Chapitre 4
Le soir tombait sur Wapassou, un soir nouveau dans la paix de la nature exubérante. Joffrey de Peyrac glissa son bras autour de la taille d'Angélique, et la serrant contre lui, il l'entraîna vers la forêt. Ils traversèrent le camp indien, puis montèrent sur la rive gauche du lac, vers le bois de pins. Ils marchaient du même pas vif, alerte, accordé l'un à l'autre. Sitôt qu'ils eurent franchi la ligne de crête, le silence revint, uniquement troublé par l'ample souffle du vent qui remuait les feuillages. La roche était à fleur de terre, sous des mousses, et ils marchaient sans difficultés, suivant sans y réfléchir un sentier qui leur était familier. Celui-ci conduisait à un surplomb au-dessus de la plaine, ouverte sur les lointains montagneux. La couleur en avait encore changé. La forêt prenait sa parure d'été, d'un émeraude somptueux. Une brume sèche, impalpable comme une poudre d'acier, estompait les lignes et conférait au paysage une lourde moiteur. Mais partout les rayons du soleil renvoyaient l'éclat vif des lacs multiples. Ils s'arrêtèrent.
C'était ce soir leur dernière promenade en ce lieu. Demain ils reprendraient la caravane. Ils se rendraient à pied jusqu'au Kennebec, et là, avec barques et canots, ils descendraient le fleuve et rejoindraient l'océan. Avant de s'éloigner, il était agréable pour Joffrey de Peyrac et Angélique de contempler ainsi, dans le soir tombant, le pays qui leur avait été donné.
– J'ai été heureuse ici, dit Angélique.
Et elle goûtait en son cœur ce mot délicat : bonheur... Car les dangers, les épreuves partagés, c'est aussi le bonheur !
Un mystérieux ferment peut soudain se mêler à la pâte grossière de la vie, et alors il est là, il ne nous quitte plus, lui, l'insaisissable : le bonheur !... Elle respirait doucement, à pleins poumons, l'air odoriférant.
– Mon petit amour ! Ma compagne, se disait-il en la dévorant des yeux. Tu as partagé mon existence, et je ne t'ai pas vue faiblir... Aucune mesquinerie en toi... La tâche acceptée, tu l'as chargée sur tes épaules...
Ils étaient heureux, ils avaient triomphé de l'hiver, ils avaient abattu les barrières entre eux.
– Il me faut gagner un an, avait dit Peyrac.
Et déjà l'on pouvait constater que la virulence de leurs ennemis se faisait moins dangereuse. Il n'en restait plus qu'un.
Leurs pensées suivaient le même cours, leurs yeux s'attardaient sur la forêt lointaine qui se muait doucement en une mer ténébreuse.
– J'ai peur de ce prêtre, dit Angélique à voix basse. Je ne peux m'empêcher de croire à son don de voyance, à l'ubiquité de son esprit. Du fond de sa forêt, il voit tout, devine tout. Il a su tout de suite que nous étions le contraire de tout ce qu'il était lui-même.
– Oui ! Moi, je prétends à l'or et à la richesse, et lui à la croix et au sacrifice. Je suis du côté des impies, des hérétiques, des rebelles et lui du côté des justes, des dociles. Enfin, il y a le pire : je vous adore, je vous vénère, femme.
« Femme charmante à mes côtés, ma vie, ma joie, ma chair... Et cela, c'est le pire pour lui... Je vous aime, Femme, vous l'éternelle tentatrice, la mère de tous les maux. Je suis du côté de la Création et lui du côté du Créateur. Maintenant, je vois bien qu'il n'y a plus de conciliation possible entre lui et nous. Ce sera lui ou nous. Il s'est dressé pour défendre la chrétienté indienne. Il se battra à mort ! Et je le comprends... Il s'agit pour lui de défendre ce qui est la signification même de son existence, la trame de sa vie. Il se battra à mort, n'admettra aucune concession. Eh bien ! soit, moi aussi je me battrai... Assez de lâcheté. Adam !... Accepte le monde que tu as mérité ! Je me battrai pour les impies et pour les hérétiques et pour l'Or, et pour la Création... et pour la Femme qui m'a été donnée pour compagne.
Et comme il prononçait ces mots, une pensée fulgurante traversa son esprit, de part en part, et d'une façon si aiguë qu'il en éprouva une souffrance physique.
« Et si c'était cela, songea-t-il, cela, ce poignard dont il cherchera à me frapper ; m'enlever la femme qui m'a été donnée pour compagne ? »
La voix haletante et sourde de Pont-Briand résonnait à ses oreilles :
– Il vous séparera, vous verrez ! Vous verrez !... il hait l'amour...
À ce moment, Joffrey de Peyrac, l'homme de la raison et du froid jugement, redouta la magie invisible et sournoise qui pourrait détourner de lui le cœur d'Angélique. À mesure que ce cœur cesserait de l'aimer, sa force et sa vie à lui s'écouleraient comme du sang. Il ne pourrait survivre.
« C'est étrange, pensa-t-il. Quand je suis arrivé ici à l'automne, je n'avais pas peur. J'ignorais si les jours que nous allions connaître ensemble me la révéleraient sous un jour décevant ou, au contraire, nous rapprocheraient, mais je ne redoutais nullement l'épreuve... Aujourd'hui, ce n'est plus pareil... »
Aujourd'hui, il apprenait la crainte. Il la regarda en essayant de s'imaginer ce qu'il éprouverait si un jour ce regard clair et tendre se mettait à briller d'amour en se posant sur un autre homme que lui... Il ressentit une telle impression de douleur qu'Angélique perçut son tressaillement et le regarda avec étonnement.
