Chapitre 15
Le lac était gelé. La neige le recouvrait entièrement. C'était une plaine lisse, immaculée. Le lieutenant de Pont-Briand le traversa de son pas de barbare qui détruisait le velours du somptueux tapis blanc en marquant la neige de la trace ronde des raquettes. Il avançait, lourd et titubant, les yeux fixés devant lui. Il venait d'apercevoir Angélique : Elle ! C'était elle !... Elle était donc bien vivante. Et il l'atteignait après avoir tant rêvé d'elle. Angélique se tenait au bord du lac, sur le sentier, et le regardait venir, n'en croyant pas ses yeux de voir s'avancer une silhouette étrangère.
La fraîcheur bleutée de certains matins d'hiver baignait encore le cirque arrondi de forêts et de falaises où se cachait le fort.
Le ciel : ni or, ni argent, ni rosé, ni bleu, mais une eau incolore, transparente, avec sur l'horizon, là où les falaises s'abaissaient en direction des chutes, des méandres de nuages lilas. Vers l'ouest, au ras des cimes, se découvraient des traînées de rosé subit, reflet d'un soleil levant, qui allait surgir en face mais qui n'avait pas encore franchi la lisière des sapins noirs. Toutes ces montagnes entraperçues semblaient lointaines, leurs sommets perdus dans un rêve froid et pur, inaccessibles. La clarté du soleil gagna peu à peu sur le lac et la silhouette du lieutenant s'y découpait en noir dur, soutachée de lumière, avec son ombre longue, projetée à ses côtés.
« Qui est-ce ? » se demandait Angélique.
Le cœur inquiet, et bien qu'elle eût déjà le pressentiment assuré de qui apparaissait là, elle s'interrogeait.
Une autre forme, plus lointaine, emmitouflée dans des fourrures, surgit à son tour de l'ombre froide, à l'extrémité du lac.
– Des Français ? Seigneur ! Y en a-t-il beaucoup d'autres ?...
Le lieutenant canadien traversait le lac en état d'hypnose. À son esprit épuisé par deux semaines d'un exténuant voyage, il apparaissait comme un signe évident de sa réussite que ce fût elle la première qu'il vît en approchant du repaire du comte de Peyrac.
Comme si elle l'avait attendu ! Comme si elle n'avait cessé d'espérer de le voir apparaître dans sa solitude de femme abandonnée, avec des brutes, au fond d'une forêt inhumaine ! Voilà ce qu'il imaginait.
Comme il approchait, il eut un éclair de lucidité. « Après tout, ce n'est qu'une femme. Décevante sans doute, comme les autres. Pourquoi alors cette folie ? »
Presque aussitôt l'éblouissement le reprit, mais centuplé par la réalité de la vision qu'il avait sous les yeux. Un chant d'allégresse monta en lui, effaçant toute fatigue et doute. « Cela valait la peine, oui, cent fois, cela valait la peine »...
Angélique le considérait sans paroles, sous le coup de l'incrédulité, car il ne semblait pas possible que ce paysage mort et gelé amenât des voyageurs. Lui, la regardait, les bras ballants. Arrêté, mais vacillant. Il avait tant marché et si vite que l'immobilité l'étourdit et il eut de la peine à se maintenir debout. « Tant de beauté, songeait Pont-Briand, tant de beauté, O mon Dieu ! » Il n'avait donc pas rêvé. Elle était aussi belle qu'il en avait gardé le souvenir, avec un rayonnement qui semblait émaner d'elle, plus encore que de la lumière étincelante du matin. Dans l'ombre de l'épais capuchon qui couvrait sa tête, l'éclat de ses lèvres était rouge et lui parut avoir la brillance d'un joyau et ses joues la carnation de l'églantier. C'était comme l'éclosion d'une douceur printanière que ces deux nuances délicates, rosé pâle et rosé rouge, avivant sa chair et marquant ce visage aux traits harmonieux et presque hiératiques de Madone, d'une fraîcheur juvénile. Une mèche d'or pâle frôlait son front.
Le regard d'eau verte, grave, intimidant, l'examinait, le sondait. Elle le jugeait et semblait voir au-delà de lui. Un regard qui avait cent ans. Celui des fées aux cinq générations dans un corps d'une jeunesse inaltérable.
Un être qui sait tout, qui connaît tout, qui a tous les pouvoirs, un corps paré de toutes les séductions. Sorcière, déesse, fée.
Oui, en effet, c'était la Femme. Ou peut-être la Démone !... Celui qui était venu voir Pont-Briand en son fort de Sainte-Anne, sur la rivière Saint-François, celui qui l'avait poussé à cette folle équipée l'en avait averti. « Si elle est aussi belle que vous le dites, ce ne peut être qu'un piège du démon... »
Et il la contemplait. Les sourcils d'Angélique, pâlis par le soleil, se fronçaient légèrement, projetant une ombre, comme celle d'un nuage qui passe, sur la limpidité de ses prunelles vertes et leur donnant des profondeurs marines, tout à coup presque sombres. Elle hésitait à sa vue.
