Chapitre 10

La nuit reprit. Une nuit qui dura six jours. Neige et vent se liguaient pour étreindre le poste dans leurs tourbillons et pas une once de clarté ne pouvait plus pénétrer par les fenêtres rendues opaques par la neige. Ouvrir la porte était une tâche à laquelle on dut, certains jours, renoncer. Le vent renvoyait, à l'intérieur des cheminées, des bouffées de fumée et l'on étouffait, n'ayant pas de possibilité d'aérer. Pourtant le fort tint bon, le trou de Wapassou resta un abri sûr, malgré les coups de boutoir qui, de temps à autre, faisaient craquer le toit. Les deux madriers de chêne équarris et comme soudés l'un à l'autre par un sable durci, ne trahirent pas.

On se groupait dans la chaleur du refuge, on se serrait les uns contre les autres. Ce fut au cours de cette longue nuit que l'un des chevaux fut enlevé par les loups, un étalon noir.

Joffrey de Peyrac prit alors la décision d'abattre l'animal qui restait, la jument Wallis. L'écurie et les communs étaient démolis. Il n'y avait plus d'abri pour les bêtes, plus de fourrage ni de nourriture pour elles, et les humains avaient faim.

Joffrey de Peyrac se reprochait d'avoir reculé cette exécution par l'espoir a un impossible miracle. Il savait bien que les réserves en viande touchaient à leur fin, et même si l'on avait pu chasser tous les jours, il était peu probable que le gibier aurait suffi à assurer l'ordinaire. Et maintenant la perte de l'étalon noir restreignait les chances de survie. Angélique ne dit rien.

L'urgence des besoins déplaçait le centre des valeurs. Ils s'étaient tous battus pour ces chevaux. Les amener dans l'arrière-pays avait pris, à leurs yeux, un sens symbolique, et les sauver, les y maintenir, leur avait paru à tous d'une importance capitale. Maintenant, il s'agissait de sauver la vie des hommes. Ce n'était plus là présence des chevaux dans le Haut-Kennebec qui était en jeu, mais celle de Peyrac et des siens. On se tut. Il y a dans l'échec immérité une grande amertume. L'exploit n'avait pu être accompli jusqu'au bout. Mais Angélique se répétait qu'on ne peut exiger que tout réussisse et l'on ne peut parvenir au but fixé sans rien sacrifier en chemin. Son amertume disparut, remplacée par une grande vague euphorique qui l'envahit lorsqu'elle se vit dans la possibilité de faire boire à ses malades et à ses convalescents un bouillon bien corsé et tonifiant et, pendant quelques jours, l'abondance de la viande fraîche, l'odeur des grillades qui venait stimuler les estomacs fatigués leur communiquèrent une gaieté un peu énervée qui les aidait à reprendre force et à patienter.

Jamais Angélique n'aurait pu imaginer qu'un jour elle mangerait du cheval. Pour les gens de la noblesse, cet animal ne pouvait en rien se comparer avec l'animal domestique destiné à l'abattoir : le bœuf, le mouton, le veau...

C'était l'ami, dès la plus tendre enfance, le compagnon des promenades, des voyages et des guerres.

En temps normal, elle eût éprouvé autant d'horreur à manger du cheval qu'à se livrer au cannibalisme.

On pouvait deviner les différences d'origine de ceux qui étaient réunis là à la réaction qu'ils eurent dans la circonstance. Les Canadiens, les Anglais paysans, les marins, et même des jeunes comme Florimond et Cantor, ne sourcillèrent pas. Ils regrettaient qu'on se fût donné tant de mal pour amener les chevaux jusque-là, et qu'on fût obligé de les abattre. Mais, plus tard, on en amènerait d'autres. On recommencerait.

Ils n'éprouvaient pas ce recul intérieur du gentilhomme pour lequel le cheval fait partie intégrante de lui-même.

Angélique repenserait à tout cela plus tard. Sur le moment, elle, était bien trop lasse pour se livrer à ces digressions. Ce qu'elle voyait, c est qu'Honorine reprenait des bonnes joues, que tout le monde ressuscitait, et elle se mettait à mieux comprendre la déification de l'Indien pour la nourriture, et comment s'assembler autour du feu, entre amis, pour « faire festin » est une véritable cérémonie religieuse.

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