'ai exposé de mon mieux les événements que nous avions à affronter et les solutions que je proposais. Je nommai Monsieur de Peyrac afin de ne rien laisser dans l'ombre et que Sa Majesté puisse juger en toute connaissance de cause.
– N'était-ce pas prématuré de le nommer au Roi ? s'écria M. Haubourg de Longchamp.
M. Magry de Saint-Chamond toussota, s'adressant à Peyrac sans le regarder :
– Nous nous sommes laissé dire, Monsieur, que vous avez été à l'origine de la révolte de la province d'Aquitaine qui, il y a quelque quinze ans, causa bien des soucis au Roi ?
– Quelle province n'a pas eu sa révolte en ce règne ? riposta le comte sans s'émouvoir.
Il se leva, posant sur les personnes présentes un regard attentif.
– Ne sommes-nous pas tous ici plus ou moins victimes de disgrâces ? reprit-il. Disgrâces que bien peu d'entre nous ont conscience d'avoir recherchées ou méritées par leur conduite. Mais il nous faut les subir car il n'est pas accordé à tous de pouvoir sortir indemnes des convulsions du temps, qu'ont suscitées les erreurs de quelques-uns. Le Roi a souffert dans sa minorité de voir s'élever contre lui les grands du royaume, la plupart de sa parenté, comme son propre oncle, Gaston d'Orléans, frère de son père Louis XIII. Ne nous étonnons pas qu'il en ait gardé une méfiance profonde contre la puissance des provinces et tous ceux qui à leur tête lui paraissaient, à tort ou à raison, menacer son trône et l'unité de la France. Comme beaucoup, j'ai eu à supporter le poids de cette méfiance, encore que je n'aie pas besoin, Messieurs, de vous faire remarquer qu'au temps de la Fronde, je n'étais encore qu'un très jeune homme à l'écart des complots. Ce ne fut que plus tard que la révolte d'Aquitaine naquit du préjudice qui m'était causé. Je ne présidais plus à ses destinées et elle s'égara, voulant m'être fidèle. Mais laissons là une histoire dont il ne faut pas s'exagérer l'importance. Les temps ont changé. Le cardinal Mazarin qui veilla sur la jeunesse du Roi et lui permit de sortir victorieux des désordres de la Fronde fut le dernier des premiers ministres. Aujourd'hui le Roi règne seul14. Nul ne conteste son pouvoir. Et l'on voit graviter autour de lui, à Versailles, comblés de bienfaits et de charges, beaucoup de ceux qui, jadis, ont porté les armes contre lui. Car le Roi oublie ce qu'il veut oublier et parfois bien au-delà de ce que l'on était en droit d'attendre.
Angélique était sidérée de l'habileté avec laquelle Joffrey de Peyrac présentait une défense que tous commençaient à se sentir embarrassés de lui avoir demandée.
Il mettait en évidence un fait qui pesait d'un grand poids dans l'évolution de leurs destins : la magnanimité du Roi. On savait le Roi excessif dans ses générosités comme dans ses rancunes. Lorsqu'il faisait grâce, il effaçait tout et comblait de faveurs ceux qu'il avait abaissés.
Levant les yeux vers le gentilhomme en costume de velours rouge, l'étoile de diamants brillant sur sa poitrine et qui leur parlait avec autant d'autorité que de mesure, ils virent que Joffrey de Peyrac restait le dernier des grands princes dont le Roi avait entrepris d'abattre la superbe.
Or, pour avoir été banni et écarté avec plus de rigueur, il s'en retrouvait plus libre et plus puissant que les autres, ceux qui là-bas, à Versailles, asservis par leurs chaînes dorées, éloignés de leurs fiefs, ne subsistaient plus que par les titres et la fortune en cette Cour splendide où Louis XIV les voulait rassemblés sous ses yeux afin de mieux les tenir à sa merci.
Lui restait le plus libre. Oublié, exclu, effacé, il pouvait réapparaître marqué encore d'un privilège perdu.
M. Magry de Saint-Chamond intervint.
– Votre missive au Roi, Monsieur le gouverneur, introduit un élément nouveau ainsi que des perspectives nouvelles. Hélas ! Nous ne saurons qu'au retour des navires ce que Sa Majesté en pense.