Il faisait un froid terrible, qui pétrifiait. La buée qui s'échappait des lèvres d'Angélique mettait autour d'elle, dans la clarté du soleil, une auréole précieuse, évanescente. Aux premiers instants de transport éprouvés, succéda en Pont-Briand un sentiment de crainte dont son état de faiblesse l'empêchait de se défendre.
Il dit d'une voix brusque et enrouée :
– Je vous salue, madame. Ne me reconnaissez-vous pas ?
– Si fait ! Vous êtes le lieutenant de Pont-Briand.
Il tressaillit car le son de sa voix, faisant écho à son souvenir, l'émouvait.
– D'où venez-vous donc ? demanda-t-elle.
– De là-haut, fit-il avec un geste dans la direction du Nord. Trois semaines de blizzard ou de neige incessante. C'est miracle que mon Huron et moi nous n'ayons été ensevelis.
Elle s'avisa alors qu'elle manquait à toutes les lois de l'hospitalité imposées par la rudesse des contrées.
– Mais vous êtes épuisé, s'écria-t-elle. Venez vite jusqu'au fort. Pouvez-vous marcher jusque-là ?
– Après avoir couvert tant de lieues, je franchirai bien encore ces quelques toises. Le salut est proche. Que dis-je ? Il est là. Car la seule vue de votre personne me donne toutes les forces...
Et il s'efforça de sourire. Les sentinelles, le mousquet en main, venaient au-devant d'eux. Les deux Espagnols encadrèrent le lieutenant français et demandèrent par gestes pour savoir s'il était seul. Pour plus de sûreté, l'un d'eux continua dans la direction d'où étaient venus les voyageurs.
Le Huron les rejoignait, traînant la jambe.
– Il est tombé du haut d'une falaise, dit Pont-Briand. J'ai dû le porter pendant deux jours.
Angélique les précéda. Sur le sentier durci, elle marchait sans raquettes. L'emplacement du camp était maintenant inondé de soleil. Le son des voix qui s'interpellaient sonnait loin ainsi que le bruit des marteaux, le ronflement de la forge. Les enfants jouaient en poussant des cris joyeux autour du bassin de bois. Des flaques d'eau gelée favorisaient leurs glissades. Tous les hommes, qui étaient présents, accoururent pour contempler les arrivants. À leur seule vue, il y eut un recul général, et l'on fut sur le point de sauter sur les armes. Les Français !
– Ils sont seuls, avertit Angélique.
Et elle envoya chercher le comte de Peyrac. Pont-Briand enleva ses raquettes et les appuya contre le mur, à l'extérieur. Il posa son mousquet, qui glissa et tomba, et il n'eut pas la force de le ramasser. Derrière Angélique il descendit lourdement les marches qui accédaient à la salle commune du petit poste. Celle-ci n'était éclairée que par deux fenêtres. On venait de les ouvrir et le soleil s'y glissait, mais une pénombre ouatée de parfum de tabac et de soupe chaude stagnait, tiède ; il eut l'impression de pénétrer au Paradis.
Il s'écroula sur un banc contre la table. L'Indien se glissa comme un chien malade jusqu'à l'âtre et s'accroupit contre le montant de pierre. Leurs vêtements de peaux à tous deux étaient raides de gel. Angélique, vivement, ranima les braises des deux foyers. Dans l'un, elle jeta pour les faire rougir des galets de roche verte qui serviraient au bain de vapeur. Les chaudières bouillonnaient déjà. Elles avaient mijoté toute la nuit pour le premier repas.
– Vous avez de la chance. Aujourd'hui, il y a du lard salé dans la marmite, des pois et des oignons. Nous fêtions le premier jour de soleil après la tempête.
Elle se penchait pour retirer le couvercle de la chaudière, et dans ce mouvement il devinait sous les plis du court manteau ses hanches pleines. Un vertige le faisait défaillir. C'était donc vrai ! Elle était vivante, elle était présente ! Il n'avait pas rêvé en vain !... Angélique remplissait une écuelle et la lui portait, aussi un gobelet d'eau-de-vie. Puis elle servit le Huron.
– Nous ne pouvons vous offrir grand confort. Nos réserves ont Brûlé à Katarunk. Vous l'avez appris sans doute.
– Oui ! J'ai vu les cendres.
Il écoutait sa voix harmonieuse et oubliait de manger, la dévorant des yeux. « Ce garçon est encore plus fou que la première fois », songea-t-elle résignée.
– Mangez donc, lui intima-t-elle tout haut.
Il obéit et se mit à manger lentement, avec conviction, dans une sorte de béatitude. De la porte, les autres guettaient, et l'on regardait avec soupçon l'intrus. L'Espagnol le tenait toujours en surveillance au bout de son mousquet.
