Chapitre 17

Angélique revenant du lac rentra dans la grande salle du poste. Elle examina derechef les feuillages dont elle venait de faire cueillette et qui lui avaient coûté des égratignures aux doigts, sans compter la morsure du froid. C'était bien de la busserole, qu'on appelle communément raisin d'ours, une petite plante en buisson, à feuilles persistantes. Si le fruit, l'arbouse, est précieux, la feuille, elle aussi, possède les mêmes propriétés bienfaisantes et diurétiques. Avec cela Angélique espérait venir à bout de la gravelle de Sam Holton. C'était bien sa chance, au pauvre Sam Holton, pudibond et timide, d'être en proie à cette douloureuse affection. Les brunes hétaïres du wigwam des castors n'y étaient pour rien, car il était de mœurs sages et on ne l'avait jamais vu se rendre de l'autre côté de la montagne. Mais il confondait sa maladie avec celles que l'on doit aux flèches de Vénus et Angélique, inquiète, l'avait vu dépérir, souffrant visiblement, mais sans qu'elle pût lui faire dire d'où et de quoi... Il avait fallu que le comte s'en mêlât. Sommé d'avouer, l'Anglais puritain s'était confessé, mais sous le sceau du secret. Il se croyait puni de quelque faute de jeunesse. Angélique devait s'arranger pour le soigner sans qu'il sût qu'elle savait. Heureusement elle avait pensé à ces buissons de busserole qu'elle croyait avoir remarqués sur le sentier du lac. Elle en avait déjà ramené hier et aujourd'hui était repartie en faire une ample cueillette. Elle prit sa petite marmite, y versa de l'eau et l'accrocha à la crémaillère. À cette heure de l'après-midi elle se trouvait seule dans la salle du poste, dont la porte restait ouverte car il faisait dehors un franc soleil.

Le comte de Peyrac et cinq ou six hommes étaient partis jusqu'à l'extrémité des trois lacs, près des chutes d'eau, pour examiner les dégâts que la pression des glaces avait fait subir au moulin chilien. Ils ne pourraient être de retour avant le soir. Les autres travaillaient à la mine ou prenaient des mesures dans les falaises. Angélique, ses amies et les enfants s'étaient tout d'abord rendus en groupe jusqu'au bord du lac pour y récolter des feuilles de raisin d'ours car Angélique voulait en faire une décoction très concentrée, susceptible de dissoudre les pierres inopportunes qui torturaient le pauvre Anglais, Sam Holton.

Lorsque le panier avait été plein, les petits avaient réclamé de pousser plus loin, jusqu'à une petite côte où ils feraient des glissades sur la neige durcie en s'asseyant sur des peaux racornies qui leur servaient de traîneaux.

Mme Jonas et Elvire les accompagnèrent et Angélique rentra car il lui fallait mettre sa tisane en route.

Elle jeta les feuilles épluchées dans l'eau bouillante. Puis coupa de la racine de chiendent, la fit ramollir dans un autre récipient, jeta la première eau, la remit à cuire, et finalement pila les fibres dans son petit mortier de fonte.

En se redressant elle se heurta littéralement au lieutenant de Pont-Briand qui se trouvait juste derrière elle. Il était venu sans qu'elle l'entendît.

– Oh ! vous ! s'exclama-t-elle. Vous êtes pire qu'un Indien ! Pire que le Sagamore Mopountook ou que le vieux chef du wigwam des castors, sur le pied duquel je marche chaque fois qu'il se présente. Je ne m'habituerai jamais à ces façons qu'on a dans ce pays de s'approcher des gens sans le moindre bruit.

– Les Indiens me reconnaissent cette qualité, assez rare chez les Blancs, de me déplacer comme eux.

– Vous trompez votre monde, dit Angélique en lui jetant un regard sans aménité.

– Il ne faut pas se fier aux apparences...

Pont-Briand n'avait pas fait exprès de la surprendre.

