Chapitre 11
Quand il fait si froid à Wapassou, s'imagine-t-on quelle peut être la température dans les villes, plus au Nord ?...
Trois villes... Trois bourgades perdues dans l'immensité, au bord du Saint-Laurent. Les navires ne reviendront qu'au printemps. La cuirasse des glaces s'est refermée sur elles, autour d'elles et elles sont prisonnières des steppes blanches, prisonnières du silence, de l'espace infini et morne et désert.
Montréal, sur son île, au pied de son petit volcan éteint. Trois-Rivières, engluée parmi les chenaux de son delta gelé. Et la reine de toutes, Québec, sur son roc. Trois villes, couronnées par le diadème des blanches fumées qui ne cessent de s'étirer, longues et paisibles, de leurs cheminées dans le rosé glacé des matins et des soirs.
Trois villes perdues. Que le feu y crépite dans l'âtre pour les sauver de la mort !
La vie des feux est si ardente qu'on oublie la mort, et le silence, et le désert. L'on y grouille dans ces villes, l'on y caquette, l'on y complote, l'on y intrigue, l'on y bataille, tout l'hiver, à coups de langue dans les salons, à coups d'escabeau dans les cabarets, violemment, sourdement, cordialement, entre amis, entre cousins, entre gens du Canada. L'on y prie aussi beaucoup, l'on s'y confesse énormément, l'on y médite, l'on y rêve, le regard tourné vers le festonnement blanc des montagnes laurentides ou l'horizon gris de la forêt, vers le Sud. L'on rêve au départ. Vers la mer et l'Europe, ou vers l'Ouest, vers les fourrures et les sauvages... Par ici ou par là-bas... Mais partir, toujours partir... Quand reviendra le temps de partir ?...
On s'y aime aussi, à la sauvette, en cachette avec remords, même entre époux, à cause de l'œil des jésuites qui pèse sur toutes les consciences.
On y boit beaucoup. C'est le seul plaisir. De l'eau-de-vie, encore de l'eau-de-vie. De l'eau-de-vie de pommes, de seigle, de prunes ou de froment, parfumé, transparent et que l'on a brûlé dans son propre alambic.
Les rues d'hiver sont pleines de l'odeur du marc, et de celle des feux de Dois,, des soupes au lard et des anguilles fumées.
Les jours d'hiver sont imprégnés de l'odeur d'encens des messes et des vêpres et de l'odeur parcheminée des livres reliés de cuir que l'on a apportés d'Europe et que l'on feuillette et relit sans cesse au coin de l'âtre.
Les nuits d'hiver craquent sous le gel. On dirait que les vitres vont éclater. Des fleurs de givre collent aux carreaux.
C'est dans ces villes qu'explose et se répand la nouvelle. Ils sont vivants les étrangers de Katarunk que l'on avait crus massacrés par les Iroquois. Elle est vivante la femme si belle du fond des bois, qui est apparue, montée sur un cheval, aux sources du Kennebec. Elle est vivante, la Démone ! Triomphe et terreur ! Jubilation de ceux qui croient aux pouvoirs infernaux.
Vous imaginez-vous, mes compères, que le Diable se donne la peine d'envoyer l'un de ses suppôts sur la terre pour que d'une pichenette d'Iroquois il n'en reste plus que fumée ?... Que nenni !... Le Diable est plus puissant que cela !... Il n'a pas fait encore assez de mal en Acadie pour qu'on puisse augurer de sa défaite ou de sa victoire. Et la preuve c'est que la Démone est toujours là... bien que Katarunk ait brûlé. Loménie répète : « J'ai vu moi-même les cendres de Katarunk... »
Mais celui qui a apporté la nouvelle transcendante est formel. Il affirme : « Les étrangers sont vivants dans les montagnes, au lieu-dit Wapassou, le lac d'Argent. »
Car celui qui apporte la nouvelle, qui douterait de lui ? Il voit tout à distance. C'est un saint. Il a vu que les étrangers avaient échappé aux Iroquois, sans avoir eu même à livrer bataille, et voilà bien la preuve qu'ils sont suppôts de Satan.
Si ce n'est Dieu qui les a sauvés miraculeusement, alors ce ne peut être que le Diable. Or, Dieu ne peut avoir secouru des êtres qui ne plantent pas la croix, qui pratiquent les hérésies et n'approchent pas des sacrements.
Donc, c'est le Diable !
M. de Loménie perd l'entendement.
C'est la Démone qui l'a envoûté par son charme, dit-on, comme aussi Pont-Briand que l'on a vu errer morne et hagard dans les rues de Québec, parlant d'une femme belle comme le jour qu'il a rencontrée au fond des bois...
Montée sur un cheval...
Comme si cela pouvait exister ! Il n'y a jamais eu de femmes blanches au fond des forêts. Ceux qui l'ont vue monter sur un cheval se sont trompés. C'était une licorne sans nul doute... Quelques-uns qui étaient dans le ravin, lorsque la forme est apparue la première fois sur le clair de lune, disent qu'ils ont aperçu la corne pointue... On les presse de questions, on les supplie de rappeler leurs souvenirs, on les entoure, ceux qui ont été en expédition cet automne avec M. de Loménie et qui ont rencontré le personnage noir et masqué, et la femme qu'on n'ose nommer encore tout haut : la Démone, mais que l'on appelle déjà : la Dame du lac d'Argent.
Et maintenant que va-t-il se passer ? Monseigneur l'évêque a ordonné des processions et des jeûnes. Il est allé visiter la sœur Madeleine, la visionnaire, en son couvent, puis il s'est rendu chez le gouverneur du Canada, M. de Frontenac, pour y rencontrer M. de Loménie et M. d'Arreboust, le pieux syndic de la ville de Québec, et diverses personnalités ainsi que plusieurs parmi les jésuites.
Longtemps les chandelles brillent derrière les fenêtres du château, sur le Roc... Le Saint-Laurent, sous la lune, est une vaste plaine blanche.