Chapitre 1
– Mère, la première fleur !...
La voix de Cantor monta dans le soir frais et clair. Angélique l'entendit par la fenêtre ouverte de sa chambre, où elle balayait dans l'âtre les cendres du feu éteint. Elle bondit.
– Que dis-tu ?
Cantor levait vers elle un visage épanoui et souriant.
– La première fleur !... Là ! sous les fenêtres !...
Angélique se précipita en appelant les enfants.
– Honorine ! Thomas ! Barthélémy ! Venez vite ! Venez voir : la première fleur !
C'était un safran printanier, pur et blanc, jailli tout droit de la terre boueuse. Ses pétales translucides laissaient deviner la lueur d'or du pistil étroitement protégé.
– Oh ! mon Dieu ! Oh ! quelle merveille ! dit Angélique en tombant à genoux sur le sol humide.
Et ils demeurèrent là dans le ravissement à contempler le miracle. La fleur avait poussé à la lisière même de la neige.
À partir de ce jour on en découvrit beaucoup. Lorsqu'on pelletait les monceaux de neige aqueuse, on découvrait des tiges d'un jaune pâle, déjà toutes assemblées et prêtes à fleurir, qui dès le lendemain prenait au soleil une couleur verte et drue, tandis que le calice des fleurs virait doucement au mauve ou au blanc.
Il y avait aussi, jusqu'au bord du toit, des violettes surgies d'un doigt de mousse et qui se penchaient parmi le ruissellement ininterrompu de la neige fondante. On était à la fin d'avril.
Sous le soleil brûlant, le dégel se pour suivait avec hâte. Avant que la neige eût disparu du pied des arbres, on alla en forêt inciser des troncs d'érable, afin de recueillir une eau sucrée et délectable.
Eloi Macollet, après, la fit cuire dans une chaudière, obtint une sorte de miel liquide, dont les enfants se pourléchaient.
Dans la forêt la neige était sale. Toute recouverte de mousse noirâtre, de branchages cassés, de cônes de pin pourris, rejetés par les écureuils. Le dégel y menait un bruit léger d'averse, des écureuils sautaient d'une branche à l'autre.
Beaucoup d'arbres et d'arbrisseaux portaient des plaies livides faites par les dents rongeuses des bêtes affamées, lièvres ou biches. Il y en avait d'éclatés par le gel, de brisés sous le poids des neiges, ou d'autres encore inclinés, le faîte enfoui sous des blocs de glace et qui, s'abritant au revers des collines dans des creux d'ombre froide, refusaient de fondre ou de disparaître. Mais déjà le noisetier allongeait ses chatons verts en forme de chenille, formés dès l'automne. Il les balançait au gré du vent, répandant en l'air son pollen, qui teintait de jaune la neige à ses pieds.
Le bouleau, la veille encore couleur d'os, squelette d'ivoire décharné, se couvrait de pendeloques, mauves et grises, comme d'un rideau de franges. Les ormes épandus en éventail solennel mettaient leur voilette d'émeraude. Les chasseurs étaient revenus rapportant les morceaux fumés de deux cerfs, la moitié d'un orignal et les entrailles farcies d'un ours, régal et présent de la part de Mopountook qui promettait sa prochaine visite. On n'osait encore semer des graines de légumes car il n'y avait pas assez de terre visible, et les craintes de gel ou de tombée de neige n'étaient pas totalement écartées. Mais chaque jour le printemps gagnait.
Le lac rigide avait commencé à ressembler à un grand miroir terni, puis s'était couvert d'eau et se divisait maintenant en îles translucides.
Ce qui émerveillait Angélique dans le printemps, c'était le bruit des eaux ressuscitées. Cela avait commencé par un chuchotement léger, naissant du grand silence de l'hiver. Puis l'on avait perçu les sanglots des cascades. Et maintenant la nature tout entière était sonore, emplissant les nuits d'un grondement immense et continu.
Angélique songeait. C'est le printemps !
L'aube était plus prompte. Le soleil, le soir, s'attardait au seuil de la porte et l'on n'allumait plus les chandelles.
Ce bruit des eaux entourait le poste et ses lacs d'un cercle magique.
« Les Canadiens et leurs sauvages sont passés à l'Est... » renseigna un jour l'esclave Panis, qui, pataugeant sur ses raquettes, se livrait parfois à d'interminables surveillances aux alentours. Il les avait aperçus se dirigeant vers le Kennebec. Trébuchant dans les fondrières, la purée glacée, les fosses des branches cassées et pourries, les Canadiens indomptables, intraitables, s'en allaient donc à nouveau vers le Sud pour y surprendre les villages d'Anglais. Qui étaient-ils, on ne sut ! Ils dédaignèrent le poste. Peut-être avaient-ils des ordres... Les hôtes du lac d'Argent s'affairaient dans la lumière pâle du soleil à réparer leurs forces et à rebâtir leurs clôtures. Beaucoup de choses étaient démolies, brisées, barrières, toits, tout menaçait ruine et, à mesure que la terre se découvrait, elle offrait un aspect de carnage. Les hommes levaient vers le soleil leurs visages amaigris et pâles, clignant des yeux malades et laissant la lumière ruisseler sur leur peau comme une eau de Jouvence. Les enfants se tenaient parfois immobiles dans la tiédeur de la lumière comme des poussins frileux. Au début, Angélique prit patience. Demain, elle soignerait ses mains abîmées et gercées, demain elle baignerait son visage dans l'eau des premières pluies, elle entreprendrait avec Mme Jonas d'immenses nettoyages. Mais, aujourd'hui, elle resterait assise avec Honorine sur ses genoux, comme au temps de la fatigue et de la faim. Elle attendrait que ses forces reviennent et remontent en elle ainsi que la sève au long des arbres. L'effort méritait un peu de convalescence. Elle avait toujours trop réclamé à son énergie. L'expérience lui avait appris qu'elle pouvait payer assez cher les lendemains de victoire. Une fois, à Paris, elle avait failli se suicider, alors qu'elle touchait au but... Si ça n'avait pas été Desgrez, elle ne serait plus du monde des vivants6.
Consciente de sa fragilité, elle se laissait aller, travaillant à dessein sans hâte et remettant au lendemain les tâches urgentes dont la liste se pressait dans sa tête. Et d'abord courir vers la montagne et vers les rivières, et vers les rives des lacs pour y découvrir les fleurs, les plantes, les arbustes, les racines, dont elle remplissait les boîtes et les pots de son apothicairerie ? Elle n'en laissait pas échapper une seule ! Elle les traquait jusque dans les moindres fentes de rochers. Et même les inconnues, elle percerait leur secret. Elle se promettait de ne jamais plus traverser un aussi pénible hiver, sans autre ressources, bien souvent, pour soigner les malades que de l'eau bouillie et de la graisse d'oie ou d'ours. Ses greniers embaumeraient. Les pots et les boîtes étiquetés de couleurs vives s'aligneraient sur des étagères. C'est au fort Wapassou que de vingt lieues à la ronde on viendrait se faire guérir.
Un jour enfin, elle partit avec Honorine à la découverte du printemps, des fleurs et des remèdes.
Dans la paillasse jaunâtre des herbes couchées, les violettes clignaient un œil pâle, ébloui. La primevère dressait son plumet rosé, la renoncule blanche écarquillait ses corolles si légères qu'un rien de vent les malmenait. L'anémone-du-foie, celle qu'on appelle en Poitou « la-fille-avant-la-mère », car elle haït avant ses feuilles du terreau couleur de suie, allumait des fleurs bleues dans les sous-bois clairs, couleur de tilleul.