Sa démarche silencieuse était chez lui une seconde nature. Et, en effet, elle semblait inattendue chez un tel colosse, aux gestes gauches. En revanche, il avait fort bien calculé qu'elle devait être seule dans la grande salle et que c'était le moment ou jamais de l'aborder. Du seuil il l'avait contemplée, tandis qu'enveloppée de vapeurs médicinales elle maniait ses herbes et ses pots avec une expression concentrée qui rendait sévères ses lèvres longues et douces.

C'était là un nouveau visage d'elle et, à la lueur du foyer, parmi cet arsenal de récipients et de sombres liquides brûlants, elle n'était pas sans lui inspirer un peu d'anxiété. Pont-Briand s'était approché, le cœur battant la chamade.

– Désirez-vous quelque chose ? demanda Angélique en rangeant les ustensiles.

– Oui, vous le savez bien...

– Expliquez-vous...

– Vous ne pouvez ignorer, madame, que vous m'avez inspiré une passion qui me dévore. (Il haletait dans son émoi.) C'est pour vous que je suis venu...

Et il essaya de lui expliquer ses aspirations. Comment, pour la première fois, une femme lui était apparue comme un objet digne d'amour... Oui, d'amour... Purifié de la grossièreté... Il se répétait le mot surprenant : l'amour, et il avait envie de pleurer.

– Vous êtes sot, fit-elle avec indulgence. Si ! Si ! vous l'êtes ! Croyez-moi et puis qu'importe après tout, reprit-elle avec impatience. Avez-vous songé, monsieur, que je n'ai pas été créée et mise au monde pour contenter vos nostalgies militaires lorsque par hasard il vous prend envie de devenir sentimental. J'ai un époux, des enfants, et vous devez comprendre que dans ma vie vous ne pouvez avoir d'autre place que celle d'un hôte qu'on accueille avec sympathie. Sympathie que vous perdrez si vous continuez à vous égarer.

Elle lui tourna le dos pour lui signifier qu'il ne devait pas insister et qu'elle considérait l'incident clos.

Elle n'aimait pas ce genre d'homme, assez courant parmi les officiers, le colosse aux pieds d'argile. Ils n'ont de qualités que dans le domaine strictement viril de la guerre, mais près des femmes leur maladresse n'a d'égale que leur fatuité. Convaincus d'être irrésistibles, ils considèrent comme leur appartenant de droit toute femme qui a eu l'heur de leur plaire et ne comprennent pas qu'elle leur soit cruelle.

Pont-Briand ne manquait pas à la règle. Il insista, et l'urgence du désir qui le tourmentait tandis qu'il était ainsi proche d'elle le rendait presque éloquent. Il lui dit qu'il avait besoin d'elle. Elle n'était pas comme les autres. Il n'avait pas cessé de rêver à elle, à sa beauté, à son rire, et c'était comme une lumière dans la nuit... Elle ne pouvait pas le repousser, c'était impossible... Demain, il mourrait peut-être... Mais avant de se faire griller par les Iroquois, au moins qu'elle lui accorde la joie de sa peau blanche. Il n'en avait pas goûté depuis si longtemps. Les sauvagesses n'ont pas d'âme. Elles puent... Ah ! retrouver une femme blanche...

– Et c'est moi que vous avez choisie pour ce rôle nécessaire, vous faire goûter un peu de peau blanche ? demanda Angélique ne pouvant se retenir de rire tant il lui paraissait maladroit et naïf... Je ne sais pas si je dois être flattée...

Pont-Briand s'empourpra sous la moquerie...

– Je n'ai pas voulu dire cela...

– Monsieur, vous m'ennuyez.

Pont-Briand parut un enfant puni. La douceur qu'il avait devinée en elle se transformait pour lui en pointes acérées. Il ne comprenait plus.

Renoncer, non, il ne pouvait pas. Il n'avait jamais su contrôler sa sensualité, et le besoin impérieux qu'il avait en cet instant de prendre cette femme dans ses bras et de la posséder l'aveugla. Par-dessus l'épaule d'Angélique il aperçut une porte entrouverte et un grand lit de bois.

