Chapitre 3

Cette nuit-là, dans les bras de Joffrey de Peyrac, elle goûta l'amour avec un sentiment de gaieté et de légèreté qu'il lui semblait ne pas avoir éprouvé depuis sa jeunesse. Peyrac devinait à l'éclat du sourire d'Angélique qu'elle était libérée des tensions qui trop longtemps avaient contraint la spontanéité de ses élans. Leur joie était neuve. Des chants d'oiseaux commençaient à sourdre sous la ramée. L'ombre pâlissait. Au bord des lacs, il y avait encore des mouvements de flammes, quelques feux autour desquels on fumait le calumet. Les bruits de la forêt et des eaux entraient par la petite fenêtre. Le creux du lit rustique accueillait leurs transports. Ce lit avait été la barque qui les avait menés de l'autre côté de l'hiver. Elle y avait dormi si proche de lui que parfois elle percevait son souffle sur sa joue, que le parfum de sa peau la poursuivait en rêve, qu'au matin elle n'avait qu'à entrouvrir les lèvres pour sentir le doux attouchement de sa langue contre la sienne. Gestes, imperceptibles, chaleur, tendresse. Sa guérison était née de ce sommeil d'amants.

Aujourd'hui, ils avaient retrouvé le fil d'Ariane et renoué le dialogue interrompu quinze années auparavant par les feux de l'Inquisition et l'ostracisme du roi de France.

*****

Le lendemain seulement, Joffrey de Peyrac lut la lettre. Elle avait été écrite par maître Berne. Le marchand rochelais donnait des nouvelles de la colonie de Gouldsboro et de la façon dont elle avait passé l'hiver. Dans l'ensemble, tout allait bien, mais, récemment, des ennuis leur avaient été suscités par un écumeur de mer connu sous le nom de Barbe d'or et qui piratait dans la Baie Française. Pourchassé par les uns et les autres, il s'était réfugié dans les îles Gouldsboro, et c'était lui qui avait enlevé – le diable savait pourquoi – le nommé Curt Ritz qui venait de débarquer au port avec ses hommes.

Malgré cet incident fâcheux, Manigault et Berne avaient cependant encouragé les recrues, arrivées de Nouvelle-Angleterre avec un des petits navires du comte, à continuer leur route comme prévu, jusqu'au Haut Kennebec, car M. de Peyrac pouvait avoir besoin de leur renfort. Mais ils souhaitaient tous deux voir arriver M. de Peyrac afin de régler cette question du pirate et diverses autres.

Berne avait ajouté un post-scriptum : sa femme, Abigaël, se portait bien, mais attendait un enfant pour l'été. Elle était un peu effrayée par cet événement et elle souhaitait beaucoup avoir Mme de Peyrac à ses côtés lorsque l'heure serait venue. Si Mme de Peyrac pouvait accompagner son époux dans son inspection à Gouldsboro, tous en seraient fort heureux... Le comte resta assez longtemps pensif. « Que signifie tout cela ? » se disait-il. Il pensait à l'enlèvement étrange de l'Allemand Ritz. Bien que des visites de pirates fussent dans l'ordinaire de la vie du rivage, il trouvait à cet enlèvement quelque chose d'insolite. Il s'entretint avec Marcel Antine sur les conditions dans lesquelles s'était passé cet enlèvement. C'était mystérieux. Curt Ritz était allé faire quelques pas sur la grève un soir, puis des Indiens étaient venus l'avertir qu'ils avaient vu les matelots du bateau de Barbe d'or se jeter sur lui, après l'avoir assommé, et l'emmener dans leur chaloupe.

Joffrey de Peyrac avertit qu'il allait partir pour Gouldsboro. Soudain la vie familière de Wapassou fut bouleversée. Peyrac ne semblait pas envisager de se séparer d'Angélique ; et celle-ci ne voyait pas très bien comment elle trouverait le moyen de s'éloigner pour au moins deux bons mois. Elle aurait tant souhaité assister à la construction du nouveau fort. Et puis, n'était-ce pas imprudent de laisser une pareille troupe derrière soi ?... Elle avait aussi à ranger et à entreposer tous les vivres amenés par le fleuve puis, à dos d'homme, jusqu'à la mine. Et toutes les cueillettes à faire pour les remèdes, les confitures... En revanche, elle était tentée aussi à la pensée de revoir Gouldsboro, ses amis... De parler avec Abigaël, d'embrasser Séverine et Laurier, et le petit Charles-Henri, enfin de revoir la mer, manger des huîtres et des homards...

– Je ne vous aurais pas laissée, dit Peyrac. Mon amour, je ne puis plus vivre sans vous...

– Mais Wapassou ?...

Joffrey de Peyrac dit que Wapassou était entre d'excellentes mains. Les anciens se chargeraient d'accueillir les nouveaux, de leur faire place et de leur inculquer la discipline du « navire ». Il avait toute confiance dans la bonne influence des deux ménages Jonas et Malaprade, ainsi qu'en Marcel Antine, gentilhomme helvétique de langue française, mais qui parlait aussi facilement l'allemand, l'italien, l'espagnol et l'anglais. Il déléguerait ses pouvoirs à l'Italien Porguani, dont il avait toujours apprécié la loyauté, la diligence et l'énergie. Ce célibataire aux beaux yeux sombres était une énigme pour Angélique, mais elle savait que la confiance de son mari serait bien placée.

Ils emmèneraient avec eux les plus fortes têtes : Vignot, Clovis, O'Connell, et aussi Cantor. Mais Peyrac dissuada Angélique de prendre Honorine. Malgré l'apparent détachement avec lequel Berne parlait de ce pirate qui cabotait dans la Baie Française et celle de Gouldsboro, il pourrait y avoir là-bas de mauvais moments. Peyrac n'était pas décidé à se laisser enlever ainsi un homme qu'il avait engagé à New York lors de son premier voyage en Amérique et qui le servait depuis lors avec dévouement.

Wapassou lui semblait, en revanche, désormais à l'abri des surprises. La palissade s'élèverait rapidement et la troupe bien armée pourrait tenir tête du haut des remparts à n'importe quel Canadien, Iroquois ou Abénakis qui s'aviserait de venir lui chercher noise. Apparemment, on ne pourrait jamais savoir, avec cette engeance, quelle mouche la piquerait. Mais il semblait qu'aucun prétexte de conflit ne fût envisagé. À Québec, le gouverneur s'occupait de l'expédition de Cavelier, devenue possible par la générosité de Peyrac. Les Iroquois avaient prouvé leurs sentiments amicaux. Les Abénakis, absorbés par la traite, descendaient vers le Sud.

Angélique était un peu anxieuse et aussi déçue de laisser sa fille. Il ne lui était jamais arrivé de s'en séparer. Honorine, heureusement, prit bien la chose. Elle était fort occupée par son ourson et tous les changements qu'apportait l'arrivée des mercenaires. Elle perdrait une compagne de jeu en la personne de la petite Rosé Ann que Peyrac allait emmener pour essayer sur la côte de la rendre à sa famille anglaise. Mais il lui restait ses deux inséparables, Barthélémy et Thomas, et Elvire et Malaprade l'adoptaient de grand cœur pendant l'absence de ses parents.

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