Au versant des pentes rocheuses, le menu tussilage multipliait ses houppes d'or, accompagnant les crocus et les perce-neige. Toutes fleurs fragiles et nues, qui tremblaient au bord des neiges dans une bise encore âpre. Angélique allait d'un pas alerte de collines en vallons, heureuse de marcher sur le sol spongieux et ne s'embarrassant pas des boues et des marais. Les jours de récoltes, elle emmenait aussi avec elle les autres enfants et demandait le secours d'Elvire ou d'un des jeunes gens du poste car il fallait faire vite. Les cueillettes des simples ne peuvent avoir lieu que par temps sec et ensoleillé dans le milieu du jour afin d'éviter la rosée du soir et du crépuscule, la moindre humidité corrompant les fragiles pétales et les privant de leurs qualités thérapeutiques. Il y avait abondance de tussilage, solide et efficace médecine des maux de gorge et de bouche. La violette était plus rare, grande dame de la pharmacopée, réservée également à la toux et aux rhumes. L'infusion de violette est remède de princesse. Le tussilage, décoction de paysan.
Honorine aimait s'occuper des violettes et les installait à sécher dans le grenier avec toutes sortes de soins. Sa mère lui avait dit qu'elle en ferait un sirop parfumé pour les enfants qui toussent et qui n'aiment pas se laisser soigner. Le pissenlit étoilait partout de sa rosette aiguë l'herbe encore jaune. Les enfants, armés de petits couteaux, extrayaient, nettoyaient sa racine blanche et duveteuse et le soir on le mangeait en salade avec un peu de vinaigre de bouleau. Plus tard, lorsque sa racine devint rougeâtre, Angélique la conserva et la fit sécher. Elle coupait en deux dans la longueur les rhizomes de la benoite jaune, curieuse petite fleur timide, qui traîne derrière elle sous la terre une longue queue noire et ligneuse au suc amer, ami des estomacs douloureux, et le rhizome de l'acore, le roseau aromatique cueilli au bord des marais. Elle grattait les racines de la bardane, ou glouteron ou bouillon noir, l'herbe aux teigneux de sa province. Elle n'était pas très sûre de l'avoir reconnue. D'imperceptibles différences camouflaient parfois les fleurs du Nouveau Monde en étrangères. Elle les retournait et les retournait pensivement. Un jour, Honorine lui apporta un petit bouquet d'une fleur en clochettes qui ressemblait à de la bruyère, sauf qu'elles étaient molles et fraîches. Les feuilles légères arachnéennes étaient vert-gris et les clochettes rosés. Angélique reconnut enfin la fume-terre, dit fiel-de-terre ou herbe-à-la-veuve on ne sait pourquoi. Elle savait qu'on en tirait une eau cosmétique qui purifiait la peau, et les fleurs bouillies dans l'eau, le lait et le petit lait débarrassaient du haie. La lotion oculaire faisait l'œil clair et brillant. L'infusion ouvrait l'appétit. Enfin, elle avait aussi la réputation de guérir du scorbut. Honorine fut félicitée pour cette belle trouvaille et l'Anglais Sam Holton qui avait des lettres, cita Shakespeare, lorsqu'il parle du roi « Lear » couronné de fumeterre luxuriante, et d'herbes folles...
Lorsqu'elle partait à la recherche des plantes et non à fa cueillette, Angélique n'emmenait qu'Honorine.
L'hiver achevé, Honorine cessait d'être une enfant comme les autres, préoccupée de feux et de nourritures, et de farces, et redevenait la compagne de sa mère. Il y avait entre elles, pour les armes et les fleurs, une entente. Honorine était endurante, marchait crânement sur les pas d'Angélique, même souvent faisait le double de trajet à force de courir et fureter en tous sens. Pour être certaine de ne pas la perdre dans ces bois immenses, Angélique lui accrocha au poignet une petite clochette. Ainsi partout ce bruit joyeux révélait sa présence.
– Ne vous encombrez pas de la petite, madame, laissez-la-nous... disait parfois Elvire obligeante.
Mais Angélique secouait la tête. Honorine ne l'encombrait pas. Elle n'eût pas aimé aller seule à la découverte de la nature en fleurs. Les richesses au printemps étaient faites pour être partagées.
Alors, devant une fleur découverte, elles restaient agenouillées l'une près de l'autre. Le pays était à la mesure d'Angélique. Elle se sentait parfois si heureuse qu'elle prenait Honorine dans ses bras et l'embrassait éperdument ; elle dansait avec elle et les échos sauvages répétaient longtemps le rire de l'enfant.
Les ours s'éveillaient. Certain jour, Honorine trouva dans le creux d'un vallon une petite boule noire et facétieuse qui lui fit aussitôt mille amitiés. Angélique n'eut que le temps de se précipiter en entendant le grognement de la mère ourse et le craquement des branches qu'elle brisait sur son passage. Elle abattit la bête féroce qui se dressait sur ses pattes de derrière pour se rendre plus redoutable. Une balle bien tirée dans la gueule rouge ouverte arrêta l'élan du fauve.
Honorine était attristée de cette exécution qui laissait le charmant ourson orphelin.
– Elle a défendu son petit comme moi j'ai dû te défendre, lui dit Angélique. Elle avait ses griffes et sa force, et moi mon pistolet.
L'ourson, ramené au fort, fut nourri de sirop d'érable et de bouillie de maïs. Il était assez grand pour se passer du lait maternel.
Pour Honorine, c'était le plus beau jouet de la création. Elle se prit à l'aimer d'une passion qui effaçait toutes les autres. Il fallut la raisonner pour qu'elle permît à ses compagnons de jeu habituels, Barthélémy et Thomas, de l'approcher.
L'ourson, qu'on nomma Lancelot, car c'était un héros des histoires que l'on racontait aux enfants, fut la cause d'un conflit grave entre Cantor et Honorine. Dès les premiers beaux jours, Cantor était lui aussi parti vers les collines, dans un but très précis. Il était à la recherche d'un animal qu'il haïssait, celui qui méchamment, sournoisement, avait dévoré presque tous les quelques lièvres ou lapins pris dans ses pièges l'hiver, alors qu'il se traînait, épuisé, dans l'espoir de procurer enfin un peu de nourriture aux siens. L'auteur de pareils méfaits, ce pirate honni de la forêt, on le connaît bien... c'est le glouton. Il est tout à fait à part dans la faune des bois. Cruel comme l'hermine ou la belette à l'espèce desquelles il appartient, il n'en est pas moins plus volumineux qu'un castor. Cantor trouva son ennemi juré, une femelle, le tua, mais ramena le rejeton, une petite pelote à poil hérissé grosse comme un chat, qui déjà retroussait les lèvres d'un air agressif sur des dents aiguës.
– T'as tort de t'encombrer de cette bestiole, mon fils, dit Eloi Macollet qui fronça les sourcils devant la trouvaille, ça, c'est rien que du mal et de la menterie. C'est la pire de toutes les bêtes de la forêt. Même les Indiens disent que les diables s'y cachent et ils ne passent plus par un vallon où ils savent qu'un glouton a fait son terrier. Ils ne viendront plus ici.
– Eh bien ! nous n'en serons que plus tranquilles, dit Cantor qui garda l'animal.
Il lui donna son nom anglais, Wolverines. Wolverines allait menacer de ses crocs le pauvre Lancelot terrifié. Le jour où il réussit à le mordre, Honorine fit une colère qui ameuta tout le poste. Elle cherchait un bâton, un couteau, une hache, n'importe quoi pour tuer le glouton. Le jeune garçon, ayant mis son préféré à l'abri, se moqua de la rage de la petite personne.
– Je sais maintenant qui je veux scalper, dit Honorine. C'est Cantor !...
Cantor rit de plus belle et s'en alla en l'appelant : miss Beaver. C'était le sobriquet qu'il lui avait donné car il prétendait qu'elle avait des petits yeux de castor.
– Il m'appelle miss Beaver, sanglota Honorine s'effondrant sous la suprême insulte.
