Chapitre 29

Ce fut à cet instant qu'Angélique crut entendre un appel. Par-delà le brouhaha des refrains chantés, des accords de la guitare et des ritournelles de la vielle un peu grinçante dont jouait Mme Jonas, une voix l'appelait.

– À l'aide ! À l'aide !...

Mais c'était matériellement impossible et elle comprit tout de suite qu'elle l'avait entendue, cette voix, au-dedans d'elle-même. Presque aussitôt elle crut entendre frapper à la porte. Angélique se dressa d'un bond.

– Qu'avez-vous ? lui demanda Joffrey la retenant par la main, surpris de sa brusquerie.

– On a frappé à la porte.

– Frappé ?... Vous rêvez, ma mie.

Les chanteurs s'arrêtaient et se tournaient vers eux.

– Que se passe-t-il ?

– On a frappé.

– Frappé ! s'esclaffa Nicolas Perrot avec une désinvolture dont il n'était pas coutumier et que de trop larges libations excusaient, qui frapperait à notre porte en cette nuit ? Il n'y a que les esprits ou les Français du Canada pour oser être dehors par ce temps-là !

Puis ils se turent et se regardèrent, les yeux vagues. Les esprits !

Ils sentirent qu'ils étaient des humains seuls, enfouis au fond des neiges, au fond de l'hiver comme au fond d'une crevasse.

L'étreinte glacée les enserrait férocement, et maintenant que le feu baissait un peu, ils devinaient le froid insinuant et mortel qui persistait à se glisser par les moindres interstices, et ils entendaient le sifflement doux, permanent, de la bise qui raclait la neige gelée au-dehors et les environnait comme d'une incantation maléfique.

Ils savaient qu'en cette saison nul n'oserait plus les rejoindre. Qui pourrait frapper en cette nuit glaciale et venteuse ?

Les esprits !

Angélique crut entendre de nouveau des coups.

– N'entendez-vous pas ? demanda Angélique en sursautant.

Mais les sons lui avaient semblé moins précis et, en voyant les mines incrédules de ceux qui l'entouraient, elle commençait à se demander si elle n'était pas la proie d'une illusion.

– Peut-être une branche déplacée par le vent, qui frappe par moments contre la cloison, murmura-t-elle.

– Nous l'entendrions, nous aussi...

Joffrey de Peyrac se leva à son tour et se dirigea vers la porte.

– Prends garde, père, cria Florimond en s'élançant.

Et précédant son père ce fut lui qui ouvrit la première porte, puis, au fond du couloir d'entrée, la seconde que la neige bloquait et sur laquelle il fallut s'acharner pour la tirer vers l'intérieur. Le froid aussitôt pénétra en sifflant, avec un léger tourbillon de neige poudreuse. Florimond tenait son pistolet haut, et se rejeta sur le côté. De loin, Angélique et les autres ne virent en se penchant qu'une vague clarté dans laquelle s'élevaient les panaches de neige, soulevés par la bise. Un clair de lune inattendu avait surgi des nuages, ce qui expliquait la luminosité extérieure, d'une phosphorescence argentée, dans l'encadrement de la porte.

– Il n'y a personne, dit Florimond. Et il fait un froid terrible, ajouta-t-il en repoussant le vantail.

Il revint dans la salle commune et referma la seconde porte. On en conçut du soulagement.

Il fallait mieux se sentir bien au chaud au fond de ce trou que de penser à ce qui se passait dehors. La bouffée d'air glacé avait pénétré comme une vague mortelle écartant les nuages de fumée de tabac stagnantes, et les brassant dans un courant, de sorte qu'on ne s'apercevait plus qu'à travers des rubans de vapeurs blanchâtres serpentant et se lovant autour des visages.

Les flammes des lampes et des chandelles s'étaient couchées dans ce souffle brutal et certaines s'étaient éteintes et fumaient en volutes épaisses et malodorantes.

– Je crois que les bons vins vous troublent un peu l'entendement, dit Peyrac.

Et sa voix dispersa le malaise. Seule Angélique restait indécise. « Et si quelqu'un se meurt dans la neige, loin ou proche, je ne sais », pensa-t-elle.

Elle regarda anxieusement autour d'elle, dénombrant les siens. Les êtres chers à son cœur étaient tous là, en sécurité, sous sa garde.

Joffrey de Peyrac la prit par la taille comme pour la rassurer. Il pencha son visage vers elle en une question muette. Elle se déroba.

Après avoir un peu trop abusé de la bonne chère et des boissons « réchauffantes », on l'accuserait d'entendre « des voix ».

Mais l'incident marqua la fin des festivités. Les enfants s'endormaient. On les porta dans leurs lits avec tous leurs jouets. On installa devant eux sur un escabeau Mistress Pumpkin, pour les surveiller de son sourire écarlate, un peu macabre. Longtemps Barthélémy, Thomas et Honorine s'efforcèrent de garder les paupières ouvertes pour voir si les yeux et le sourire de Mistress Pumpkin s'éteindraient les premiers.

Leur lutte fut de courte durée et ils s'endormirent dans la douce lueur translucide de la citrouille magique.

Angélique chercha un prétexte pour jeter un coup d'œil au-dehors. Elle n'aurait pas pu dormir tranquille avec cette idée qui lui trottait dans la tête qu'un être humain égaré mourait dans la neige à quelques pas de leur refuge.

Elle déclara qu'elle allait porter quatre morceaux de sucre aux chevaux qui, eux aussi, méritaient bien d'être fêtés un soir d'Épiphanie.

Personne n'y prit garde. Elle enfila ses grosses jambières de peau sous sa jupe, ses bottes fourrées et jeta sur ses épaules un manteau doublé de peau de loup. Avec une paire de gros gants, cela suffirait pour une brève incursion au-dehors. Devant la seconde porte, Eloi Macollet, équipé lui aussi par-dessus ses habits de fête, allumait une lanterne sourde.

– Vous retournez chez vous ? lui demanda-t-elle.

– Non, je vous accompagne, madame, puisque vous voulez absolument voir ce qui se passe dehors.

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