Chapitre 1

La tempête faisait rage. La pluie mêlée de neige fondue fouettait les visages, alourdissait les manteaux. La caravane avançait sous les arbres, traînant les pieds lourds d'humus et de boue. Ceux qui portaient les deux canots qui avaient servi à remonter le fleuve et les rivières étaient au moins à l'abri de la pluie. Mais alors ils s'empêtraient parmi les branches basses des halliers et il fallait deux hommes armés de hachettes pour les escorter. Angélique releva la tête et vit, dans la lueur glauque de la forêt, des chutes d'eau qui se dressaient comme de blanches colonnes, des bornes-frontière. Les chutes grondantes sont les sentinelles de la forêt américaine. Partout elles surgissent et proclament : « Vous ne passerez pas ! »

Celles-ci paraissaient plus hautes et plus inexorables que toutes les autres. Des feuillages ruisselants, une averse soudaine glissa sur le visage levé d'Angélique et elle frissonna. Elle était trempée jusqu'aux os.

L'eau s'infiltrait partout. La cape de gros drap, si résistante pourtant, était transpercée et ne protégeait plus Honorine qu'elle portait dans ses bras, sous son manteau, pour la protéger de l'eau. Chacun s'arrêtait devant les chutes d'eau, découragé, et levait vers le sommet de la falaise un regard morne.

Joffrey de Peyrac les rejoignit, tirant par la bride l'étalon noir. Il poussa ses compagnons à l'abri relatif d'un ressaut de rocher. Leur montrant les chutes d'eau, il leur dit :

– Derrière, là-haut, c'est Wapassou.

– Et si nous ne trouvons personne, dit un homme en criant pour dominer le bruit de l'eau. Les Français sont peut-être aussi passés par là ou les Iroquois. Nos compagnons sont morts et la cabane a brûlé.

– Non, dit Peyrac. Wapassou est trop bien gardé. Pour y venir, il faudrait savoir ce qu'on y trouve, et personne ne le sait encore.

– Sont p'être morts, vos « quatre » là-haut, insista Clovis. O'Connell a dit qu'il ne les avait pas vus depuis deux mois.

– Non, ils ne sont pas morts, dit Peyrac.

– Pourquoi ?

– Parce que le sort ne peut pas nous faire cela.

Il prit la petite Honorine des bras d'Angélique, leur recommanda à tous de n'avancer qu'avec une extrême prudence et commença de gravir la pente escarpée et glissante qui côtoyait l'eau écumeuse.

Des hommes étaient chargés de guider et de surveiller les deux chevaux qu'ils avaient conservés avec eux. Angélique aurait voulu se proposer pour s'occuper de la jument, mais elle n'en pouvait plus et il lui était déjà suffisant de se soutenir elle-même. Les feuilles arrachées des arbres la frappaient à la face en tourbillon et l'aveuglaient. Le moindre faux pas pouvait entraîner la mort.

Elle regarda autour d'elle pour voir si ses compagnes ou les enfants avaient besoin de secours. Elle vit que le cuisinier Octave Malaprade soutenait Elvire, la portant presque. M. Jonas, calme, bon pied bon œil, quoique son large visage inondé fût plutôt celui d'un triton à peine surgi des flots, poussait devant lui, la soutenant, la retenant, la pauvre Mme Jonas complètement à bout de souffle.

Florimond et Cantor s'étaient chargés chacun d'un des petits garçons, les portant sur leur dos, et elle voyait ses deux fils s'avancer et s'élever lentement, ployés sous leur charge, leurs cheveux pendant devant eux en rideau ruisselant.

Un tableau hallucinant de désespérés.

Il y avait trois jours que la caravane avait quitté les abords de Katarunk détruit. Les voyageurs n'emmenaient avec eux qu'un seul couple de chevaux. Maupertuis et son fils Pierre-Joseph, chargés de ramener les autres bêtes, avaient repris la route du Sud, vers Gouldsboro. Aucun de ceux qui avaient décidé de continuer à suivre Peyrac vers l'intérieur n'ignorait que Wapassou n'avait de poste que le nom. Il ne leur avait pas caché, avant de se mettre en route, que c'était à peine une habitation grossière, sans palissade, une sorte de tanière où les quatre mineurs qu'il y avait laissés depuis un an n'avaient dû faire aucune installation particulière car, en principe, ils devaient hiverner à Katarunk. Il espérait cependant qu'on aurait le temps d'aménager l'endroit avant les grands froids. Le premier jour du voyage, deux canots avaient remonté le fleuve avec une partie des bagages et les enfants que cette activité amusait et reposait. Les autres voyageurs suivaient sur la rive.

Le deuxième jour, ils quittèrent le Kennebec dont le cours devenait agité et sans cesse coupé de rapides et, obliquant vers l'est, ils suivirent le cours d'une petite rivière qui, bleue, paisible, paraissait traverser un parc de prairie, de saules et d'ormes. On n'y rencontrait âme qui vive. C'était, pour des raisons mystérieuses, une rivière sacrée. Ils espéraient arriver le troisième jour au début de l'après-midi, mais, après une nuit où le vent secoua durement leurs abris de branchages, ils furent pris dans une tempête de pluie glacée qui ne cessait plus.

Wapassou, le lac d'Argent gardé par sa rivière sacrée et les génies des métaux nobles, défendait farouchement son approche.

Angélique tomba sur les genoux. Elle s'était pris le pied dans une racine. Elle crut qu'elle n'aurait pas la force de se redresser et qu'elle devrait achever de gravir la côte à quatre pattes.

Elle fit un effort pour redresser la tête et faillit crier de soulagement. Le sombre puits s'entrouvrait enfin et l'on découvrait l'éclaircie blafarde d'un ciel parcouru de nuages échevelés.