Angélique réussit à la consoler en lui faisant valoir que les castors étaient des animaux fort sympathiques, qu'il n'y avait pas de quoi se fâcher. Elle l'emmena avec Lancelot les voir, nouveaux pensionnaires de l'étang derrière la montagne, qui menaient aussi grand tapage, qui construisaient avec une merveilleuse activité leurs petites maisons rondes.
– Les castors sont bien jolis et toi tu es aussi jolie qu'eux. Honorine s'amusa tant à voir les castors plonger, souples et actifs, s'ébattant à travers l'eau transparente, qu'elle fut rassérénée.
Mais le différend entre elle et son demi-frère n'était pas réglé et se ranima à propos du Vieil Homme sur la montagne. Il fallait peu de chose pour allumer la guerre entre l'adolescent taciturne et la petite fille susceptible. À l'Ouest, les falaises qui bordaient le cirque de Wapassou s'avançaient en un long éperon rocheux, assez découpé, dessinant le profil d'un vieil Indien, ou plutôt d'un vieil homme un peu pirate. Surtout lorsque le soleil couchant ciselait dans la roche des reflets de cuivre son expression devenait saisissante. Tout le monde l'admirait. Au matin le Vieil Homme paraissait ronchon, au soir il ricanait. Seule la petite Honorine ne parvenait pas à le distinguer. Elle écarquillait les yeux, cherchait à fixer les points qu'on lui indiquait, mais si elle disait : « Je le vois », c'était sans conviction et pour éviter les quolibets. En réalité, elle ne le voyait pas. Cantor ne se privait pas de la taquiner, disant que ce n'était même pas un castor qu'elle était mais plutôt une taupe, et Honorine fixait la montagne d'un œil sombre cherchant parmi les arbres et les roches le rébus dont la révélation lui était fermée. Une fois de plus, ce matin-là, Cantor la prit pour cible ; une fois de plus, elle se rua sur lui les poings levés et ses cris furent tels que Joffrey de Peyrac vint lui-même sur place.
– Que se passe-t-il ?
– Tout le monde veut ma mort, dit Honorine en larmes, et je n'ai même pas une arme pour me défendre.
Le comte s'égaya et s'agenouilla devant l'enfant. Il passa sa main sur la joue humide et lui promit que si elle se calmait il lui façonnerait un pistolet pour elle seule qui pourrait tirer de petits plombs et dont la crosse d'argent pourrait servir de casse-tête. Il lui prit la main et ils s'éloignèrent ensemble vers l'atelier.
Angélique se tourna vers Cantor qui avait suivi la scène d'un air farouche.
– Laisse-la donc tranquille avec cette histoire du Vieil Homme sur la montagne. Si elle ne le voit pas, c'est sans importance. Tu l'humilies à plaisir.
– Elle est sotte et paresseuse.
– Non. Elle a quatre ans. Quand deviendras-tu raisonnable, Cantor ? Tu es stupide de chercher querelle à une enfant de cet âge.
– Tout le monde la gâte et l'encense, dit Cantor buté.
Il s'éloigna en marmonnant à la cantonnade.
– Libre aux autres d'être l'esclave de cette bâtarde. Moi, non !...
Angélique reçut le choc au cœur. Elle fut la seule à entendre ces paroles. C'était bien à elle qu'elles étaient destinées. Elle demeura sur place, figée, paralysée sous une douleur soudaine, puis elle se rendit dans sa chambre et s'y enferma. Sa première réaction aurait été de gifler Cantor, de le secouer comme un prunier et de... oui, elle aurait bien été capable de l'assommer à coups de crosse. Elle était vibrante de rage contre la morgue et la grossièreté de ce gamin, qu'on aimait, qu'on entourait, qui avait un père qui l'instruisait avec patience, des amis, presque des serviteurs déférents, car il était le fils du maître et savait tenir sa place, et qui se permettait encore de jouer en face d'elle à l'enfant outragé. Il avait été son secret tourment pendant leurs mois d'hiver, car, malgré les bons moments où elle parlait avec ses fils, riait ou chantait avec eux – Cantor grattant sa guitare et alors il devenait gai et bon compagnon – elle n'avait cessé de sentir en lui une réticence, et peu à peu une animosité secrète. Le temps, loin d'arranger les choses, semblait les envenimer. Les sentiments de Cantor demeuraient enfouis, inavoués, et elle ne savait s'il lui en voulait toujours d'avoir été si longtemps séparée d'eux, ce qui était puéril, ou si, la jugeant avec une intransigeance enfantine, il n'acceptait pas qu'elle eût mené une vie libre loin de son père. Il y avait de tout cela sans doute et Angélique avait reculé devant la difficulté d'expliquer à son fils qu'un « veuvage » de quinze années avait donné quelques excuses aux libertés qu'elle avait prises et qui étaient le plus souvent imposées par les circonstances. Angélique pensait : la jeunesse est intransigeante et doit mûrir pour comprendre certaines choses. Dans l'existence elle s'était donné ces prétextes pour garder le silence. Mais elle ne pouvait plus se dissimuler qu'elle avait choisi là une solution de paresse. Angélique savait parfaitement que la jeunesse peut tout comprendre si on l'éclaire. C'était elle qui ne s'était pas sentie mûre pour ce rôle.
Elle n'avait pas eu le courage de toucher au passé terrible, et surtout en face d'eux. Elle avait eu peur aussi de leurs réactions, peur des siennes surtout. Car elle savait bien que, dans la jeunesse, il y a le meilleur de tout : jugement sûr, cœur ardent, esprit de justice infini. Elle avait considéré ses fils comme des enfants et non comme les jeunes gens de quinze et dix-sept ans qu'ils étaient. Elle ne leur avait pas fait confiance et maintenant Cantor répondait à cette méfiance par l'hostilité d'un cœur blessé qui n'a pas reçu réparation. Avec Florimond, la situation était plus simple. D'emblée il acceptait. Il avait le caractère plus léger, plus détaché que son frère. Depuis l'antichambre du roi jusqu'aux cales des navires, il en avait tant vu ! Très peu lui importait à lui s'il arrivait toujours à son but et s'en tirait sans dommage.
Elle aurait juré qu'il avait déjà une certaine expérience des choses de l'amour. Son frère, en revanche, plus jeune, moins souple, de tempérament moins heureux, prenait tout au sérieux. Et Angélique se demandait si elle avait eu raison de le tenir à l'écart ou si au contraire il ne se serait pas hérissé plus encore devant des confidences. Elle se le demandait, ne pouvant décider. Elle tournait en rond dans sa chambre, le traitant en elle-même de petit imbécile, d'ingrat, de sans-cœur, prise de l'envie de lui crier qu'il s'en allât... qu'elle ne le revoie plus puisque c'était ainsi. Ce n'était pas la peine que Dieu leur ait permis de se retrouver tous !... Puis elle se calmait, car le sentiment la pénétrait qu'il était encore un enfant, son enfant, et que c'était donc à elle d'aller à lui et d'essayer de dénouer ce nœud de rancœurs qui le rendait si difficile à vivre... Mais ne valait-il pas mieux qu'il partît en effet ? Il détestait Honorine. Il avait retrouvé sa mère trop tard. Il y a des choses qui ne se rattrapent pas... Il aurait pu partir avec Florimond et d'ailleurs il l'avait sollicité. Mais son père lui avait répondu : « Tu n'es pas prêt... »
Angélique se reprochait de n'avoir pas demandé à son mari des explications au sujet de ce verdict abrupt car alors elle aurait pu en discuter avec Cantor et dissiper la bouderie morose dans laquelle il s'enfermait.
Il y a des choses qui ne se rattrapent pas, certes, mais l'on peut se rejoindre... on peut essayer... Maintenant, Cantor était là, fermé – comme une palourde – et elle ne voyait pas par quel bout elle pourrait le prendre tant elle sentait qu'il l'accueillerait en ennemie. Il fallait pourtant agir. Cantor finirait par rendre Honorine méchante. Une enfant de quatre ans ! Qui savait que ce printemps d'Amérique rappelait pour la quatrième fois sa naissance honteuse dans l'antre de la sorcière de la forêt druidique ? Angélique, seule, le savait, et elle n'avait osé le dire à personne.
