Chapitre 5

Lorsqu'il apprit la décision de son père, Florimond retrouva la spontanéité du jeune âge pour se précipiter vers lui et l'embrasser, puis, s'agenouillant, il lui baisa la main. La tempête qui fut presque ininterrompue pendant deux mois, remplacée par d'abondantes tombées de neige, empêchait tout départ pour un très long parcours. Nanti du viatique accordé par Peyrac, Cavelier de La Salle ne comptait pas remonter vers Québec, mais s'éloigner vers l'Ouest, afin de regagner Montréal par le lac Champlain. Il avait, aux environs de Ville-Marie, une seigneurie avec un modeste manoir que les habitants de la contrée avaient surnommée « La Chine » tant leur propriétaire leur rebattait les oreilles de ses projets. Là il préparerait son expédition, achèterait de la marchandise de traite, des armes, des canots. Puis ce serait le départ vers les grands lacs et Cataracoui, première étape. Peyrac remettrait à son fils un certain nombre de lingots d'or et une lettre de crédit pour un nommé Lemoyne, commerçant à Ville-Marie de Montréal, qui se chargerait de leur remettre son équivalent en marchandises.

– Quoi ! s'exclama Cavelier, vous ne me ferez pas croire que ce vieux bandit est capable de monnayer de l'or pur.

– Il en fait bien d'autres, dit le baron d'Arreboust. Croyez-vous qu'il serait aussi riche s'il ne s'en allait pas à Orange trafiquer avec les Anglais ? Le papier de Canada ne vaut pas l'or de ces messieurs ! Regardez !...

Il tira de son gousset une pièce d'or qu'il jeta sur la table.

– Voici une pièce de monnaie courante que portait sur lui un prisonnier anglais que des Abénakis nous ont vendu à Montréal à l'automne. Lisez ce qui est écrit alentour de l'effigie de Jacques II : roi d'Angleterre, duc de Normandie, de Bretagne et... roi de France !... Vous entendez bien : roi de France. Comme si nous ne leur avions pas repris l'Aquitaine, le Maine et l'Anjou depuis plus de trois cents ans, avec la sainte fille Jehanne d'Arc... Mais non, ils s'entêtent. Ils nomment une des nouvelles provinces qu'ils prétendent coloniser le Maine ; sous prétexte que la reine d'Angleterre était souveraine jadis de cette province française. Voilà de quel or insultant ose se faire payer un Lemoyne...

– Ne vous fâchez pas, baron, dit Peyrac en sou riant, tant que les Anglais ne se bornent qu'à quelques coups de poinçon sur leurs écus pour affirmer leur souveraineté sur la France, voilà qui n'est pas grave. Et ne cherchez donc pas à savoir ce que font ces grands bonshommes du Canada, des Lemoyne ou des Le Ber, lorsqu'ils s'enfoncent dans la forêt, car ce sont les piliers de votre colonie, non seule ment les premiers venus, mais les plus hardis, les plus forts et aussi... les plus riches.

Le père Masserai retira de sa bouche la petite pipe courte, en racine de bruyère, qu'il fumait volontiers.

– Ces personnes sont fort pieuses, dévouées à l'Église, on dit qu'une fille de Le Ber va se faire religieuse...

– Qu'ils soient donc absous ! s'écria Peyrac. Et pour les marchandises, vous pouvez leur faire confiance, monsieur de La Salle.

Angélique tendit la main vers la pièce jetée par M. d'Arreboust.

– Me la donnerez-vous ?...

– Volontiers, madame... Si cela peut vous complaire... Qu'en ferez-vous donc ?

– Un talisman peut-être.

Elle la faisait sauter dans le creux de la main. C'était une pièce ordinaire, du poids d'un louis. Mais elle trouvait à son arrondi imparfait, à ses inscriptions en vieil anglais, un charme étrange. Il y avait beaucoup de choses contenues dans cette pièce : l'or, l'Angleterre, la France, des haines héréditaires, qui se poursuivaient jusqu'au fond des forêts de l'Autre Monde, et elle imaginait l'ahurissement du pauvre puritain anglais arraché à sa grève de Casco et à ses morues pour être traîné par des Indiens emplumés jusqu'à ces affreux marchands de fourrures papistes du Saint-Laurent.