À ce moment un long cri harmonieux et léger s'éleva derrière eux, venant de la haute falaise noire qui les surplombait. C'était un appel qui s'enflait peu à peu avec des trémolos défaillants, des reprises, pour se prolonger en un chant d'une seule note, qui ne semblait jamais vouloir finir, et où il y avait à la fois de l'extase et de la peine.
– Écoutez, dit Angélique, le chœur des louveteaux !...
Elle les imaginait tels que Cantor les avait décrits, les six louveteaux assis de chaque côté du grand loup, leurs naseaux ronds et rosés tendus dans un effort candide pour imiter leur père, et celui-ci renversant son profil tragique comme une pointe, vers la lune.
– On dirait que la forêt chante, murmura Angélique. Je ne sais pas si j'ai raison, mais je crois que je ressemble à Cantor. Moi aussi, j'aime les loups.
Il la regarda avec intensité, sensible à chaque nuance de sa voix, à chaque mot qu'elle prononçait.
« C'est étrange, rêvait-il, jadis je l'aimais follement, et pourtant, pendant des années, j'ai pu vivre loin d'elle, savourer la vie, et même goûter avec d'autres femmes le plaisir... Mais, maintenant, je ne le pourrai plus... On ne peut l'éloigner de moi sans arracher, en même temps, des lambeaux de ma chair... Sans elle, maintenant, je ne pourrais plus supporter la vie... Et comment cela s'est-il fait ?... Je ne le sais même pas... »
À la pensée qu'on pourrait essayer de la lui ravir, non par la mort, mais de façon plus subtile, il serrait les poings, car si, de ce piédestal où il l'avait placée, créature de beauté et de lumière, elle était précipitée dans les enfers en le trahissant, il y tomberait avec elle, atteint et sapé dans ses forces vives, ivre de colère et de vengeance, au point d'oublier toute autre œuvre humaine et toute sagesse. À travers elle, les flèches qui le frapperaient seraient toutes empoisonnées.
Les sourcils froncés, il lui serrait doucement la main, tandis qu'elle se laissait envoûter par la nostalgique poésie de l'appel des loups. Puis le regard de Peyrac se détourna d'elle et se fixa au loin vers les fourrés ténébreux, comme si ses prunelles attentives venaient d'y découvrir un ennemi caché.
Ce fut alors que la chose se produisit. Une lueur trembla à l'horizon, vers le Sud, s'éleva en grandissant au-dessus des arbres et des montagnes jusqu'à dessiner un immense ovale lumineux où semblait se profiler une silhouette géante drapée de voiles, puis ces draperies virèrent au rosé, au vert, se superposant en une spirale tuyautée qui commença à se désagréger en faisant pleuvoir alentour de grands éclats luminescents.
– Qu'est-ce ? s'écria Angélique, saisie.
– Une aurore boréale, dit Peyrac.
Il expliqua, d'une voix paisible, que ce phénomène aux causes encore inconnues était fréquent en cette saison, dans ces parages. Angélique, qui était demeurée figée, respira.
– J'ai eu peur, j'ai cru un instant que nous allions être victimes d'une apparition céleste, nous aussi... Cela m'aurait... enfin, je crois que cela m'aurait beaucoup embarrassée !... Ils rirent tous les deux. Le comte de Peyrac se pencha et ramena autour d'elle les pans de son manteau, car un froid soudain paraissait monter des ravines. Il l'enveloppait avec soin, passant à plusieurs reprises ses mains sur ses épaules, puis, prenant entre ses paumes le visage frais de sa femme, il baisa longuement sa bouche. Des lueurs fugaces les illuminaient tous deux par intermittence, tandis que la pluie rosé et verte achevait de ruisseler sur les ténèbres du firmament.
Puis ils restèrent silencieux, pénétrés de la sensation indescriptible d'être deux, complices et amants, devant la vie, et tellement pénétrés de la valeur de ce qu'ils avaient reçu en ce monde avec l'amour qu'ils comprenaient qu'on les en jalousât. Une crainte furtive, par instants, les parcourait. Alors Peyrac étreignait plus fort Angélique contre lui. Tous deux, en regardant vers le sud, songeaient à un homme seul, étendu sur une couche de branchages pour un court repos. Quand sonnera minuit, il se relèvera et il ira, parmi la ronde susurrante des maringouins, s'agenouiller dans une cahute au sol de terre battue, devant un autel où veille une lampe rouge. À droite de l'autel, il y a une bannière qui représente quatre cœurs rouges à chaque coin et un glaive. Au milieu de l'autel, au-dessous de la croix, le mousquet de la Guerre Sainte.
La croix est de bois.
Joffrey de Peyrac songeait. Quelle forme prendrait la lutte sourde et obstinée qui avait commencé à se nouer entre eux et lui, sans qu'ils se soient jamais rencontrés ? Peyrac avait appris toutes les façons de combattre, et pourtant il avait l'impression que ce qui allait survenir ne ressemblerait à rien de connu.
Un espoir subsistait. Dans tout antagonisme, il existe un point de rencontre, une possibilité de se rejoindre...
Les valeurs engagées étaient assez élevées de part et d'autre pour que cette grâce leur fût donnée.
– À Dieu vat ! murmura-t-il.
FIN
1 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».
2 Cf. « Angélique et le Roy ».
3 Cf. « Angélique se révolte ».
4 Phoque.
5 Maïs.
6 Cf. « Angélique et le Roy ».
7 De grâce, achetez-nous ! De grâce, achetez-nous !
8 Ces mœurs indiennes du respect de la femme, générales au début du XVIIe siècle, disparurent peu à peu devant l'exemple des Blancs et sous l'influence de l'eau-de-vie. Vers la fin du XVIIe siècle beaucoup d'Indiens ne se privaient pas de violer les femmes blanches.
9 Ma fille va mourir.