Chapitre 29
À la question qu'Angélique se posait sur le gentilhomme qui l'avait saluée et qui l'avait intriguée par le rappel du blason du Rescator, elle reçut une réponse plus rapidement qu'elle ne le prévoyait et ce fut Ville d'Avray qui la lui donna.
Il vint dans l'après-midi, comme il l'avait promis afin de lui montrer de plus près la maison où elle s'installait et à l'aménagement de laquelle il avait consacré beaucoup de soins et une fortune.
Le marquis de Ville d'Avray lui avait consacré, le troisième jour de leur arrivée, une journée entière afin de l'aider à s'installer et de lui présenter sa bien-aimée, ce bijou, sa petite maison qu'il avait construite sur les hauts de Québec avec tant d'amour.
Pour la toiture, il avait fait venir d'Anjou, embarquées aux Sables-d'Olonne, cinquante mille ardoises poil noir, de la meilleure qualité. D'Italie des ferronneries, des plaques de marbre, et aussi des vitres, un luxe qui n'était réservé qu'aux habitations de marque.
Il avait fait accrocher son hamac de coton acheté au pirate du Sans Peur et déposé sur une étagère la pierre verte de son Caraïbe, talisman précieux, possédant toutes sortes de propriétés magiques, chez Janine Gonfarel, dans une grande chambre à l'étage qui possédait un cabinet d'eau et qu'elle mettait volontiers à la disposition des bons payeurs. Il y avait une galerie de bois avec une vue magnifique sur le fleuve. Lorsqu'il aurait la nostalgie de la Haute-Ville, eh bien il viendrait chez Angélique.
Il lui passa un bras conquérant autour de la taille. Il faisait le fou afin de ne pas avoir à répondre aux questions qu'elle lui poserait à propos du coffre aux scalps dont il s'était adjugé le mérite au détriment du pauvre Saint-Castine, trop lointain pour se défendre.
– Si vous saviez comme je suis fier de vous avoir ramenée dans ces murs. Ma réputation d'homme de goût s'en trouve affermie si possible... Venez sur ce canapé.
Angélique se récusa.
– Vous m'aviez promis de me faire visiter la maison, ce n'est pas le moment de se reposer.
– Soit !
Le marquis jeta un regard attendri autour de lui, passa affectueusement la main sur le dossier du grand canapé, entouré de nombreux fauteuils et de tabourets recouverts d'un point de tapisserie faisant face au grand âtre.
Derechef, il entoura Angélique de son bras et effleura sa tempe près des cheveux d'un baiser léger qu'elle n'eut pas le temps de parer.
– J'aime les femmes, affirma-t-il d'un ton lyrique. Je suis trop amoureux de la beauté pour ne pas aimer les femmes quand elles sont de qualité. J'embrasse très bien, figurez-vous ! Il faudra que vous l'appreniez.
Et comme elle riait.
– ... Ah ! Voilà ce que je cherchais à obtenir. Votre rire... J'ai toujours su m'y prendre avec les femmes. Elles m'aiment et je les aime. Elles ont de l'esprit et s'intéressent à la vie, ce n'est pas comme les hommes. Dieu ! Que c'est ennuyeux un homme !
Sur cette déclaration pour le moins inattendue de sa part, il l'entraîna dans les caves, lui montra les mille réserves qu'il avait entassées « pour elle », les tonneaux de vin de Bourgogne, les barils de biscuits d'Italie, de pois, de fèves, les pains de sucre, sans parler des saloirs bien garnis, des bocaux d'épices, bouchés de liège recouvert de suif.
On aurait toujours du lait frais grâce aux brebis et à la chèvre.
Il régnait sous ces caves voûtées, tapissées d'un enduit de chaux, d'argile et de paille hachée, une tiédeur sèche, agréable, qui préserverait les denrées périssables de la corruption et des moisissures. D'autres chambres souterraines moins aérées et plus fraîches gardaient les vins.
Ville d'Avray avait fait agrandir le trou où l'on entreposait les blocs de glace durant l'hiver et qui servirait de glacière durant l'été, permettant de goûter sorbets et boissons fraîches par des chaleurs torrides.
