Chapitre 14
Lorsqu'ils s'étendaient l'un près de l'autre, Joffrey de Peyrac aimait que la clarté du feu fût longue à mourir dans la chambre silencieuse où seuls s'élevaient leurs soupirs d'amour et le doux crépitement des flammes.
Au gré des lueurs rosés ou dorées, il aimait découvrir les formes alanguies de sa femme et la carnation de sa peau au parfum léger.
Et lorsqu'il faisait très froid et que sa main devait chercher sous les fourrures le secret de ce corps, il ne restait plus dans la demi-clarté que l'étonnante chevelure blonde épandue comme une algue phosphorescente et qui, mystérieusement, chatoyait au mouvement doux et rêveur de sa belle tête abandonnée.
Angélique était la seule femme dont il n'ait pu s'abstraire, se détacher. Même au plus intime du plaisir elle lui demeurait présente. Il s'en étonnait car il avait tenu maintes femmes dans ses bras et il ne s'était pas privé de les négliger lorsque son égoïsme masculin y trouvait son compte, plus soucieux des voluptés charnelles qu'il pouvait retirer de leur commerce que de les contenter dans le domaine des sentiments, quitte à les duper par des protestations aimables.
Avec Angélique il ne pouvait oublier que c'était elle qu'il enlaçait, que c'était elle qu'il avait le pouvoir d'affaiblir, de transporter, d'enivrer, que c'était son corps à elle qu'il pliait à sa volonté, que c'étaient ses lèvres altières qui s'entrouvraient, vaincues, sous les siennes.
Elle lui demeurait sans cesse intensément présente.
C'était peut-être une habitude qu'il avait prise au temps de leurs premières amours. Elle était si jeune et si farouche qu'il avait dû se montrer attentif à ses réactions afin de l'apprivoiser. Mais le sortilège se prolongeait.
On eût dit que la sensualité d'Angélique était toujours reliée en elle à quelque chose de secret et de spirituel et qui animait, dans le sens propre du terme, les élans les plus impudiques de son beau corps.
Et il en arrivait à se demander, sceptique et surpris, si elle n'était pas en train de lui rendre ce grisant émoi de la jeunesse qu'un homme mûr a oublié en se familiarisant avec les plaisirs de la chair. Une certaine anxiété, un doute, le souci de l'autre, et, partant de là, ce côté paradisiaque de la volupté lorsque s'y mêle la conscience d'être deux et de vivre ensemble une communion irrésistible et quasi magique. Moments de transports et d'ivresse, faiblesse consentie, abandons sans retenues, et dans la défaillance mutuelle comme un goût de mort et de vie éternelle !
Elle seule avait ce don de le lui dispenser et il était ravi de la divination qu'elle avait du plaisir de l'homme. Pas un geste qu'elle ne sût entreprendre – ou suspendre – quand il le fallait. Et qu'elle fût plongée elle-même dans l'abîme, aveugle, morte à tout, pourtant ses mains, son corps, ses lèvres continuaient aie suivre, savaient se détacher ou s'offrir, étreindre ou s'abandonner, guidée par la mystérieuse science qu'Eve a transmise à ses filles. Elle lui demeurait présente parce qu'en possédant son corps il n'était jamais sûr qu'il le possédât tout à fait, qu'elle ne lui échapperait pas encore. Il savait qu'il n'y avait plus en elle la docilité inhérente aux très jeunes femmes, qu'elle avait abandonnée aux ronces du chemin, remplacée par une indépendance lucide, la conscience d'elle-même.
En amour, elle avait ses bons et ses mauvais jours. Ceux où, par le seul éclat de son sourire, il la devinait accessible, et ceux où, sans que son comportement extérieur parût changer, il sentait en elle comme un refus, un éloignement.
Alors, il prenait plaisir, le soir venu, à découvrir par quelle manœuvre contourner cette humeur difficile, la réchauffer, attiser la flamme endormie.
Plus souvent il respectait ce recul féminin, ce besoin irraisonné de se détacher, de s'éloigner de l'homme, et qui n'est la plupart du temps que la manifestation d'une fatigue physique mais aussi, parfois, l'obéissance à des ordres invisibles, la présence de perturbations proches telles que l'approche d'une tempête, un grand vent, ou d'un malaise moral informulé ou d'un danger qui vient, toutes choses exigeant de la part de celle qui les capte un état d'alerte et d'attention.
Il la laissait se détendre, s'endormir. Le sommeil dissipait les phantasmes et, au cours de la nuit, quelque chose changeait en elle ou hors d'elle, il ne sait, et elle se réveillait différente. C'était elle alors qui s'approchait de lui.
L'aube, le demi-rêve de ces heures indécises qui précèdent le jour donnaient à Angélique des audaces qu'elle n'aurait pas eues en plein éveil. Elle était plus gaie, moins inquiète. Sirène enjôleuse, elle glissait près de lui et il voyait tout proche dans la lueur du jour naissant l'éclat de ses yeux aux profondeurs marines, l'éclat de ses dents révélées par son sourire. Il sentait pleuvoir sur lui la soie tiède de ses cheveux, et l'offrande légère de ses lèvres adorables en multiples baisers.