– Sa Majesté en pense grand bien.
Celui qui venait de jeter ces mots était Nicolas de Bardagne qui jusqu'alors n'avait pas prononcé un mot.
L'assemblée demeura interloquée. M. de Frontenac fut le plus surpris. Il se mit à tirer sur sa moustache avec perplexité. Mais le premier, il comprit ce qu'impliquait la déclaration du chargé de mission.
– Voulez-vous dire que votre mission en Canada a pour objet d'examiner les éventualités que nous venons d'exposer à propos de Monsieur de Peyrac ?
– Entre autres, répondit un peu sèchement l'envoyé du Roi.
Frontenac insista.
– Sa Majesté vous aurait-elle prié de vous informer de la situation en Acadie modifiée par la présence de Monsieur de Peyrac ?
– Entre autres, répéta Bardagne qui préférait laisser planer un doute sur le nombre et l'importance des différentes enquêtes dont il avait été chargé. À vrai dire, reprit-il après un petit silence, Sa Majesté m'a paru surtout désireuse de savoir qui était Monsieur de Peyrac, en bref de recevoir des renseignements précis et détaillés sur ce gentilhomme, ses intentions, ses agissements, ses déclarations.
– Mais alors, s'exclama joyeusement Frontenac, mais alors... il faudrait croire que le Roi a déjà examiné mon courrier ? Votre départ pour la Nouvelle-France aurait-il été déterminé par ce que je lui exposais dans mes lettres ?
Les conseillers calculèrent fiévreusement le temps des traversées.
– ... Quoi qu'il en soit le Roi est au courant. La hâte avec laquelle il s'est empressé de donner suite à ce que je lui exposais prouve combien l'intérêt lui en est apparu. Que vous en a-t-il dit, Monsieur l'envoyé royal ?
– Secret d'État. Mais je puis cependant vous dire que Sa Majesté regardait avec sympathie du côté de votre projet. J'ai pu, dès Tadoussac, lui écrire une lettre où je lui donnais mon avis.
– Favorable, je l'espère, jeta vivement Frontenac.
Il jubilait.
– ... Voyez, Messieurs, plus de doute, Sa Majesté approuve la politique d'alliance que j'ai préconisée avec Monsieur de Peyrac.
– ... Approuvera, peut-être..., rectifia le premier conseiller Magry de Saint-Chamond en levant un index réticent.
Mais son pessimisme ne trouva plus d'écho.
L'envoyé du Roi en révélant que le souverain jetait un regard d'intérêt à leur projet d'expansion pacifique, avait fait se retourner l'opinion générale avec la promptitude d'un sablier se renversant. Que n'avait-il parlé plus tôt, ce Nicolas de Bardagne ? pensaient les conseillers. Ils se seraient épargné bien des atermoiements.
Subtil, M. de Chambly-Montauban, qui avait le goût d'épicer la plus anodine des situations d'éventualités amoureuses ou érotiques, envisagea que la beauté de Mme de Peyrac était de celles qui ne pourraient, s'il la voyait un jour, laisser le sensuel Louis XIV indifférent. Autant se mettre à l'avance du bon côté. La partie était gagnée. Presque involontairement Bardagne avait contribué à l'emporter.
Par ses paroles, il leur apportait la caution du Roi. Et pour ces gens-là, c'était la seule chose qui comptait : le Roi. Angélique leva les yeux sur le grand tableau qui, au fronton de la cheminée, représentait le Roi.
Pour elle, il était devenu un mythe, une abstraction redoutable.
Peu à peu, elle avait oublié la personne humaine. Et, sous les lambris du château Saint-Louis de Québec, il revint vers elle, elle revit ses yeux bruns dont il ternissait volontairement l'éclat, mais qu'il savait rendre très éloquents lorsque le tourmentait le désir.
Un temps, il avait voulu faire d'elle la reine de Versailles.