Elle s'assit sur son lit. Le départ de Cantor lui semblait inévitable, nécessaire. L'envoyer à Gouldsboro en mission ? Peut-être. Voyager lui plaisait. Tout à coup, elle craignit que Cantor ne lui pardonnât jamais cette sorte d'exil imposé par elle et qu'elle perde à jamais la possibilité de retrouver son fils.
Elle ne savait vraiment quoi décider et jugeant sa science, en ce cas, dépassée, elle s'en remit au sort.
Elle prit dans la poche de sa ceinture la pièce d'or anglaise qu'elle gardait à titre de talisman. Face, côté de l'effigie royale : elle décidait de parler de l'insolence de Cantor à son mari et discuterait avec lui de la nécessité de l'éloigner. Pile : côté des armes de la Grande-Bretagne et de l'inscription outrageante : roi de France ! elle irait aussitôt trouver le jeune révolté et lui avouerait tout.
Elle lança la pièce en l'air : Ce fut pile.
Cantor, qui travaillait à une pièce de forge, vit arriver sa mère et se leva aussitôt car il n'avait pas la conscience tranquille.
– Viens avec moi dans les bois, lui dit-elle.
Le ton était sans réplique. Il la suivit non sans inquiétude. Elle paraissait résolue à tout. C'était un jour de printemps clair, mais très frais, presque froid car il avait beaucoup plu la veille. La terre, gorgée d'eau, avait une teinte violacée à travers le timide envahissement des herbes. Le vent lui-même était frais et léger. Le sous-bois bleu et or. Angélique marchait vite. Elle connaissait chaque piste, et bien qu'elle allât sans but et l'esprit préoccupé, elle ne s'égarait pas. Cantor avait peine à la suivre et se sentait lourdaud pour se glisser subrepticement parmi l'entrelacement des rameaux emperlés de vert par les premières feuilles. Angélique disait parfois :
– Tiens ! Il y a du bois gentil dans ce ravin. Il faudra y revenir, à l'automne les champignons poussent à leurs pieds.
Ou bien :
– Le laurier blanc va fleurir... Quelle est cette odeur ?... Ah ! De la valériane.
Elle ne s'arrêtait pas, l'œil alerte, le visage un peu levé, captant le plus subtil parfum, et la voyant s'avancer ainsi devant lui d'un pas si léger, comme si les branches s'écartaient devant elle, il songeait « une fée... ».
Ils furent au haut de la montagne et là le sol rêche s'ouvrait sous leurs pas tandis qu'entre les troncs de la pinède le vent passait murmurant. Aux pins, il y avait des bourgeons d'or jaune et d'or vert. Rouge cerise, aux sapins. Rosé sur l'épinette, lilas pour le mélèze. Une odeur délicieuse et balsamique s'évaporait comme un encens.
Angélique s'arrêta à l'extrémité du plateau et regarda vers l'horizon. Au-dessous d'eux, on voyait serpenter la rivière sacrée qui suivait son cours et s'en allait vers l'est. Elle se retourna vers Cantor.
– Tu ne l'aimes pas, dit-elle. Mais un enfant, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, quel que soit son père, quelle que soit sa mère, est toujours un enfant, et accabler la faiblesse est toujours une lâcheté.
Cantor était un peu essoufflé. Les mots l'atteignirent et il resta muet... « un enfant, une lâcheté ».
– ...Si le sang de tes ancêtres chevaliers ne te l'a pas appris, je te le rappelle aujourd'hui.
Angélique reprit sa marche. Elle descendit un peu et s'engagea dans un sentier qui, à mi-côte, suivait le tracé de la rivière et s'abaissait peu à peu pour rejoindre la vallée.
– Quand tu es né, reprit-elle, c'était le jour où ton père fut brûlé en effigie sur la place de Grève. Mais moi, je le croyais mort... Quand je t'ai ramené au Temple, si petit dans mes bras, c'était le jour de la Chandeleur et je me rappelle que Paris embaumait de l'odeur des beignets au citron que les enfants orphelins vendent ce jour-là dans les rues. J'avais vingt ans. Tu vois, je n'étais pas beaucoup plus âgée que toi aujourd'hui. Quand je suis arrivée dans la cour du Temple j'entendis un bébé qui pleurait et je vis Florimond que des gamins poursuivaient en lui jetant des pierres et de la neige et en criant :
« Petit sorcier ! Petit sorcier ! Montre-nous tes cornes... »
Cantor s'arrêta net et devint rouge tandis que ses poings se serraient de fureur.
– Oh ! s'exclama-t-il, que n'étais-je là ! Que n'étais-je là !
– Mais tu étais là, dit Angélique en riant ; seulement tu n'étais qu'un enfant de quelques jours à peine.
Elle le regarda en riant toujours, comme si elle se moquait de lui.
– Tu serres les poings aujourd'hui, Cantor, mais ton poing en ce temps-là, il n'était pas plus gros qu'une noix !...
Et elle rit encore, car elle revoyait ce petit poing rosé de bébé dressé vers le ciel. Mais son rire résonnait d'une façon étrange, amère, dans les bois, et il la regardait perplexe, tandis qu'une souffrance indéfinissable commençait à sourdre en lui. Le rire d'Angélique s'arrêta et elle parut retrouver son sérieux.
– Tu es content d'être en vie, Cantor, n'est-ce pas ?
– Oui, balbutia-t-il.
– Cela n'a pas été facile de te la conserver ta vie. Je te raconterai cela un jour, si tu le veux. Au fait, tu n'y as jamais pensé, n'est-ce pas ! Tu ne t'es jamais demandé : comment se fait-il que je sois en vie, moi, fils de sorcier, condamné à mort avant de vivre ? Tu n'en as pas gardé le souvenir ! Alors, que t'importe ! Tu es là, vivant. Tu n'as pas à te demander tout ce que ta mère de vingt ans a pu faire, a dû faire, pour te conserver ce trésor que tu as là aujourd'hui dans ta poitrine solide, ta vie !
Et elle le frappa de son poing fragile et fort, le touchant à la place du cœur. Et il recula effaré, la regardant de ses yeux d'eau claire, si semblables aux siens, comme s'il la voyait pour la première fois.
Alors Angélique se remit à marcher descendant le chemin. Maintenant, le bruit de l'eau de la rivière leur parvenait avec le murmure des arbres agités. Aunes, peupliers, saules sur les rives avaient tous leurs chevelures de longues feuilles remuées mollement dans la brise, et l'on voyait qu'en cet endroit le printemps avait été plus précoce car l'herbe des bas-fonds était déjà haute et drue.
Angélique s'aperçut qu'elle n'en voulait plus à son fils. Le regard désemparé du jeune garçon lui avouait qu'il n'avait jamais réfléchi à tout ce qu'elle venait de lui dire. Bien sûr ! C'était un enfant.
Elle avait eu tort de ne pas parler plus tôt, au moins des souvenirs qui le concernaient. Cela l'aurait rendu plus indulgent, moins intolérant. Les enfants aiment qu'on leur parle de ce temps dont ils n'ont pas souvenir. Ces récits vont combler l'inconnu angoissant de leur mémoire.
Ils aiment qu'on les dirige dans ce monde de sensations primitives et souvent incohérentes que sont leurs propres souvenirs. Cantor avait été obligé, faute d'être guidé, de juger selon les apparences.
Devenu plus grand, il avait souffert de jalousie devant une mère infidèle, descendue de ce piédestal où il l'avait placée dans sa petite enfance naïve. Le plus dur restait à faire... à dire. Et Angélique en revenait toujours à Honorine qu'il fallait protéger d'injustes rancunes.