– Que ferions-nous sans nos caves et sans nos combles ? Ce sont nos meilleurs alliés pour survivre dans ces climats extrêmes. Les combles, l'hiver, nous gardent les viandes gelées sans qu'on ait besoin de se rendre à la chasse ou de faire boucherie trop souvent. Nos caves préservent nos provisions de la chaleur ou du froid. Savez-vous que ce sont pour la plupart des grottes naturelles qu'on n'a eu qu'à aménager ? Avec les citernes et les puits, cela nous fait, dans la Haute-Ville, une cité souterraine où nous pourrions à la rigueur nous enterrer et survivre comme des taupes. Ce serait plaisant.
Il cligna de l'œil.
– Nos caves sont nos labyrinthes secrets. Il y en a partout. Il y en a qui communiquent. Et bien des histoires cachées peuvent se vivre grâce à elles. Savez-vous que les jésuites ont un couloir qui communique avec les cavernes aménagées sous le couvent des ursulines ? Ainsi ces pieux personnages peuvent se rendre visite. Hé ! Hé ! À l'insu de tous...
Il ne pouvait s'empêcher d'être mauvaise langue.
Des caves, ils montèrent aux greniers. Le marquis avait pris sa lorgnette. Regardant par la lucarne, côté rue, il décida :
– Eh bien ! Je vais aménager une chambre sous ces combles comme Cleo d'Hourredanne, puisque vous trouvez la maison trop petite.
– Mais non ! Je vous ai dit qu'elle me plaisait ainsi.
Ils atteignirent le second plancher qui était juste sous le faîtage, ménageant un espace où l'on devait se tenir un peu courbé. En plein hiver, l'on y pendait à des crocs les morceaux de viande durcie par le gel.
La lorgnette de Ville d'Avray refusa de se laisser séduire par le grandiose panorama et plus prosaïquement se fixa sur une hutte de torchis à colombage et au toit de chaume qui poussait comme un champignon presque au pied de la maison un peu sur la gauche, à mi-chemin du talus. C'était là que logeait son voisin, Eustache Banistère. Un pli amer aux lèvres, le marquis expliqua à Angélique que cette masure croulante était la honte du quartier et une épine dans sa propre chair, à lui, Ville d'Avray.
Ambitionnant d'agrandir son domaine, d'y construire des écuries, des étables, un fournil, il se trouvait limité dans ses projets par la mauvaise volonté du propriétaire de la hutte, qui ne voulait pas vendre une parcelle de terrain. Or, la loi des héritages lui octroyait la plus grande partie de la colline à laquelle ils étaient adossés, territoire dont il n'avait jamais rien fait, se contentant d'y laisser pourrir la cahute, édifiée par ses parents quand ils étaient arrivés de Normandie en 1635. Eustache Banistère, dit le Cogneux, y était né, y revenait après chacun de ses voyages aux Grands Lacs, y demeurait pour le présent au grand dam de son voisinage.
Il avait été interprète, explorateur. On ne le voyait jamais. Une affaire d'excommunication pour avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages, de lettres d'anoblissement qui étaient tombées en désuétude pour n'avoir pas été enregistrées à temps par le Conseil Souverain, de procès avec les ursulines, dont le monastère limitait sa propriété et qui par erreur avaient commencé de défricher un bout de son lot, le retenait depuis deux ans à Québec dans sa tanière au toit de chaume pourri.
Il n'y vivait pas seul, nanti d'une femme blonde et amorphe répondant au patronyme bizarre de Jehanne d'Allemagne et de ses quatre enfants aussi sauvages que des coyotes.
Au bout de deux ans, les habitants de la rue de la Closerie étaient prêts à signer une pétition et à payer de leurs escarcelles pour faire lever son « excommunication » et qu'on lui rendît son « congé », afin qu'il retourne aux bois et qu'on en soit débarrassé.
Mais le géant d'une quarantaine d'années, grossier, taciturne et ivrogne, entendait se venger de la ville et savait fort bien que la meilleure manière d'y parvenir était de refuser de vendre ses lots et de demeurer dans sa hutte à peine digne d'un charbonnier et que tous les bourgeois de la Haute-Ville rêvaient de jeter bas. Là, planté comme un chancre sur les rebords de ce délicieux plateau aux pentes alanguies des territoires Sainte-Anne, Saint-Jean et Saint-Cyrille, il poursuivait une vengeance hargneuse. Sa cour était représentée par une excavation encombrée de détritus et d'ustensiles, une charrette, une cognée sur un billot, un chaudron sur trois pierres et, à l'extrémité, se dressait un bel arbre, un chêne rouge imposant, ses branches noueuses déployées en candélabre, au tronc duquel était enchaîné un chien maigre. Ville d'Avray présenta les choses de cette façon, c'est-à-dire la plus sinistre.