Joffrey de Peyrac se dressait là-haut et les regardait venir. Il portait son enfant dans ses bras. Son enfant à elle. Et même dans ses rêves les plus audacieux elle n'avait jamais imaginé cela.

« O mon amour, c'est bien toi que je voyais dans mes rêves... Tu nous entraînes dans la tempête, toujours plus loin, toujours plus loin. Tu es comme Caïn fuyant avec les siens, devant la malédiction... Et pourtant tu n'as rien fait de mal... Pourquoi ?... Pourquoi ?... »

Peyrac avait vu qu'Angélique était tombée et son regard, de là-haut, lui enjoignait de se relever dans un dernier effort pour le rejoindre. Elle entrevit dans l'entrebâillement du manteau le regard d'Honorine, tout brillant de joie. Contre la poitrine de ce père, enfin trouvé au bout du monde, Honorine regardait le monde sombre dont il la préservait, et elle jubilait, l'enfant, elle était heureuse.

Joffrey de Peyrac ne pouvait se faire entendre à cause du bruit du vent et des eaux, mais il fit un signe de tête pour lui désigner quelque chose et elle entrevit sur la gauche, de l'autre côté de la chute d'eau, une construction de planches avec des aubes dressées comme de grandes ailes noires.

Cette trace de travail des hommes leur donna à tous un regain d'espérance et de courage. Ils n'étaient pourtant pas encore au bout de leurs peines. Ce moulin n'était qu'un poste avancé.

Un peu plus loin, les arbres de la forêt s'écartèrent et un paysage plus vaste se révéla. Ils découvrirent l'étendue morne et désolée d'un grand lac, tout gaufré par le martèlement de la pluie et bordé de montagnes arrondies. À leurs sommets noircis comme par une suie humide, s'effilochaient des nuages que le vent entraînait en une course rapide. Joffrey de Peyrac, portant toujours Honorine, guida ses compagnons vers la rive gauche du lac. Après leur avoir fait franchir une petite passerelle de bois, il les engagea dans un sentier assez bien tracé, mais que la pluie transformait en cloaque. Certains étaient si las qu'ils glissaient et tombaient dans la boue visqueuse. Une seule pensée les ranimait. Se trouver bientôt en un abri où flamberait un bon feu.

Mais l'extrémité du lac fut atteinte sans qu'apparut aucune lumière. Ils franchirent alors un étroit défilé qui faisait correspondre le premier lac avec un autre plus petit, environné de falaises escarpées. La berge abrupte s'effondrait sous les pas. Il fallait prendre garde de ne pas marcher sur le bord. On passa ensuite un autre étroit goulet de roches, puis un troisième lac apparut, plus vaste et bordé sur la gauche de prairies marécageuses et de collines basses. Le sentier qui traversait les marécages était étayé de planches pour en faciliter le passage. Mais, cette fois encore, on parvint à l'extrémité du lac sans apercevoir la silhouette d'une demeure.

Les malheureux regardaient autour d'eux et ne voyaient rien. Cependant l'odeur acre d'un feu de bois leur parvint à travers la pluie.

– Je sens la fumée, s'écria le petit Barthélémy d'une voix chevrotante. Je sens la fumée. Il claquait des dents et grelottait si fort qu'il serait tombé si Florimond ne l'avait solidement maintenu. Les chevelures des deux fils d'Angélique habituellement opulentes étaient dignes en ce jour de toutes celles des naïades de la Grèce antique. Mais Florimond et Cantor affrontaient cette épreuve avec vaillance. Ils disaient qu'ils en avaient vu d'autres. Ce n'était rien qu'une petite ondée !...

Sur la demande de son père, Cantor fouilla dans son sac et en sortit un gros coquillage, une de ces conques marines dans lesquelles les marins soufflent pour s'annoncer quand il y a brume.

Le jeune garçon gonfla ses joues et, à plusieurs reprises, l'écho des falaises renvoya le son caverneux de la conque.

Peu après, d'un promontoire rocheux planté de sapins et de mélèzes qui s'avançaient à travers le lac, on vit arriver à travers le brouillard ardoisé une barque que guidait un être indistinct. Un visage blême aux yeux vitreux les examinait en silence ; l'embarcation se rangea contre la rive. Le comte de Peyrac s'adressa en anglais au rameur. Celui-ci ne répondit pas. Il était muet. C'était le nautonier des brumes, pâle comme un fantôme, sous des cheveux blancs. Dans sa barque, les femmes et les enfants montèrent tout d'abord, puis Joffrey de Peyrac portant Honorine.

Leur groupe aborda une prairie spongieuse et, tandis que l'embarcation repartait chercher les autres, ils gravirent une pente douce qui les menait vers l'extrémité du promontoire. L'odeur de la fumée se fit plus intense. Elle paraissait sourdre de la terre et se mêlait aux brouillards.

Un trou s'ouvrit sous leurs pas avec des marches de rondins. Dans ce trou, dans ce terrier, ils descendirent, poussèrent une porte.

Alors éclata comme un soleil l'odeur de la graisse cuite, du tabac et du rhum brûlant, de la lumière des lampes et des chandelles et aussi la bonne et douce chaleur enveloppante et bienfaitrice du feu.

Et, sur l'écran écarlate de ce feu joyeux, un gigantesque nègre les regardait entrer avec surprise.

Il était vêtu de fourrures et de cuir. Des anneaux d'or brillaient à ses oreilles. Ses cheveux laineux étaient blancs comme la neige. Et dans un cri, Angélique reconnaissait ce noir visage du passé :

– Kouassi-Ba !

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