Ils arrivaient près des prairies du bord de l'eau. Elle se retourna brusquement vers son fils.
– Je t'ai déjà dit qu'on ne devait jamais accabler l'innocence. Je te le répète. Moi, tu peux me haïr si tu veux. Pas elle. Elle n'a pas demandé à vivre. Mais là encore tu aurais tort de me juger !,.. Quand on ignore ce qui s'est passé, il est mauvais de laisser le fiel couler de son cœur et, de plus, c'est stupide.
Elle regardait Cantor avec fixité et celui-ci voyait peu à peu les yeux de sa mère devenir glauques dans la tempête et y naître une lueur de haine qu'il croyait dirigée contre lui et qui l'effrayait.
– Tu es un enfant, reprit-elle... Mais bientôt tu seras un homme. Un homme, répéta-t-elle d'un ton rêveur. Tu feras la guerre, mon fils, tu combattras, férocement, jusqu'au bout... et c'est bien. Un homme ne doit pas avoir peur de tuer. Et tu pénétreras dans les villes avec les droits du vainqueur et tu célébreras ta victoire et tu t'enivreras et tu prendras des femmes... Et tes victimes, est-ce que tu te préoccuperas d'elles ensuite ? Non ! c'est la guerre, n'est-ce pas ? Est-ce que tu te préoccuperas de savoir si elles sont mortes de honte, si elles se sont jetées dans un puits ? Non ! car c'est la guerre ! Et après tout il n'y a pas de quoi faire tant d'histoires, c est moi qui te le dis...
« Quand l'enseigne chevauche, la femme perd l'honneur... » C'était la vieille Rébecca qui répétait souvent cette phrase. Réponds-moi. À ton avis, que doit faire une femme qui porte en son sein un enfant de la guerre ? Que crois-tu qu'elle puisse faire. Le tuer ou se tuer ? Il arrive qu'if y ait des femmes qui mettent cet enfant au monde, qui l'élèvent et qui l'aiment et qui veulent lui assurer une vie heureuse, parce que c'est un enfant. Comprends-tu ? Comprends-tu ? Elle répéta encore une fois : « Comprends-tu ? » en le fixant au visage. Puis son regard revint vers la vallée, douce et murmurante, devant eux.
« Tant pis, songeait-elle, s'il ne comprend pas, s'il est dur comme la pierre ! Tant pis pour lui ! Qu'il s'en aille, qu'il devienne un homme sans cœur, une brute, un reître... qu'il s'en aille. J'aurai fait ce que je pouvais. » Elle attendit et osa le regarder de nouveau. Elle vit que les lèvres de son fils tremblaient.
– Si c'est cela, dit-il d'une voix enrouée, si c'est vraiment cela, oh ! Alors, mère, pardonne-moi, par donne-moi ! Je ne savais pas...
Il tomba à genoux devant elle le visage caché dans ses mains et il éclata en sanglots bruyants. Elle ne s'attendait pas à ce geste et elle le serra éperdument dans ses bras. Et elle lui caressait les cheveux en répétant machinalement :
– Calme-toi ! Ce n'est rien !... Calme-toi, mon petit.
Comme lorsqu'il était enfant. Et elle se rappelait combien ses cheveux étaient légers et doux alors que maintenant ils étaient si drus, si touffus et si rudes.
– Calme-toi, répéta-t-elle. Je t'en prie, le passé ne doit plus avoir le droit de nous faire souffrir. Nous sommes saufs, Cantor. Nous sommes ensemble, nous tous qui étions nés les uns pour les autres et que le sort avait séparés. Pour moi, c'est la seule chose qui compte !... Ne pleure plus.
Peu à peu, il s'apaisa. Par sa voix tranquille, sa main douce et ferme, elle écartait de lui le drame, les remords, elle lui répétait que le don de vie était le seul qui importait, que, pour elle, être parmi les siens était le paradis, et que la seule joie d'avoir retrouvé son Cantor, qu'elle avait cru mort et qu'elle avait tant pleuré, compensait largement pour elle les quelques épines a supporter de son ombrageux caractère. Il sourit alors timidement, sans oser encore relever la tête. Et elle le serrait sur son cœur, pénétrée de ce sentiment qu'il était son fils, né de sa chair, et qu'elle pouvait pour lui beaucoup et longtemps encore, par le mystère de la parenté qui les liait et que rien d'autre ne pouvait remplacer. Il s'écarta d'elle, mais, avant de se relever, il la regarda, soudain grave, d'une gravité qui le changeait, lui donnait plusieurs années de plus.
– Pardonne-moi, répéta-t-il.
Et elle eut l'intuition que c'était l'homme en lui qui lui demandait pardon au nom de tous les autres hommes. Elle prit ce jeune visage entre ses mains.
– Oui, je te pardonne, dit-elle tout bas, je te par donne.
Puis, comme il se relevait, elle se mit à rire.
– N'est-ce pas ridicule ? Tu me dépasses d'une demi-tête.
Comme ils restaient là, encore bouleversés et cherchant à retrouver leur calme, Angélique crut entendre la forêt prolonger indéfiniment l'écho des sanglots de Cantor. C'était un phénomène incompréhensible. Elle se crut d'abord la victime de son émotion. Mais peu à peu elle dut reconnaître une réalité certaine bien que surprenante. Car les sanglots se rapprochaient au lieu de s'éloigner et de s'éteindre. Et bientôt il s'y mêla des voix geignardes qui se lamentaient.
– Entends-tu, toi aussi ? demanda-t-elle en regardant son fils qui avait dressé la tête.
Il eut un signe affirmatif, et, avec une prudence instinctive, il l'entraîna aussitôt à l'abri d'un bouquet d'arbres. Des voix, des pleurs en ces lieux déserts !...
– Chut, fit Cantor.
Les voix se rapprochaient et l'on perçut nettement les pas de plusieurs personnes qui marchaient dans les herbes.
Un Indien apparut au tournant de la rivière, suivant la rive. Il était grand, le teint couleur d'argile, défiguré par les peintures de guerre rouges et blanches, son chignon huileux, tourmenté de fourrures, de plumes et de poils de porc-épic. Il portait entre les bras un mousquet. Sa couverture sur ses épaules paraissait alourdie par l'humidité. Il avait plu le matin. Cet Indien venait de loin. Il avait dû marcher sans s'arrêter, même pendant l'averse. Il allait d'un pas lent, quoique régulier, la tête penchée et l'air fatigué. Il suivait la rivière. Déjà il parvenait à la hauteur du bouquet d'arbres derrière lequel se dissimulaient Angélique et son fils, et ceux-ci, connaissant le flair subtil des Indiens, craignaient qu'il ne tombât en arrêt. Mais d'autres personnages surgissaient à leur tour à l'orée de la clairière. Un Indien encore, puis une femme blanche, les vêtements en lambeaux, les cheveux dénoués, le visage maculé de boue et qui s'appuyait sur l'Indien.
Une autre femme suivait. Elle tenait dans ses bras un enfant d'environ deux ans. C'était lui dont on entendait les pleurs. Sa mère, à bout de forces, s'avançait comme une somnambule. Vinrent ensuite deux Indiens qui portaient l'un un garçonnet de cinq à six ans, l'autre une fillette un peu plus âgée, endormie, à moins qu'elle ne fût à demi morte. Puis un Blanc qui en traînait un autre, tous deux en loques, la chemise déchirée, le visage et les bras zébrés d'égratignures, puis un enfant de douze ans à l'air ahuri, chargé comme un âne d'un assemblage hétéroclite de ballots et d'objets divers et jusqu'à une cruche d'étain couronnant le tout.
Enfin, en queue de groupe et paraissant pousser devant lui ce troupeau, un Indien solennel, balançant d'une main sa hache, de l'autre son tomahawk.