C'était la seule ombre à un tableau qui eût pu être idyllique, la seule disgrâce d'un site qu'il avait choisi parmi les plus beaux de Québec, sinon du monde, c'était l'inconvénient d'habiter une ville, on n'y est pas son maître. On dépend des VOISINS !...
Angélique dit que jusqu'alors ce voisinage ne l'avait pas trop importunée, excepté en deux ou trois occasions l'irruption bruyante des enfants qui attelaient, à un caisson de bois qui servait de chariot, leur chien misérable et le lançait à dévaler la rue dans un fracas d'enfer. Honorine indignée hurlait de colère.
– De vrais coyotes, je vous l'avais dit, soupira Ville d'Avray. Cela ne fait que commencer.
– Vous auriez pu avoir pour voisine Madame de Maudribourg ! Avez-vous remarqué, au Grand Conseil, de quelle sorte étaient les « amis » de la duchesse de Maudribourg qui l'attendaient à Québec ?... Ce comte de Varange dont ils ont parlé et qui est venu roder du côté de Tadoussac.
Le marquis de Ville d'Avray baissa la voix et jeta un regard méfiant autour de lui comme si sa minuscule maison canadienne eût pu receler des recoins pour espions.
– C'est un membre très influent de la Compagnie du Saint-Sacrement, mais on n'en conte pas moins qu'il a été envoyé au Canada à la suite d'une affaire de mœurs.
Ville d'Avray affectait toujours un air compassé pour parler des scandales, comme s'il n'avait pas eu quelques petites choses du même genre à se reprocher. C'était un réflexe d'éducation. Et aussi la conséquence de sa nature simple et joyeuse. Quoi qu'il fît il avait la conscience pure en tout. Mais l'habitude du monde le poussait à adopter la mimique consacrée, paupières baissées et sourire entendu, pour transmettre les informations croustillantes ou scabreuses.
– On m'a raconté que ce dévot ranci était le tuteur d'un jeune garçon, héritier d'une immense fortune. On dit qu'il abusa de lui, se fit signer la remise de toutes les possessions dé l'innocent, l'étrangla, jeta le corps dans un puits... À Paris, il a été l'amant de la duchesse. Vous imaginez ce déchet fripé avec cette beauté fine comme une statuette de Tanagra ? Elle aimait les vieillards concupiscents, notre Démone !
Ils regagnèrent la grande salle et s'assirent sur le canapé.
Au-dehors le froid aigre et bleu arrivait en tapinois et s'installerait dès que le soleil aurait achevé de descendre dans un ciel de nacre, parmi un cortège de nuages martelés de cuivre et d'or. Ville d'Avray lança une grande bourrée de genêts dans le feu qui crépita.
– Ah comme c'est bon ! s'exclama Angélique en se laissant aller sur le canapé. Je ne me rassasie pas de ces flambées. Il faisait froid sur les navires.
Le marquis poussa vers elle la petite armoire à liqueurs.
Ils étaient seuls dans la maison.
– Au fait, vous ne m'avez jamais raconté ce qui vous a entraîné à venir vivre en Nouvelle-France ? s'enquit-elle. Vous, un homme de Cour, s'il en fut. Entouré d'amis influents et connaissant tous les grands de ce monde... J'y réfléchis... Cela ne vous va guère. Même si vous m'affirmez le contraire, je continuerai à penser que votre charge de gouverneur de l'Acadie ne fut que prétexte. Compensation, à la rigueur, et même consolation. Mais il y a autre chose. Qu'avez-vous donc fait ?
– Comme tout le monde, avoua Ville d'Avray, J'AI DÉPLU. Et quand c'est à Sa Très Chrétienne Majesté le Roi de France que l'on se permet de déplaire, apprenez, belle ignorante, qui n'avez jamais vécu à la Cour, que cela peut mener loin... très loin... jusqu'au Canada par exemple.
Il rapprocha le cabinet de liqueurs du canapé, servit à Angélique un petit verre de malaga dans un cristal taillé de Bohême, et s'assit près d'elle, fort près.
Il lui raconta qu'il avait été longtemps le pourvoyeur de Monsieur, frère du Roi, pour les objets d'art, en son palais de Saint-Cloud.
– J'avais choisi des porcelaines de Chine pour Monsieur, afin d'orner sa résidence. Il faut connaître Monsieur, il aime le faste au moins autant que son royal frère.