– Il ne comprenait rien à notre colère, expliqua encore d'Arreboust. Nous lui mettions sous le nez la pièce trouvée dans son gousset... Roi de France ! « Ah ! yes », disait-il. Pourquoi pas ! Il avait toujours vu cela inscrit sur sa monnaie nationale... Tenez, c'est justement Mme Le Ber qui a racheté cet homme pour en faire un valet. Elle espère bientôt le convertir.

– Vous voyez ! dit le père Masserai avec bénignité.

Dans cette atmosphère de projets et de récits, les veillées retrouvaient leur ambiance amicale. On se surveillait pour ne pas fatiguer les malades par des éclats de voix. On se réjouissait lorsqu'un convalescent revenait se mêler au cercle.

Angélique prenait Honorine sur ses genoux et la berçait pour l'endormir, ou bien elle épluchait quelques racines, mais elle était tout oreilles. Il fallait reconnaître à ces Canadiens le don d'entraîner leur auditoire et de lui faire partager le passé aussi bien que l'avenir, de faire surgir un monde, une épopée avec une ou deux anecdotes.

Ce soir, voilà qu'ils parlaient de ces Lemoyne, de ces Le Ber, pauvres artisans ou manœuvriers loués par de durs fermiers, et qui, las de cette servitude à vie, étaient arrivés avec les navires. On leur avait mis dans les mains une houe, une faucille, un mousquet. Ils se mariaient avec des filles du roi. Ils avaient quatre, cinq, dix, douze enfants. Tous, hardis, vigoureux, intraitables. Très vite, ils avaient abandonné la faucille et, malgré les remontrances de M. de Maisonneuve, ils s'en allaient acheter la fourrure aux Indiens toujours plus loin, toujours plus à l'ouest. Ils découvraient les grands lacs, les chutes, les sources de fleuves inconnus, des tribus de plus en plus diverses. Eux aussi disaient qu'il n'y avait pas de mer de Chine et que le continent ne finissait pas et ils se disputaient avec ce fou de Cavelier de La Salle devant une chopine de bon cidre. Du cidre des pommes de leurs pommiers normands qui avaient quand même fini par pousser dans leurs champs du Canada, grâce aux soins des femmes. Ils ramenaient des fortunes, des montagnes de fourrures douces et splendides sur lesquelles ils passaient leurs doigts mutilés par les tortures iroquoises. Leurs fils maintenant les accompagnaient sur les routes liquides des pays-hauts. Leurs filles se paraient de dentelles et de satin comme les bourgeoises de Paris. Ils faisaient des dons à l'Église...

À son tour, M. de Loménie se remettait à évoquer les premiers temps de Montréal, quand les Iroquois pénétraient la nuit dans les jardins, et restaient tapis dans les feuilles de moutarde à écouter les voix des hommes blancs. Malheur à celui ou à celle qui se serait aventuré dehors ces nuits-là... Car Ville-Marie de Montréal n'avait pas de remparts ni de palissade pour le protéger. Son fondateur voulait que les Indiens pussent venir à eux, sans difficultés comme vers des frères. Ils n'y manquaient pas. Et combien de fois les religieuses de la Mère Bourgoys plongées dans leurs prières n'avaient-elles pas vu, en relevant les yeux, la face horrible d'un Iroquois, collée au carreau, et les regardant...

Le père, lui, évoquait ses premières missions, Macollet ses premiers voyages, Cavelier le Mississippi, et d'Arreboust les premiers temps de Québec. Et telle était la puissance d'évocation de leurs voix, dans le crépitement des feux et l'accompagnement d'orgue incessant de la tempête au-dehors, ou le silence de tombeau que confère à la nature la neige tombant à longs rideaux, telle était la variété des souvenirs, brossés comme des tableaux par ces voix d'hommes, qu'Angélique ne se serait pas lassée de les écouter.