Le curieux cortège défila devant Angélique et Cantor sans prendre garde à leur présence. Les Indiens eux-mêmes paraissaient las.
Tout à coup, la jeune femme qui portait l'enfant tomba à genoux. L'Indien au mousquet revint sur ses pas et lui assena un bon coup de crosse entre les omoplates. L'enfant se mit à hurler d'une façon suraiguë. L'Indien, soudain furieux, attrapa le petit par la jambe et, après l'avoir balancé à bout de bras, le jeta dans la rivière. Angélique eut un cri.
– Cantor, vite !
Le jeune homme bondit, traversa la prairie en deux enjambées et plongea sous les yeux abasourdis de la bande. Angélique s'avançait à découvert. Elle avait la main sur son pistolet. Elle n'ignorait pas qu'avec les Indiens Abénakis ou Iroquois Te moindre incident peut tourner facilement au carnage. Mais tout aussi peut s'arranger le mieux du monde. Question de hasard et de diplomatie.
– Je te salue, dit-elle en s'adressant au chef. N'es-tu pas le grand sachem Scacho, des Etchemins ?
À la disposition de son collier de dents d'ours et des aiguilles de porc-épic vermillon plantées dans sa chevelure, elle avait identifié à quelle tribu il appartenait. Il répondit :
– Non ! Mais je suis son parent, Quandequiba.
« Dieu soit loué », pensa Angélique. Cependant, Cantor sortait de l'eau, ruisselant, tenant d'enfant qui suffoquait, crachait, mais n'avait pas eu le temps de perdre connaissance. La terreur remplissait les yeux bleus du petit et le rendait muet. Sa mère le saisit sauvagement et l'étreignit. Tous deux claquaient des dents, tremblaient avec tant de violence qu'ils n'aurait pu se tenir debout, mais restaient silencieux, sous l'effet d'une peur animale.
– Ce sont des Anglais, dit Cantor. Ce parti d'Abénakis a dû les capturer dans le Sud.
Les Etchemins, devant l'intervention inattendue, s'étaient groupés précipitamment autour de leurs captifs. Soupçonneux, ils attendaient un mot de leur chef pour déterminer si cette rencontre devait être mal interprétée. Le fait que la femme blanche qui venait de surgir des bois employait leur langue les disposait favorablement.
– Tu sais donc parler notre langue, toi, femme ? interrogea le chef, comme doutant de ses oreilles.
– Je m'y essaye ! Une femme ne peut-elle parler le langage des Vrais Hommes ?...
C'était le titre que la race Abénakis se donnait volontiers. Les Enfants de l'Aurore, mais aussi les Vrais Hommes. Les seuls par excellence. Les autres, tous les autres, y compris Algonquins et Iroquois, n'étant que chiens bâtards. Le chef parut apprécier qu'elle distinguât cette nuance et qu'elle fût également consciente de l'honneur d'employer un tel langage. Sa colère semblait écartée.
Dans le silence peuplé de froissements de feuilles et de chants d'oiseaux les deux groupes se regardèrent et se jaugèrent.
À ce moment, un des Anglais, celui qui était blessé et que son camarade avait déposé à terre, toucha le bord de la jupe d'Angélique.
– Vous ? Français ?
– Yes, répondit Cantor. We are French.
Aussitôt, tous les malheureux se rapprochèrent et se jetèrent aux pieds d'Angélique et de Cantor, les entourant et les suppliant :
– Pray, purchase us ! Pray, do purchase us !7... Ils s'accrochaient à eux de leurs mains glacées.
Ils étaient blêmes, le visage strié d'ecchymoses par la flagellation des branches dans la forêt. Les hommes portaient des barbes de plusieurs jours.
Les Indiens les regardaient avec mépris.
Dominant les lamentations et les supplications, Angélique essaya de persuader le chef de se rendre avec eux jusqu'au fort, où de vaillants guerriers comme eux trouveraient repos, tabac et sagamite. Mais les Indiens secouèrent la tête négativement. Ils avaient hâte, disaient-ils, de parvenir à la rivière Saint-François et de gagner par là le village qu'ils avaient sur les bords du Saint-Laurent. Plus tard, ils emmèneraient leurs prisonniers à Montréal pour les vendre un bon prix. Et tout d'abord les Blancs de ce fort Wapassou n'étaient-ils pas amis des Anglais ? La Robe Noire l'avait dit !
Ils devinrent menaçants. Angélique prit la précaution de s'appuyer au tronc d'un arbre et elle vit que Cantor en faisait autant. Un coup de tomahawk par-derrière est vite arrivé ! Tout en se reculant avec toujours la grappe des malheureux captifs accrochés à elle, Angélique continuait de discourir assistée de Cantor, moitié en français, moitié en abénakis. Elle leur parla de Piksarett, de Mopountook et du vieux Massawa avec lequel l'Homme du Tonnerre avait fait alliance.
De nouveau ils parurent tentés, curieux.
– Est-ce vrai que l'Homme du Tonnerre fait sauter la montagne ? demandèrent-ils. Est-ce vrai que les Iroquois se sont enfuis devant lui ?
Angélique disait :
– Oui, l'Homme du Tonnerre faisait sauter la montagne. Non, les Iroquois ne s'étaient pas enfuis. Simplement, les Iroquois avaient fait alliance avec l'Homme du Tonnerre, car celui-ci avait payé le prix du sang au delà de tout ce qu'on n'avait jamais vu.
– Est-ce vrai, demandaient les Abénakis, qu'il y avait dans les présents aux Iroquois des perles rouges comme le sang, jaunes comme l'or et translucides comme la sève qui coule de l'arbre, des perles inconnues des autres traitants ?
– Oui, c'était vrai, qu'ils viennent donc jusqu'au fort. Ils les verraient de leurs propres yeux.
La pluie se mit à tomber doucement sur les feuilles.
Un cri grêle s'éleva, une sorte de miaulement de chat... Les Indiens éclatèrent de rire devant les mines stupéfaites d'Angélique et de Cantor. Content de les étonner à leur tour, l'un d'eux sortit d'une espèce de sac qu'il avait en bandoulière un petit être rouge et nu qu'il présentait par les pieds et qui se mit à s'égosiller avec toute l'énergie d'un nouveau-né mécontent. Une des femmes alors, en pleurant, parla. Elle s'adressait à Cantor car elle avait constaté qu'il comprenait bien l'anglais.
– Elle dit que c'est son enfant. Qu'il est né il y a six jours, dans la forêt...
– Seigneur ! murmura Angélique. Il faut absolument décider les Indiens à venir jusqu'au fort afin de donner quelques Soins à ces pauvres gens.
Enfin, multipliant les promesses de perles, de tabac, de munitions pour le mousquet, de couvertures splendides, ils réussirent à convaincre les Indiens. Durant le trajet, tandis que Cantor soutenait l'homme blessé, celui qui était valide racontait son odyssée.
Ils étaient tous habitants d'un petit hameau de l'intérieur, des « habitants des frontières », comme les désignaient ceux du rivage. Biddeford, près du lac Sébago. Le fort gardait à l'intérieur de ses palissades une trentaine de familles. Mais certains fermiers plus indépendants, comme les William, s'étaient installés au-dehors. Lui-même, Daugherty et son fils, le jeune Samuel, étaient « engagés » dans cette famille. En arrivant un matin avec son fils pour prendre son travail, à peine la porte de la maison s'ouvrait-elle qu'on avait vu surgir des fourrés un groupe d'Abénakis qui devaient s'y être cachés la nuit et qui attendaient une occasion de ce genre pour pénétrer dans l'habitation.
En un tournemain, les sauvages se saisirent de tous ceux qui se trouvaient là, arrachant les enfants de leurs lits, ce qui expliquait pourquoi ces pauvres petits étaient pieds nus et vêtus d'une seule chemise, ainsi que Mistress William elle-même qui venait juste de se lever. Ils raflèrent tout ce qu'ils purent trouver de vêtements, d'ustensiles, de provisions, et entraînèrent tout le monde en courant jusqu'à la lisière de la forêt.