La faim qui l'habitait, la fragilité de l'occasion lui firent perdre toute mesure.

– Écoutez, mon amour, nous sommes seuls. Venez avec moi dans cette chambre. Je serai rapide, je vous le promets. Mais après, vous verrez ! Vous comprendrez que nous devons nous aimer. Vous êtes la seule femme au monde qui m'ait jamais inspiré de tels sentiments. Il faut que vous m'apparteniez.

Angélique, qui était en train de prendre son manteau pour s'en aller et en finir, le regarda, suffoquée, comme s'il venait de perdre la raison.

Elle n'eut pas le temps de lui dire énergiquement ce qu'elle pensait de ses propos, car il la saisit à pleins bras et appliqua ses lèvres contre les siennes. Elle ne put se dégager aussitôt, car il était très fort et la passion l'exaspérait. Il s'imposait à sa bouche, l'obligeait à ouvrir les lèvres, et ce contact, en lui rappelant d'autres mufles humides qui l'avaient contrainte et souillée, lui donna envie de vomir et l'emplit d'une rage subite et meurtrière.

Elle put enfin se reculer d'un coup de reins. Alors, attrapant un tisonnier derrière elle contre la cheminée, elle le brandit et frappa le lieutenant à la tête de toute sa vigueur. Le crâne de Pont-Briand sonna dur. Il vit trente-six chandelles, tituba et soudain s'affaissa mollement dans une obscurité peuplée d'étoiles.

Quand il revint à lui, il était étendu sur un banc. Sa tête était douloureuse mais il fut tout de suite conscient de la douceur du coussin sur lequel elle reposait. C'étaient les genoux d'Angélique. Il leva les yeux et vit son visage penché vers lui avec une expression soucieuse. Elle tamponnait une plaie qu'il avait dans le cuir chevelu, et elle avait posé la tête du blessé sur ses genoux. Il sentit l'odeur de la chair d'Angélique qui venait jusqu'à lui à travers le lainage des vêtements. Il était tout près de son sein. Il avait envie de se tourner vers ce ventre tiède et moelleux et de s'y blottir comme un enfant, mais il se retint. Il avait fait assez de bêtises comme cela pour aujourd'hui. Il ferma les yeux et poussa un profond soupir.

– Alors, fit-elle, comment vous sentez-vous ?

– Plutôt mal. Vous avez une rude poigne.

– Vous n'êtes pas le premier ivrogne que je corrige...

– Je n'étais pas ivre.

– Si fait.

– Alors, c'est que votre capiteuse beauté m'a enivré...

– Ne recommencez pas à délirer, mon pauvre ami.

Angélique éprouvait un peu de remords de l'avoir traité si durement. Un soufflet aurait suffi... Mais sa réaction avait été impulsive.

– Quelle est donc cette folie qui vous a pris de vous enticher de moi ? dit-elle avec reproche. La prudence seule aurait dû vous retenir. N'avez-vous pas songé que mon mari pourrait prendre ombrage de votre attitude ?

– Votre mari ? On dit que ce n'est pas votre mari...

– Si. J'en fais serment sur la tête de mes deux fils.

– Alors, je le hais plus encore. Ce n'est pas juste qu'il ait seul le droit de vous aimer.

– Ces lois exclusives ont été instituées par notre Sainte Mère l'Église elle-même.

– Lois iniques et injustes.

– Parlez-en au Pape...

Boudeur, malheureux, Pont-Briand se sentait complètement dégrisé. Ma parole ! elle avait failli le tuer ! Mais en même temps, dans un mélange d'admiration pour elle et d'attendrissement sur lui-même, il recommençait à se dire que c'était un être vraiment exceptionnel, et il aurait voulu prolonger la querelle afin de rester plus longtemps contre son sein, à respirer le parfum de sa gorge et de ses bras.

Mais Angélique se leva. Elle l'aida à se redresser et à s'asseoir. Il vacillait et comprenait que tout était fini à jamais ; il se sentait las et pénétré de tristesse.

– Monsieur de Pont-Briand ?...

– Oui, mon bel amour.