– Des douze jésuites que j'ai vus aux Iroquois, dix sont morts martyrs, disait fièrement Macollet. Croyez-moi, la série n'est pas terminée.

Le père Masserai évoquait les falaises violettes de la Baie géorgienne, tintant de l'écho d'une cloche frêle, une mission perdue dans les herbes et les arbres, des forts de bois plantés ça et là, tous avec la même odeur de fumée, de viande salée, de fourrures et d'eau-de-vie. C'était l'envers du décor qu'Angélique avait vu à la Cour ou à Paris. Dans les salons, on se passionnait pour les récits des jésuites et le salut du Canada. On jetait des bagues et des pendants d'oreilles dans les mains affreusement mutilées d'un martyr qu'un vaisseau, après d'incroyables aventures, avait ramené du Canada. Beaucoup de grandes dames étaient bienfaitrices des œuvres lointaines.

Certaines même étaient venues en Amérique payer de leur personne. Mme de Guermont, Mme d'Aurole et la plus célèbre, Mme de la Pagerie, qui avait fondé les Ursulines de Québec. Angélique avait une telle façon de regarder le père jésuite que celui-ci bientôt ne parlait plus que pour elle. Il était vrai que leurs évocations à tous la passionnaient aussi bien. Un monde totalement étranger se révélait à elle et Versailles semblait loin avec ses mesquines intrigues et le royaume semblait loin avec ses persécutions, ses misères, le poids des temps passés pesant sur lui de façon inéluctable, en face de ces existences neuves et de la fougue des êtres qui se lançaient à l'assaut d'un monde. La Liberté !

Dans les yeux d'Angélique, ils apprenaient qu'ils avaient été « choisis et mis au large », qu'ils étaient d'une autre espèce, touchés sans le savoir par la grâce de la liberté. Et lorsqu'elle les interrogeait ou qu'elle éclatait de rire à la suite de quelques épisodes tragi-comiques comme toute épopée en fourmille, d'Arreboust et Loménie la contemplaient, sans se rendre compte qu'une expression extasiée transparaissait sur leurs visages austères. « , Ah ! si on la voyait à Québec, songeaient-ils, à côté de ces femmes hargneuses qui ne cessent de se plaindre de leur sort... toute la ville serait à ses pieds... Ah ! que sommes-nous en train de penser là !... »

Et soudain ils croisaient le regard ironique du père Masserai. Ce qu'ils ne pouvaient deviner, c'est qu'Angélique, en partie à son insu, et parce qu'elle flairait en eux l'ennemi possible, le danger, n'hésitait pas à user des pouvoirs de sa séduction. Comment n'auraient-ils pas été perdus d'avance ? Il y a certains gestes, certains regards, certaines expressions du sourire, invisibles aux autres et qui ne tirent pas à conséquence, mais qui, par leur simplicité complice, enchaînent l'amitié d'un homme. Angélique en avait la science instinctive et éprouvée. Joffrey de Peyrac s'en apercevait aussi, mais ne disait rien. L'habileté d'Angélique, sa rouerie féminine, et tout ce qu'il y avait en elle de si totalement femme dans ses façons l'enchantait, comme la contemplation d'une œuvre d'art, d'une réussite parfaite. Et il lui arrivait de s'en amuser franchement car il voyait chaque jour se préciser la défaite des gentilshommes français et même du jésuite qui pourtant se croyait très fort.

À d'autres moments, Peyrac grinçait des dents. Le jeu lui semblait dangereux et il était assez fin pour discerner que le comte de Loménie inspirait à sa femme une réelle sympathie. Il pourrait y avoir un jour, entre ces deux-là, un peu plus que de l'amitié. Mais il laissait faire, conscient que rien dans l'attitude d'Angélique ne pouvait inspirer du courroux à un mari épris, conscient également que d'essayer de transformer, de contraindre une telle nature chaleureuse, spontanée, séductive par essence, eût été inutile et presque criminel. Elle avait régné sur Versailles, sur des princes... Elle gardait le charme impérieux et irrésistible de ceux qui sont faits pour être au-dessus des autres, car le don de séduction confère aussi une sorte de royauté.

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