Ville d'Avray soupira, huma son verre de rossoli et passa un bras autour de la taille d'Angélique.
– Le Roi n'a jamais refusé à son frère les moyens de mener un train étourdissant, continuait ce dernier. Mais c'est là une générosité qui cachait des traquenards. Entraîné à des dépenses considérables, Monsieur est devenu de plus en plus dépendant du Roi. De surcroît, et de cela j'ai averti à plusieurs reprises Son Altesse, le Roi était anxieux que la Cour de Monsieur ne dépassât pas la sienne en goût et en élégance et qu'on ne s'y amusât pas plus qu'à Versailles. La découverte que je fis de porcelaines de Chine rarissimes, rapportées d'Orient par un marchand vénitien, fit déborder la jalousie du Roi. Il me fit venir à Versailles, me félicita de mes habiletés, me fit don d'une terre et d'une abbaye, ce qui m'enchanta car les revenus en sont fort beaux, puis m'octroya la charge de gouverneur d'Acadie en Nouvelle-France avec mission de m'y rendre sans tarder. Je ne savais même pas où c'était. Mais je m'inclinai fort bas. J'avais compris. Tel est notre souverain, ma chère.
Elle avait avalé son verre de malaga sans y prendre garde. Ces évocations des cours princières lui tournaient dans la tête. La lumière vibrante de l'été de Saint-Cloud, aux jardins anglais désordonnés et ravissants, lui revint et parut entrer dans la pièce avec le dernier éclat de ce soleil bas du Grand Nord, s'abîmant derrière un horizon désert, et traversant comme un pieu d'or les vitres de la fenêtre derrière elle. Tout à coup elle poussa un cri se croyant la proie d'un vertige, ou victime d'un tremblement de terre. Elle basculait en arrière et se retrouvait les pieds battant l'air, avec au-dessus d'elle, l'enlaçant, Ville d'Avray qui riait comme un fou.
– C'est le secret de mon canapé, s'écria-t-il enchanté de sa plaisanterie. Je vous avais dit que je vous en montrerais les petites astuces. Au moment choisi, on manœuvre un levier dissimulé dans les accoudoirs et le dossier se rabat pour former une couche des plus opportunes.
Angélique était dans une situation difficile pour se défendre efficacement. Si elle voulait se redresser, il lui fallait s'agripper au cou du marquis, ce qui la livrait encore plus à ses privautés.
– Ne vous fâchez pas, dit-il, et je vous livrerai le nom de ce gentilhomme qui vous adresse de grands saluts et raconte, quand il est ivre, qu'il vous connaît et que vous avez eu des bontés pour lui.
Du coup Angélique cessa de se débattre, tenaillée par la curiosité.
– Qui est-ce donc ?
Ville d'Avray, du coin de l'œil, regardait Angélique renversée parmi ses cheveux en nappe sur fond de tapisseries mythologiques, avec la satisfaction d'un chat qui vient de capturer une souris.
– Vous ne vous fâcherez pas contre moi ?
– Non, mais dites.
– C'est un gentilhomme de l'entourage du Roi.
– Je m'en doute... Mais encore ?
– Il est ici sous un faux nom... Il veut faire croire qu'il est ici pour une mission qui nécessite son incognito, mais je gagerais que provisoirement compromis par quelque fredaine il s'est donné une raison pour se tenir loin des intrigues et ne pas être mêlé à leur dénouement. Cependant je l'ai reconnu.
– Qui est-ce ?
Ville d'Avray prit prétexte de l'énormité de la confidence pour se rapprocher plus près de son oreille et lui souffler entre deux petits baisers :
– C'est le frère de la favorite.
– Quelle favorite ?
– Mais il n'y en a qu'une, sursauta le marquis, agacé. Malgré les caprices du Roi, c'est toujours la même, notre ennemie à tous, celle qui a envoyé Lauzun en prison et m'a jeté sur les chemins du Canada. Elle, Athénaïs, la marquise de Montespan...
Un volet d'images défila à toute allure dans la tête d'Angélique, comme feuilleté par une main fébrile.
– Le frère d'Athénaïs... le duc de Vivonne...