Pont-Briand n'entendait rien, ne voyait rien d'autre qu'Angélique. Il avait gagné assez cher cet instant...
– Le fort a brûlé, mais vous avez trouvé le moyen d'être saufs, dit-il. Comment avez-vous pu échapper aux Iroquois ? À Québec, lorsqu'on vous a su vivants, cela a fait l'effet d'un coup de tonnerre...
– On n'a guère dû s'en réjouir, n'est-ce pas ? Notre arrêt de mort avait été signé en dépit de M. de Loménie.
Elle le bravait, les prunelles assombries...
« Qu'elle est belle », se dit-il.
Angélique avait rejeté sa mante sur un escabeau. Elle y avait également posé un bouquet d'une espèce de petit buis noirâtre, qu'elle était allée cueillir ce matin, au bord du lac, en lisière de la forêt.
Pont-Briand admira sa taille fine, dégagée du lourd manteau, et, malgré les habits communs, sa prestance inégalée.
« C'est une reine ! pensait-il. Dans les salons, à Québec, on ne verrait qu'elle ! Que fait-elle au fond de ces bois ? Il faut l'en arracher »...
Sa vue lui mettait le feu au ventre. Même dans l'état de fatigue où il se trouvait, elle éveillait sa convoitise. Comme la première fois où il l'avait aperçue sous les arbres, il ressentait un choc brusque, une attirance mêlée de peur, quelque chose d'absolument nouveau. Même à demi mort, il ne pouvait s'empêcher de la désirer.
La chaleur du lieu, peu à peu, le pénétrait, tandis que la nourriture comblait son estomac douloureux, et qu'il cédait, affalé, à la douce et impérieuse tension de son corps sans essayer de la contrôler, l'accueillant plutôt comme un gage de vie et de renaissance après les heures mortelles qu'il venait de vivre.
Cette femme avait sur lui un pouvoir érotique indéniable. Elle valait la peine d'être venu, d'avoir failli y laisser sa peau. C'était peut-être une démone ? Mais qu'importait !
– Qui voudrait votre perte ? protesta-t-il en essayant de donner un sourire enjôleur à ses lèvres gercées. Même pas moi, que pourtant vous avez si aimablement canardé lors de notre première rencontre.
À ce souvenir, Angélique, qui le revit sautant le gué et barbotant dans l'eau, se mit à rire. Ce rire frais et spontané acheva Pont-Briand. Comme elle s'approchait de lui pour enlever son assiette, il saisit son poignet.
– Je vous adore, dit-il d'une voix sourde.
Elle cessa de rire et se dégagea en lui jetant un regard contrarié. Joffrey de Peyrac entrait dans la pièce.
– Vous voici donc, monsieur de Pont-Briand, dit-il d'un ton qui ne marquait aucun étonnement.
On aurait dit qu'il l'attendait.
Le lieutenant dressa sa haute taille, non sans peine.
– Restez donc assis. Les forces vous manquent.
– Vous venez du Saint-Laurent ? Il faut un courage peu commun pour se lancer en cette saison dans l'arrière-pays désert... Il est vrai que vous êtes canadien.
Pont-Briand, d'une main tâtonnante, cherchait sa pipe dans la poche de sa vareuse. Le comte lui passa du tabac. Le Huron, les yeux mi-clos, avait bourré son calumet. Angélique leur porta à chacun un tison.
Quelques bouffées parurent ranimer le lieutenant, et il se mit à décrire les difficultés qu'il avait éprouvées en chemin. Les tempêtes de neige les avaient plusieurs fois égarés.
– Et quelle urgence vous a contraint à ce voyage, seul, en cette saison ? demanda le comte. Si loin de votre port d'attache. Une mission à accomplir ?
Pont-Briand ne parut pas entendre. Puis il sursauta comme éveillé d'un songe. Il fixa sur Peyrac un regard qui ne comprenait pas.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce que je dis. Est-ce un hasard qui vous amène parmi nous ?
– Certes, non.
– Vous aviez donc l'intention de joindre notre poste ? De nous y rencontrer ?
– Oui.
– Et dans quel but ?
De nouveau Pont-Briand tressautait, s'éveillait, et son regard semblait « voir » pour la première fois celui auquel il s'adressait et comprendre « qui » il était. Il ne répondait pas.
– Je crois que cet homme a sommeil, dit Angélique à mi-voix ; après un bon repos il nous communiquera les raisons de sa venue.
Mais le comte de Peyrac insistait.
– Pourquoi donc ? Êtes-vous chargé d'un message ?
Non, alors pourquoi ce voyage seul en une saison dangereuse ? Le regard de Pont-Briand fit le tour de la salle. Il passa la main à plusieurs reprises sur son front. Enfin il eut une réponse étrange.
– Parce qu'il le fallait, monsieur, il le fallait.