Avec la science des esclaves orientales qui ménagent la peine de leur seigneur et maître, elle le menait au désir sans qu'il puisse se défendre.
– Est-ce dans le harem de Moulay Ismaël que vous avez acquis tant de science, madame ? Vous voulez me faire oublier les odalisques qui m'ont servi jadis ?
– Oui... Je sais comment elles s'y prennent... Que mon sultan me fasse confiance. Elle baisait ardemment ses lèvres, ses yeux, tout ce visage bien-aimé, et il cédait, se livrait à elle, la laissant lui dispenser habilement le plaisir.
– Quelle bonne petite compagne d'amour vous faites, madame l'abbesse, lui disait-il encore.
Il caressait ses reins souples, les emprisonnait dans son étreinte et, lorsqu'elle s'abattait en travers de lui, foudroyée, il ne se lassait pas de contempler la belle forme renversée. Les paupières, mi-closes, laissaient filtrer une lumière imprécise. De la bouche entrouverte s'échappait un souffle imperceptible et haletant.
C'était comme une mort douce. Elle expirait loin de lui, en un lieu inconnu, et cet éloignement même lui était encore un hommage.
Il se réjouissait lorsqu'il la voyait ainsi profondément atteinte. La femme qui allait naître de l'hiver, et de la dure existence du fort, et de ces nuits accablées sous le gel, la femme qui émergerait de ce pèlerinage aux frontières de la vie qu'est un long hiver dans le Nord avec la famine pour compagne et toutes les menaces latentes qui planaient au-dessus d'eux, celle-là serait quand même une femme qu'il aurait façonnée.
Un jour viendrait où le passé douloureux ne laisserait plus de traces. Il s'occupait d'elle. Et lorsque le plaisir avait accompli en elle son œuvre de joie, un hymne de reconnaissance montait à ses lèvres qu'elle lui murmurait tout bas : « Oh ! mon amour, mon maître... Toi seul »...
Il n'y avait pas si longtemps qu'un soir de tempête sur le Gouldsboro, elle avait livré son être tremblant à la possession. L'instant qu'elle redoutait depuis la nuit du Plessis avait eu lieu et il ne s'était rien passé de terrible. Il n'y avait eu que cette saveur de songe, d'infini, qui, dans le profond bercement du navire, l'entraînait sur les ailes d'un bonheur renaissant. Ici, c'était le creux nocturne des bois et de l'hiver, la stagnation du lit rustique au parfum de sève et de mousse.
Un songe encore, de silence pesant, à peine troublé par les cris lointains des coyotes ou des loups. Un moment vécu à l'écart du temps. Un doux voyage. La réalisation de ce vague rêve des humains clé se blottir au fond d'une tanière pour y dormir dans la chaleur de l'amour. Il lui arrivait de s'éveiller, et, osant à peine respirer, elle goûtait la merveilleuse sensation de plénitude. Il n'avait pu lui donner le palais, la maison qu'il avait rêvés. Mais il y avait le lit. Le lit ! La nuit !...
Autrefois, lorsqu'ils étaient à Toulouse, ils avaient peu dormi ensemble la nuit. Ils avaient des journées pour s'aimer et de longues siestes, délicieuses. Mais ici, pour eux, dans la vie rustique et sauvage, c'était comme pour le besogneux, les pauvres gens, il n'y avait que la nuit.
Elle respirait bien contre sa force tranquille. Parfois elle s'éveillait, et le regardait dormir, présent, vivant. Elle enviait l'insensibilité masculine qui le faisait si calme alors que les femmes transposent en leur chair toutes leurs imaginations et les pulsations des étoiles, ces mondes inconnus.
Les braises étaient pourpres dans l'âtre. À peine un reflet sur les solives. Angélique ne voyait rien, mais elle écoutait le souffle régulier de Peyrac, près d'elle, avec un sentiment de délectation.
Toutes ses nostalgies, toutes ses errances aboutissaient à lui. Et c'était son époux, il ne la quitterait plus !
Elle avançait la main pour le toucher, le reconnaître, émue par la rudesse insolite de ces formes anguleuses. Alors, d'un geste instinctif, il l'attirait dans son sommeil contre son torse vigoureux, tout couturé de cicatrices. Des cicatrices, il en avait par tout le corps et elle les touchait. Tant de fois la vie de cet homme avait été menacée et sa chair torturée. De ces heures atroces, il ne restait que ces traces inscrites dont il ne se souciait pas. Beaucoup s'étaient effacées.
– Vous avez dit un jour que chacune de ces marques portait le nom d'une cause différente pour laquelle vous aviez répandu votre sang...