Mme de Mercouville, pensant que les graves questions politiques étaient réglées, jugea le moment opportun de parler de ses métiers à tisser. On avait planté du lin et le pays produisait des moutons. Il fallait encourager les femmes des campagnes, inactives l'hiver, à tisser leurs draps et leurs vêtements. Elle avait une requête à présenter au Conseil à propos de prisonniers anglais qui se trouvaient au village des Hurons de Lorette. On lui avait dit que ces deux captifs de Boston connaissaient le secret des teintures végétales et celui de les fixer. Elle souhaitait obtenir de l'intendant Carlon un ordre de réquisition qui lui permît de faire venir ces hommes à Québec, le temps d'apprendre leurs procédés afin de teindre, de vives et sûres couleurs, la laine réservée aux tissages.
– Monsieur Gaubert de La Melloise, dit-elle, les employait souvent.
Mais M. Gaubert de La Melloise, croisant ses doigts finement gantés aujourd'hui de vert amande, fit remarquer que ces hommes, fort bornés et taciturnes comme tous les plébéiens de race anglo-saxonne, ne divulgueraient pas leurs secrets et qu'elle n'en obtiendrait rien.
– Ils ne savent pas un mot de français.
– Je sais l'anglais.
– Soyez persuadée que leurs maîtres sauvages ne se priveront pas volontiers de leurs services, même pour huit jours.
– Monsieur l'intendant Carlon leur fera porter un ordre.
Gaubert de La Melloise rit doucement. Il assura qu'il était le seul à pouvoir faire entendre raison aux sauvages et à convaincre leurs abrutis d'esclaves anglais à composer de temps à autre un bol de teinture dont ils ne révélaient pas les ingrédients.
– En vérité, vous voulez les garder pour vous ! s'écria Mme de Mercouville indignée.
Voyant la tournure que prenait ce nouveau différend, Frontenac décréta que la séance était levée. On avait fait du bon travail. Il se dressa et les hommes l'imitèrent.
– Aïe, ma jambe ! cria M. de Castel-Morgeat.
Personne ne se formalisait des exclamations que la douleur arrachait parfois au pauvre gouverneur militaire.
Il s'excusa auprès des dames.
– Souffrez-vous d'une ancienne blessure ? s'enquit Angélique.
– Non, même pas ! Ce serait plus glorieux. Ce sont des douleurs que j'ai contractées au cours d'une campagne d'hiver contre les Iroquois.
Angélique fut sur le point de lui conseiller un onguent dont elle avait le secret, de graines de sorbier et de résine de sapin baumier incorporées à du beurre de chèvre. Accompagné d'une infusion de colchique bien dosée, le traitement faisait merveille. Mais elle s'en abstint. Non sans regret, elle abandonna le pauvre Castel-Morgeat à ses souffrances.
Elle s'était promis, par prudence, de ne pas alimenter sa légende de guérisseuse. De ce titre à celui de sorcière il n'y avait souvent qu'un pas.
Attentive à se composer, pour Québec, un personnage de grande dame citadine et mondaine, elle travaillerait à estomper l'image naïve et dangereuse qui s'était créée à partir d'elle et dont la confirmation pouvait lui coûter cher.
Midi carillonnait. Monseigneur de Laval récita l'angélus, ce qui clôtura pieusement le Conseil et l'on traversa le vestibule par petits groupes.
Angélique s'approcha de Nicolas de Bardagne.
– La loyauté de votre intervention m'a plu, lui dit-elle. Je veux vous remercier.
Il laissa tomber un long regard sur elle. Elle s'émut devant son visage et elle sentit qu'en lui parlant ainsi elle le payait au centuple. Il recueillait chaque mot ou geste venant d'elle comme des perles.
– Comme vous êtes ardente ! dit-il. Je vous regarde vivre et je m'aperçois que déjà c'était cette qualité en vous qui m'avait séduit à La Rochelle. Votre flamme, votre participation à la vie, la conscience avec laquelle vous recherchez la meilleure voie. À La Rochelle, je m'étonnais de vous voir prendre fait et cause pour vos maîtres huguenots comme si l'injustice qui leur était causée vous atteignait vous, sans souci de votre propre sort.
« En ce temps-là, je me demandais quelle pouvait être la couleur de vos cheveux soigneusement cachés sous votre bonnet de servante... Maintenant, je le sais, ajouta-t-il en s'arrêtant sur le seuil et en la contemplant. Vous avez l'air d'une fée...
