Chapitre 18

Quand elle vit tout le monde rassasié, dormant, ou presque, Angélique se glissa dans sa chambre. Le bruit du vent au-dehors lui semblait déjà moins implacable. La chambre était tout embaumée de l'odeur de ragoût qui avait mijoté contre les braises. Elle ranima un peu la flamme afin de voir plus clair. Elle s'assit et prit le collier de wampum sur ses genoux. Et elle passait ses doigts sur les grains serrés et satinés des coquillages, assemblés en un travail long et patient. Au début, elle ne comprenait pas la valeur des colliers de wampum. Elle avait vu avec étonnement ces échanges de quelques brins de cuir et de perles enfilées, qui arrêtaient des guerres, instauraient la paix et représentaient pour les sauvages un trésor plus précieux que jadis, pour les Médicis, leurs cent livres d'or. La tribu qui possédait de nombreux colliers de porcelaine était riche. Elle les donnait dans la défaite et se retrouvait appauvrie. Angélique, maintenant, voyait en ces morceaux de calcaire roulés par les flots marins, usés par les sables, subtilement teintés par l'alchimie adorable de la nature, en ces débris mystérieux, concassés et percés par un artisan qui gardait son secret, triés par les doigts des petites filles, assemblés par des mains de femmes, enfin portés religieusement par celles des chefs, l'expression la plus haute de la race rouge américaine. Son cœur transmissible, car elle ne connaissait pas l'écriture. Dans ces liens de cuir et de porcelaine entrelacés la race américaine inscrivait son histoire et les chargeait de sauvegarde. Angélique compta le dessin de cinq femmes assises des deux côtés de la forme hiératique qui était censée la représenter. Les grains de haricots évoqués étaient dispersés un peu partout, comme des étoiles bleu sombre sur la mosaïque blanche du fond. Le bandeau était cerné d'un train de perles violettes, souligné d'un second trait blanc moins épais. C'était une œuvre d'art parfaite, large et longue, les franges de cuir régulières sur les deux côtés.

On la jalouserait un jour de posséder ce témoignage de la considération des Iroquois. Elle ne se lassait pas de le faire passer et repasser entre ses mains. Quand son enthousiasme et sa ferveur furent apaisés, elle revint à des considérations plus terre à terre. Elle versa alors dans une écuelle la soupe qui fumait. Puis, elle se mit à manger lentement, en tenant l'écuelle serrée contre elle, les yeux mi-clos, et en rêvant à la vallée des Mohawks où elle irait un jour, et où règnent les trois dieux : le maïs, la courge et le haricot... Elle est claire cette vallée. Sa lumière est couleur de rosé. Il y stagne une odeur de fumée à cause des innombrables bourgades, aux longues maisons, qui s'y assemblent. Elle les voyait, au sommet des collines, ces longues maisons, si étranges, dont lui avait parlé Nicolas Perrot, où vivent dix, quinze familles, elle les voyait alignées avec leurs toitures arrondies toutes empanachées par les filets de fumée qui s'échappent des divers foyers, et rutilantes comme des châsses au soleil couchant sous le revêtement d'or sombre qui couvre leur façade et leurs murs et que forment les épis de maïs suspendus à sécher.

Par là il règne aussi une odeur de campagne à cause des cultures nombreuses qui s'étalent au flanc des collines, encloses de bois plus légers et moins sombres que ceux de la forêt du Nord. Sans l'avoir jamais vue, elle devinait qu'il y avait une différence entre la vallée fertile des Iroquois, entre ses peuples jaunes et graves, et les pénéplaines rabotées et farouches creusées de gorges et de failles comme des pièges, le pays qui ne cultivait rien, des Abénakis Rouges et moqueurs.

Joffrey de Peyrac entra et la vit, assise seule, mangeant sagement, son collier de wampum sur les genoux, et les yeux clos.

– Vous aviez faim, mon amour !

Il l'enveloppait d'un regard tendre et songeait qu'elle ne ressemblait à aucune autre femme et que tout ce qu'elle accomplissait était marqué du sceau de son charme. Même à lui, elle ne saurait expliquer la nature de sa joie. Cela transparaissait dans ses yeux. Elle revivait. Loin, par-delà les solitudes glacées, des êtres étrangers, ennemis, sauvages, l'avaient reconnue, et maintenant elle existait pour ces cœurs primitifs.

– Que veut dire Kawa, ce nom qu'ils m'ont donné ? demanda-t-elle.

– Femme supérieure, Femme au-dessus des autres femmes !... murmura-t-il. Femme, Étoile fixe !

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