Puis ils s'enfoncèrent dans les bois avec leurs captures. Le raid s'était accompli si promptement et dans un tel silence que du fort ou du village on n'avait rien pu entendre. Ni rien voir, car ce matin-là la brume était si épaisse qu'on ne se distinguait pas à dix pas. Alors avait commencé pour les malheureux une marche torturante. Les Indiens, soucieux de s'éloigner au plus vite des lieux de leurs exploits, les pressaient et les harcelaient. Le fermier, qui n'avait qu'une chaussure au pied – il était en train d'enfiler ses bas lorsque les sauvages l'avaient empoigné – donna ces bas à sa femme qui était pieds nus. Ce que voyant un des sauvages, comprenant que la captive, enceinte et presque à terme, ne pourrait soutenir la marche sur une paire de bas, lui passa une paire de chaussons en peau d'orignal. William se blessa à son pied nu en s'y enfonçant une épine. Le lendemain, ils étaient parvenus sur les rives de la rivière Androscoggin. Les sauvages avaient fabriqué deux radeaux pour la traverser. Ensuite, comme on s'éloignait des établissements anglais, les Indiens avaient consenti à ralentir un peu l'allure. Le pied de William enflait. Il fallait le soutenir. Puis Mistress William avait été prise des douleurs de l'enfantement...
La voix du pauvre « engagé », qui se nommait Phileas Daugherty, ne cessait de s'élever et de s'abaisser dans ses lamentations comme une litanie ininterrompue ; tant de confidences de leurs misères à une oreille enfin complaisante lui apportaient du soulagement, et la pluie redoublait, rendant plus pénible leur marche dans la glaise mouillée. Lorsqu'ils arrivèrent en vue du fort Wapassou et longèrent les lacs, la bourrasque s'éleva et les bouleaux tordant leurs cimes les aspergèrent au passage.
Enfin Angélique et ses convives indiens s'engouffrèrent dans la salle bien chauffée et tandis que Joffrey de Peyrac, tout de suite au fait de la situation, recevait avec déférence les Indiens, Angélique put se dévouer aux prisonniers de ceux-ci. On coucha Mistress William dans le lit, bien bassiné, de Mme Jonas. Lavée, pansée, réchauffée, la pauvre femme retrouva des couleurs sur son visage d'un blanc de craie. L'autre femme, celle dont l'enfant de deux ans avait été jeté à la rivière, était restée sur le banc à grelotter. Lorsque Angélique voulut l'emmener dans une chambre pour la débarrasser de ses vêtements trempés le sachem Quandequiba s'y opposa. Selon la coutume des Abénakis, celui qui le premier mettait la main sur un prisonnier en était considéré comme le maître et le propriétaire, et il devait désormais être obéi sous peine des plus durs traitements. La jeune femme et son fils appartenaient à Quandequiba qui ne semblait pas disposé à être un maître particulièrement tendre.
– Ce Quandequiba est mauvais comme la teigne, confia Angélique à Nicolas Perrot, qu'elle prit en aparté. Essayez donc de le convaincre, vous, Canadien, de me laisser soigner cette malheureuse.
Elle était indignée de l'indifférence que manifestait Perrot pour le sort de ces gens, surtout des femmes. Bien qu'il fût fort brave homme il était avant tout Canadien, et pour lui l'Anglais hérétique n'appartenait pas à une espèce qu'il soit nécessaire de ménager. Mais, voyant une déception mêlée d'horreur dans les yeux d'Angélique, il essaya de se disculper.
– N'allez pas croire, madame, que ces femmes sont tellement à plaindre. Certes, les Indiens les traiteront peut-être comme des servantes corvéables mais ne craignez pas pour leur honneur. Les Indiens ne violent jamais leurs prisonnières8 comme cela se fait en Europe. Ils estiment qu'une femme contrainte attire le malheur sur un wigwam. Et, de plus, je crois que les femmes blanches leur inspirent une certaine répugnance. Si ces Anglaises et leurs enfants se montrent dociles, elles ne seront pas malheureuses.
Et si elles ont la grâce d'être rachetées par une honorable famille montréalaise elles seront en outre baptisées et ainsi leurs âmes seront sauvées. Ces Anglais ont de la chance d'être tirés de l'hérésie.
Il lui rappela aussi que les Canadiens avaient eu beaucoup à souffrir des Iroquois qui, eux aussi, enlevaient des Blancs, mais c'était pour les torturer affreusement, ce que ne faisaient pas les Abénakis, alliés des Français.
Après cette petite mise au point, il alla trouver Quandequiba et le convainquit de laisser reposer et nourrir sa prisonnière, car si celle-ci mourait en chemin quel bénéfice tirerait-il de son expédition, à part quelques hardes et casseroles qu'il aurait traînées sur plusieurs centaines de miles ? Plongé dans l'euphorie d'un tabac de Virginie, Quandequiba voulut bien laisser faire.
La jeune femme était une sœur de Mistress William. Elle habitait le poste de Biddeford, mais son mari, étant parti faire un voyage de quelques jours à Portland, elle en avait profité pour rendre visite à sa sœur avec son petit garçon. Que dirait le pauvre James Darwin, son époux, en retrouvant son foyer vide ? Elle pleurait intarissablement. Angélique, aidée d'Elvire, lui fit prendre un bain de vapeur, lui donna du linge et des vêtements secs, lui coiffa les cheveux et elle finit par sourire faiblement, surtout lorsqu'elle vit son petit bonhomme, rassasié et réchauffé, s'endormir sur son sein.
Elle tremblait pour lui. L'enfant, tout au long du voyage, n'avait cessé de pleurer bruyamment et ses gémissements exaspéraient les Indiens qui par deux fois avaient failli le tuer pour s'en débarrasser. Aujourd'hui, sans l'intervention de Cantor, c'eût été chose faite. Elle baisait la main d'Angélique et continuait à la supplier de les racheter. Enfin, elle s'endormit allongée aux côtés de sa sœur. Mme Jonas vint demander les conseils d'Angélique pour le pied du fermier William, qui trempait dans une bassine d'eau additionnée de benjoin et de consoude. Angélique vit tout de suite que seul le bistouri éviterait la gangrène à la jambe enflée et distendue. Les Indiens la regardèrent avec admiration manier sans hésitation le petit couteau étincelant que M. Jonas lui avait forgé pour ses opérations délicates. Les sauvages étaient contents de l'accueil qu'on leur faisait. Le maître de William remercia Angélique de lui rendre un captif en état de marche.
Par intermittence, le miaulement du nouveau-né sortait de la carnassière d'un des Indiens où celui-ci le conservait comme un levreau écorché en réserve pour son dîner. Il fallut encore à Angélique beaucoup de diplomatie pour obtenir la petite créature. Enfin elle l'emporta dans ses deux mains. Elle fit sa toilette sur le lit de sa mère.
– Dieu soit loué, c'est une fille ! Elle survivra... les filles sont plus résistantes que les garçons...