Il leva les yeux vers elle. Elle le fixait avec une gravité maternelle.

– N'abusez-vous pas de la boisson ? Ne mâchez-vous pas de ces herbes indiennes qu'on dit stupéfiantes ?...

– Pourquoi me demandez-vous cela ?

– Parce que vous n'êtes pas dans votre état normal.

Il ricana.

– Comment être dans son état normal quand on a devant soi la plus belle créature du monde et qu'elle vient de vous flanquer un coup sur la tête ?...

– Non, c'était avant déjà... Dès que vous êtes arrivé.

Elle le considérait, perplexe. Pont-Briand était une de ces forces de la nature où se mêlent naïveté, orgueil et indulgence incommensurables pour leurs propres passions. Ces sortes d'hommes ont l'esprit faible, facilement hypnotisé par des idées qui les dépassent, ou de volontés supérieures à la leur. Hypnotisé ?... Un soupçon lui vint qu'elle ne pouvait définir.

– Que se passe-t-il ? insista-t-elle avec bienveillance. Dites-le-moi...

– Mais vous le savez, gémit-il, je suis amoureux de vous.

Elle secoua la tête.

– Non ! pas au point de commettre des folies aussi imbéciles. Qu'avez-vous donc alors ?...

Il ne répondit pas, il porta deux doigts à sa tempe d'un geste souffrant. Tout à coup, il eut envie de pleurer. Il commençait à comprendre ce qui lui était arrivé. Certes, il avait été tourmenté par l'amour depuis qu'il l'avait rencontrée, mais depuis quand était-ce devenu intolérable ? N'était-ce pas devenu intolérable depuis la visite du jésuite ? Comme si cette voix n'avait cessé de marteler en lui : « Va... Va... La femme sera pour toi. » Au fond de sa nuit, un regard bleu, brillant comme le saphir, ne le quittait pas. Il commençait à comprendre. Il avait été envoyé pour une œuvre dont il n'était que l'instrument. Abattre en l'avilissant la femme qu'il aimait et abattre Peyrac à travers elle. Maintenant, il avait échoué et se retrouvait dépouillé de tout. Un pauvre imbécile. De toute façon, il était condamné. Même s'il avait réussi. Surtout s'il avait réussi. On l'avait envoyé à la mort... Il comprit soudain dans un éclair qu'il n'avait plus beaucoup d'heures à vivre...

– Je vais partir, dit-il en se levant, hagard.

Il gagna en chancelant le retrait où il avait dormi, prit ses mitasses, sa vareuse, son bonnet de fourrure, se vêtit et revint portant son havresac.

– Laissez-moi y mettre des provisions, dit Angélique, troublée à l'idée qu'il allait se retrouver pour de longs jours, seul avec son Huron, dans cette nature hostile et glacée.

Pont-Briand la regarda faire, indifférent, et l'esprit habité d'amères réflexions. L'échec était partout, devant lui, derrière lui. À la lueur crue de cette soudaine lucidité, des incidents lui revenaient en mémoire et il s'apercevait qu'il n'avait jamais vraiment plu aux femmes comme il se l'était autrefois imaginé. Arrivé sur le seuil il voulut se venger de toutes ces femmes en une seule, et blesser celle-là qui lui avait infligé toutes les blessures. Il se retourna.

– Votre mari ? interrogea-t-il. Vous l'aimez ?

– Oui, certes, murmura-t-elle surprise.

Il poussa un éclat de rire sardonique.

– Alors, tant pis pour vous. Car cela ne l'empêche pas d'aller débaucher les sauvagesses. Il y en a deux là-bas dans la forêt qu'il a fait venir afin de se distraire, quand il a assez de vos embrassements. Sotte que Vous êtes de ne pas prendre votre plaisir avec celui qui passe, et de vous garder pour ce libertin qui vous bafoue. Vous n'en savez rien, mais tout le Canada est au courant... Et les hommes ici en rient et se moquent de vous !...

Comme appelé par un signe invisible, le Huron surgit à ses côtés et se mit à le suivre.

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