Les visions se précisèrent, éventail ouvert et refermé avec un air de plaisanterie galante, claquant rapidement, laissant entrevoir des alcôves, une mer bleue, l'abri d'un tabernacle de soie rouge à l'avant d'une galère et sur des coussins de soie les ébats sans équivoque d'un couple étroitement enlacé. Ce n'était pas Versailles. C'était Marseille ! La Méditerranée ! Et le séduisant amiral des galères du Roi, frère de la favorite, la tenant dans ses bras.
« Seigneur ! Mais... j'ai couché avec lui », pensa-t-elle.
Elle s'aperçut que Ville d'Avray, profitant de sa distraction, s'était emparé de ses lèvres et les pressait avec art. C'est vrai qu'il embrassait bien, ce sybarite !
– Cess... cessez, intima-t-elle en se débattant, cette fois avec énergie, je vous interdis.
– Mais vous m'avez paru soudain si accessible, si consentante...
– Ce n'est pas cela..., protesta Angélique en essayant de s'extraire du canapé-piège. Vous m'avez tellement stupéfaite avec vos révélations sur ce « Monsieur de La Ferté », que je pensais à autre chose.
– Que les femmes sont donc décevantes ! se plaignit le marquis. Et vous êtes la plus décevante de toutes, Angélique ! Je ne m'attendais pas à cela de vous.
– Je ne vous avais rien promis.
– N'êtes-vous pas venue à Québec pour...
– Pour... manger des pommes au caramel, avec vous, devant l'âtre... rien de plus.
– Je vous encombre ?
– Quelquefois, admit-elle.
Elle se redressa et s'assit, lissa le col de sa robe, et s'efforça de redonner un pli sage à sa chevelure. Le duc de Vivonne... Elle était surtout contrariée de se retrouver si proche de quelqu'un qui savait beaucoup de choses sur son passé et sur sa situation à la Cour. Au fur et à mesure que les images défilaient, elle en voyait les répercussions. C'était lui sans doute qui avait jeté ces paroles, le jour de l'arrivée, au moment où Joffrey de Peyrac débouchait sur la place avec son étendard et ses bannières... « En Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules »...
« Quelle malchance ! Quelle catastrophe ! » se disait-elle atterrée... « Il nous a reconnus... Il peut nous nuire... » Puis elle réfléchit qu'il se cachait sous un faux nom et ne tenait peut-être pas à ce qu'on le sût en Canada. Mais il l'avait saluée d'une façon appuyée et cela lui fut désagréable.
– Vous me faites de la peine, gémissait Ville d'Avray.
– Ah ! Ne perdez pas la tête, vous aussi, dit-elle avec impatience.
Puis, le voyant fort marri et songeant qu'il lui avait donné la possibilité de vivre dans un endroit si agréable, elle déposa sur sa joue un baiser fraternel.
– ... Ne boudez pas, mon cher, vous savez que je vous aime, que vous êtes mon préféré. Mais ne faites plus le fou. L'hiver commence à peine. Si vous brûlez les étapes nous n'en atteindrons pas le bout. Enfin, marquis, un peu de bon sens !
Ville d'Avray protesta que, tout en l'adorant, il n'avait voulu lui causer aucun désagrément, qu'il n'était là que pour lui rendre la vie légère ce qui était l'unique but de ces petits baisers coquins et nécessaires pour guérir la maladie de « sérieux » qu'elle avait contractée à ne point le connaître assez tôt, lui, Ville d'Avray « mis sur la Terre pour le bonheur de son entourage » ; et que, de toute façon, elle pouvait s'abandonner à la quiétude de Québec, il ne lui arriverait que des joies de son fait, car la vie était belle et ne méritait pas qu'on la gaspille en tragédies. Tous ces marivaudages ne tiraient pas à conséquence, n'est-ce pas ? Elle l'admit. Ils rirent, s'embrassèrent en cousins et se promirent fidélité, aide et assistance comme au bon vieux temps sulfureux de la Démone.
Angélique reconnaissait volontiers que, sans Ville d'Avray, Québec pouvait l'effrayer avec ses mondes cachés et différents. Mais il savait tout et il lui était acquis.
On reprit pied en Canada avec l'irruption de voix et des rires d'enfants qui leur parvinrent. Honorine et Chérubin, leur escorte, traversaient la cour et regagnaient le logis. Angélique pria Ville d'Avray de redonner à ce canapé un aspect honnête.
– Montrez-moi donc comment fonctionne votre système diabolique ?
Mais il refusa de lui dévoiler les secrets de la mécanique qu'il avait mise au point.
– Pour que vous vous en serviez avec un autre que moi ! Jamais !