Elle protégea d'huile de tournesol la peau fragile, langea le bébé et le mit au sein de sa mère qui heureusement avait un peu de lait. La pauvre femme racontait les affres qu'elle avait traversées, la marche insensée dans la forêt, le froid, la faim, la peur, les pieds meurtris. Mme Jonas, qui savait l'anglais comme toute bonne commerçante de La Rochelle, traduisait. L'Anglaise racontait que lorsqu'elle avait été prise des douleurs de l'enfantement, elle croyait sa dernière heure venue. Les Indiens, en l'occurrence, s'étaient montrés humains. Ils avaient bâti une cabane afin qu'elle s'y abritât et l'avait laissée aux soins de son mari et de sa sœur, emmenant les autres enfants à l'écart. Après la naissance, qui s'était passée sans trop de peine, ils avaient paru réjouis de l'événement et l'avaient même célébré en dansant et en poussant des hurlements épouvantables. Ils avaient consenti à demeurer un jour sur place pour laisser à la malade le temps de se reposer et avaient, durant cette journée, confectionné une litière avec des branchages. Pendant deux jours c'est ainsi qu'elle avait été transportée par son mari et « l'engagé » blanc. Mais ensuite ceux-ci, épuisés, et surtout William dont le pied s'infectait, ne purent plus soutenir leur effort. Les Indiens répugnaient à transporter la litière. C'était au-dessous de leur dignité. Comme ils discutaient d'abandonner la femme et l'enfant
dans la forêt, après les avoir tués d'un coup de hache, Mistress William dans sa torpeur avait trouvé la force de marcher et c'est ainsi que leur calvaire avait continué. Elles se croyaient en Paradis, mais demain leur martyre reprendrait. Angélique s'indignait à la pensée d'abandonner ces femmes blanches aux mains des sauvages. Elle s'entretint avec son mari de la possibilité de les arracher à leur triste sort. Le comte de Peyrac avait déjà proposé de racheter tous les captifs, mais les Abénakis se montraient intraitables. Ils acceptaient les présents pour avoir consenti à s'arrêter dans le fort et quand on y eut ajouté plusieurs rasades de perles, six couteaux, une couverture pour chacun, ils acceptèrent de rester encore un jour afin de permettre à l'état des prisonniers de s'améliorer.
Mais ils tenaient trop à leur entrée glorieuse dans leur village poussant devant eux les prisonniers « matachiés » de couleurs vives, au milieu des cris d'enthousiasme, pour revenir les mains vides d'une si périlleuse expédition. Ils avaient aussi à Montréal des amis canadiens qui les féliciteraient fort de contribuer à sauver des âmes pour le paradis des Français. Et qui les paieraient un bon prix. Les Français étaient fort généreux quand il s'agissait de gagner des âmes à leur foi. Sans doute, parce qu'ils étaient si peu nombreux, ils avaient besoin de toutes les forces invisibles avec eux. Et dans ce domaine, la cohorte était belle : les saints, les anges, les âmes de leurs morts, les âmes converties... Voilà pourquoi les Français de Canada finiraient par triompher des Iroquois et des Anglais, malgré leur petit nombre. Quandequiba ne pouvait pas trahir les Français en les privant de ces âmes sur lesquelles ils comptaient tant. Peyrac pouvait-il se porter garant qu'il ferait baptiser les « Yenngli » par la « Robe Noire » ? Non, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi ces vaines discussions ? Angélique, quand la nuit vint, commençait à éprouver de la compréhension, sinon de l'indulgence, à l'égard des conquérants espagnols qui avaient brûlé vive une bonne partie de la race rouge sur d'énormes bûchers. Ils avaient dû avoir, à certains moments, des excuses. Angélique aurait volontiers pris les armes, mais, malgré le déplaisir qu'ils avaient tous de laisser des Blancs aux mains des sauvages, Peyrac ne pouvait envisager de risquer une guerre avec la Nouvelle-France et les nations Abénakis pour une poignée de laboureurs anglais. Angélique finit, la mort dans l'âme, par se rendre à leurs raisons. Elle avait encore beaucoup de choses à apprendre sur l'Amérique.
Elle passa la matinée du lendemain au chevet de la fillette anglaise. Même avec des soins attentifs, il n'était pas certain qu'elle pût être sauvée. La mère ne se faisait pas d'illusions sur l'état de sa fille aînée qui s'appelait Rosé Ann. Elle suivait les allées et venues d'Angélique d'un regard pathétique.
Elle dut comprendre l'entretien qu'Angélique eut avec Mme Jonas. Les deux femmes discutaient de l'intransigeance des sauvages à ne pas vouloir céder leurs prisonniers et, pensant au froid humide des nuits dans la forêt qu'affronterait la petite malade lorsqu'il faudrait repartir, des larmes coulèrent sur le visage de la fermière puritaine.
– My daughter will die9, murmura-t-elle.
Dans l'après-midi, Angélique aperçut l'Indien qui était le propriétaire de la petite Rosé Ann assis sur la pierre de l'âtre et fumant sa pipe. Elle vint s'asseoir en face de lui.
– As-tu jamais vu sauter la montagne ? lui demanda-t-elle. As-tu jamais vu la chenille verte descendre du ciel et les étoiles tomber en pluie ?
L'homme parut intéressé. C'est-à-dire que les prunelles virèrent un peu dans la fente à demi close de ses paupières. Angélique avait appris à interpréter ces signes et ne se laissa pas décourager par son visage de bois.
– Les Iroquois, eux, l'ont vu. Et ils sont tombés la face contre terre.
Le sauvage, qui se nommait Squanto, retira le tuyau de sa pipe de ses lèvres et se pencha en avant.
– Si tu le vois, toi aussi, continua Angélique, et que tu puisses le raconter aux tiens, tu n'auras pas besoin de captive pour qu'on te félicite et qu'on s'intéresse à toi. Bien au contraire, crois-moi ! Un tel spectacle, pour toi seul, vaut bien que tu consentes à nous vendre ta captive. Aussi bien, tu n'ignores pas qu'elle va mourir. Alors ?
Ces paroles tentatrices et perfides provoquèrent entre Squanto et les siens une discussion qui faillit dégénérer en pugilat. Les autres étaient jaloux que Squanto assistât à ce spectacle magique. Ils n'en voulaient pas pour autant lâcher leurs prises personnelles. C'était un cas de conscience. Joffrey de Peyrac les départagea en leur disant que si Squanto seul pouvait voir, eux, malgré tout, pourraient entendre et porter témoignage de ce qu'ils avaient entendu. Squanto leur ferait le récit de ce qu'il avait vu. Et ce ne serait pas mauvais non plus pour les Canadiens de savoir ce qui se passait à Wapassou.
Au crépuscule, on entraîna Squanto derrière la montagne. Il put voir la falaise s'ouvrir, se fendre et cracher ses entrailles dans un bruit terrifiant. Et quand la nuit fut venue, trois ou quatre pétards, qui voulurent bien partir malgré l'humidité, achevèrent de l'éblouir. Il revint parmi ses frères avec sur son visage l'expression de Moïse descendant du Sinaï.
– Oui, j'ai vu les étoiles tomber du ciel !
Le lendemain, à l'aube, Mistress William embrassa son enfant inconsciente, mais sauvée, qu'elle ne reverrait sans doute jamais.
Elle laissa à Angélique des indications sur l'établissement du Brunswick Falls, sur la rivière Androscoggin, où habitaient les grands-parents de l'enfant. Peut-être pourrait-on un jour l'y conduire. Serrant sur son sein sa fille nouveau-née, elle suivit courageusement ses farouches gardiens.
Angélique regarda le petit groupe s'éloigner sous la pluie qui tombait doucement. Brumes et brouillards rôdaient à la surface des lacs. La cime des arbres s'estompait dans les nuées aqueuses et lourdes. Les Indiens et leurs captifs longèrent le lac, les enfants portés par leurs maîtres ; Samuel Daugherty, le garçon de douze ans, toujours chargé comme un âne, « l'engagé » soutenant William qui boitait.
Les femmes plus chaudement vêtues, mieux chaussées, portaient leur bébé. Angélique avait drogué Cornélius, Tentant braillard, afin qu'il se tînt tranquille, et avait confié un flacon de la potion à sa mère. Les deux captives redressaient la tête et marchaient vaillamment afin de suivre le pas souple et rapide des Indiens et de ne pas s'attirer leur mécontentement. On vit le petit groupe s'enfoncer, disparaître à travers la forêt verdâtre, comme au sein d'un élément trouble, spongieux, liquide...