– Il serait plus exact de dire que c'est la signature de mes ennemis, aussi nombreux que divers. Les plus vilaines ? Celle du bourreau du Roi de France. Il m'a tiré ma pauvre jambe et me l'a rendue agile, mais il m'a laissé dans les nerfs du bras gauche une gêne dont je me ressens parfois, surtout pour tirer. » Les plus belles ? Celles de duels ou de batailles en Méditerranée. On y manie bien le sabre et c'est une arme qui fait de larges et franches estafilades. Un trou profond au côté ? Une balle dans les Caraïbes, espagnoles ou françaises, je ne sais plus. La plus récente, là, au front, que vous avez si délicatement soignée de vos belles mains : un tomahawk abénakis, armé par la Nouvelle-France. La première peut-être d'une longue série.
– Taisez-vous, chéri ! vous me faites peur.
– Et vous, ma belle, ma guerrière, montrez-moi donc vos marques héroïques.
Mais Angélique tirait à elle le drap et toutes les fourrures pour se dissimuler.
– Jamais ! Les cicatrices des hommes sont des marques glorieuses. Elles rehaussent leur prestige et racontent leurs exploits. Celle des femmes sont des erreurs, des maladresses, la marque de la vie sur elles, le signe qu'elles sont allées se fourrer où elles n'avaient que faire... Une déchéance...
– Montrez-moi.
– Non, il n'y a que la brûlure de la fleur de lys.
Un soir, il réussit à se saisir de la fine cheville d'Angélique et à la tourner vers la lumière pour examiner la marque violacée de la plaie qu'elle gardait de sa fuite au Maroc. Elle dut raconter. Cela s'était passé dans le désert. Un serpent l'avait mordue. Colin Paturel, avec son couteau, avait taillé la chair puis l'avait cautérisée... Cruelle opération, elle s'était évanouie. Ensuite !... Eh bien ! Colin l'avait portée sur son dos de longs jours. Il ne restait plus qu'eux. Les autres compagnons étaient morts en route.
Elle n'évoquait le souvenir de Colin Paturel qu'avec réticence. Comme si Joffrey eût pu savoir !
Mais il savait certainement. Il avait alors une certaine façon de la serrer contre lui et de l'observer avec une attention qui l'effrayait un peu.
Pourtant, si l'évocation de son odyssée au Maroc demeurait, malgré la souffrance, pour elle auréolée de beauté par la magie du simple amour que le Normand lui avait voué, elle ne comprenait plus comment elle avait pu se donner à lui.
Tout ce qu'elle avait connu de jouissance dans les bras de ses amants d'autrefois lui semblait, quand elle essayait de s'en souvenir aujourd'hui, sans importance. Minutes agréables, simplement. Mais, à la lumière des découvertes présentes, ces sensations passées lui apparaissaient incomplètes.
Elle ne savait plus à quel pouvoir attribuer le renouvellement de son plaisir, lorsqu'elle était entre ses bras. Elle se découvrait chaque fois comme une inconnue, livrée à de multiples révélations qui l'étonnaient et l'étourdissaient. Alors elle était heureuse dans toutes les fibres de son être. En elle se mêlaient puissance et langueur et le plaisir était comme un chant strident, long et intense. Revenue à elle, après un court sommeil, elle se reprochait parfois d'être trop sensuelle.
La mentalité calviniste qu'elle avait connue chez les protestants de La Rochelle lui revenait et lui mettait une bouffée de chaleur aux joues.
Lui, la regardait, du coin de l'œil, s'habiller avec rigueur, mettre sa coiffe blanche de lingerie et y ranger très à l'étroit ses beaux cheveux sans qu'un seul passât, dans un souci de correction un peu tardif qui cherchait à effacer ou à réparer les trop libres ébats nocturnes. Elle ne savait pas que cette libération de tout son être, cet épanouissement de ses sens n'avaient rien que de très normal.
Elle avait trente-sept ans. Elle ignorait que la maturité est l'âge du plaisir pour les femmes. À l'appétit un peu triste de la jeunesse pour les jeux de l'amour succède le raffinement des découvertes. Peu le savent ou le comprennent.
L'éveil de la Belle au Bois dormant, cela ne dure pas cent ans. Mais il y faut quand même quelques années. Arrive le temps où ce corps ignorant est devenu sanctuaire. Désormais les rites éternels peuvent s'y accomplir dans toute leur magie. Et cela transparaît dans un regard. Peu d'hommes s'y trompent.
C'est l'âge où souvent la femme atteint au zénith de sa beauté. Car le même phénomène de perfection qui lui a fait, sous la pression de la vie, enrichir sa personnalité semble maintenant atteindre sa forme extérieure pour la transfigurer jusque dans ses gestes, sa voix, sa démarche.
Elle est elle-même, achevée, en possession de ses richesses propres, le charme, la beauté, la féminité, le cœur, l'intuition. Et la jeunesse encore...
Conjonction redoutable et qui, pour peu qu'elle ait su préserver les valeurs qui la composent, en fait, à cet âge, la plus dangereuse créature d'amour qu'on puisse rêver. Telle la vit le lieutenant de Pont-Briand, lorsque Angélique lui apparut au bord du lac, en un clair matin glacé, alors qu'après une course insensée de plusieurs jours il parvenait à Wapassou.