Il ébaucha le geste d'effleurer sa chevelure pâle et dorée. Perdu dans son rêve, il se croyait toujours seul au monde avec elle. Le comte de Loménie venait vers eux pour prendre congé. M. de Bardagne après avoir baisé la main d'Angélique s'écarta.
Joffrey de Peyrac s'attardait. Il parlait avec le gouverneur et un certain Morillon, adjoint de l'intendant, qui avait été chargé de mission en Nouvelle-Angleterre, après le traité de Bréda. Il n'était pas intervenu pendant la réunion par timidité, mais était heureux de s'entretenir d'un sujet qu'il connaissait bien et confirmait ce que le comte avait dit sur le tracé des frontières dans les régions de l'embouchure du Kennébec.
Ville d'Avray quittait le château tout en décrivant aux trois premiers conseillers les aménagements et embellissements qu'il comptait apporter à son bateau.
– J'espère que vous lui donnerez un nom un peu moins païen que celui du premier, émit M. de Saint-Chamond.
– Je l'appellerai Aphrodite... J'ai l'intention de demander au charpentier Le Basseur de me sculpter une belle figure de proue : Aphrodite née de l'écume de la mer... Cela le changera un peu de ses tabernacles.
Dans la cour, les soldats du corps de garde, ayant posé leurs armes en faisceaux, s'assemblaient autour d'un foyer au-dessus duquel était suspendu un chaudron. La potée militaire répandait une odeur savoureuse. À cette heure, les plus appétissants effluves se mêlaient aux relents des feux de bois. Les rôtisseries annonçaient volailles et gibier, tourtes et pâtisseries. Les parfums des soupes et des ragoûts variés se glissaient par les interstices des portes et fenêtres lorsqu'on passait au long des rues devant les habitations bien closes, mais à l'intérieur desquelles résonnait un bruit actif de cuillères d'étain contre les écuelles.
Flottant au-dessus du campement des Hurons, une brume bleue épaisse portait vers les quartiers hauts les émanations fades de la « sagamité », le brouet de maïs traditionnel.
Les membres du Conseil Souverain s'égaillaient, tous pressés, car ces discussions leur avait ouvert l'appétit. Mme de Mercouville s'éloignait en continuant à se disputer avec M. Gaubert de La Melloise entêté à lui refuser le concours des captifs anglais. Elle avait intercepté l'intendant pour essayer de le fléchir.
Derrière elle, Angélique entendait Joffrey dire à M. Basile :
– Je vous suis très obligé. Je n'ignore pas que rien ne peut se faire sans vous.
Le négociant la dépassa en soulevant son bonnet de fourrure, puis s'éloigna les mains dans les poches de sa redingote de gros drap châtaigne, doublée au col, aux poignets et aux revers des poches de la même fourrure noire que sa toque. Chaussé de bottes indiennes, il avait la démarche à la fois pesante et alerte des gens du pays. En franchissant la porte d'entrée, le commis se retourna et lança dans leur direction un clin d'œil complice.
Joffrey prit le bras d'Angélique. Les Espagnols, qui attendaient dans un coin de la cour, vinrent au-devant d'eux. Ils avaient fait conversation avec deux soldats qui étaient de la région pyrénéenne et parlaient un dialecte mêlé d'espagnol.
Entouré d'un essaim de soutanes noires, Monseigneur de Laval, noble silhouette vêtue de violet, regagnait le séminaire où l'attendait dans son appartement privé un frugal repas. Auparavant, il aurait traversé les grands réfectoires pour y bénir de ses deux doigts levés les enfants attablés devant leur écuelle de laitage trempé de bon pain français.
Ce qui avait frappé Angélique au cours d'une matinée qui ne manquait pas d'intérêt, c'était l'autorité unique que chacun de ces messieurs prétendait exercer. Le gouverneur ? L'intendant ? L'évêque ? Basile, l'éminence grise ? Les jésuites, dans l'ombre ? Le procureur royal ? Le commis ?
– Qui règne ici ? demanda-t-elle à Joffrey.
– Ils règnent tous..., répondit-il.