Chapitre 17

Ils étaient nus. Ils se penchaient vers elle dans la bise féroce, et le vent couchait de côté leurs chevelures dressées, emmêlées de plumes et les bords effrangés de leurs pagnes claquant. Le cou tendu au-dessus du trou, ils paraissaient étudier avec curiosité la femme blanche qui venait d'apparaître à la sortie du poste. Le vent sifflait autour d'eux une chanson âpre et irritée. Pourtant, ils ne frémissaient pas. Leurs yeux noirs brillaient, calmes. Mme Jonas sortit à son tour. Elle ne perdit pas son temps en commentaires et adressa aux nouveaux venus un geste véhément pour les inviter à entrer.

– Venez donc, jeunes gens, et dépêchez-vous. Vous nous faites geler rien qu'à vous regarder ! A-t-on idée de se promener tout nus par un temps pareil !

Ils comprirent aussitôt la mimique. En riant aux éclats, ils saluèrent les deux femmes en levant la main, paume ouverte. Puis ils entrèrent à la file dans le poste. Ils étaient six, et celui qui les conduisait était Tahoutaguète, le chef des Oneiouts à la face hideuse, grêlée par la petite vérole. Dédaigneux, ils n'adressèrent pas un regard aux pitoyables créatures, engoncées dans leurs vêtements et leurs fourrures, qui les regardaient avec des yeux écarquillés. Leur chair impassible, ointe de graisse, luisait comme un marbre jaune et poli.

Lorsque Peyrac fut devant eux, Tahoutaguète lui tendit à deux mains un collier de wampum composé de plusieurs branches de cuir, enfilées de petites porcelaines violettes et blanches qui composaient un dessin symbolique.

– C'est Outtaké qui m'envoie, le grand chef des Cinq Nations. Ce collier contient sa parole. Il dit qu'il se souvient de toi et des richesses que tu as données aux âmes des grands chefs... Ce collier est le gage de son amitié. Outtaké t'attend...

Peyrac comprenait maintenant assez la langue iroquoise pour traduire et remercier lui-même. Se tournant ensuite vers Angélique, l'Iroquois au visage grêlé lui remit à elle aussi un collier de wampum. Elle hésitait à le prendre, ne sachant si le cérémonial acceptait cette intronisation d'une femme dans la solennité des alliances, mais Tahoutaguète insista et dit :

– Accepte, Kawa ! Ce collier contient la parole des femmes de notre tribu. Le Conseil des Mères s'est réuni au moment de la lune rousse et a dit : « Voici. L'homme-qui-écoute-l'univers, l'homme-du-tonnerre est en péril avec sa tribu, car il a donné à nos chefs morts jusqu'à la dernière parcelle de ses réserves afin d'effacer la honte. S'il meurt, de quoi nous servira son alliance et ce qu'elle nous a coûté ? S'il meurt, il emportera avec lui les richesses de son esprit et de son cœur, et nous aurons perdu un ami de notre race. Si ses enfants meurent, sa femme nous maudira. Si sa femme meurt, il nous maudira, car il se souviendra que sa femme a sauvé la vie d'Outtaké, et Outtaké l'aura laissée périr. Non, ni lui, ni sa femme, ni ses enfants ne doivent mourir. Cela ne sera pas. Nous donnerons chacune une poignée de nos réserves pour conserver la vie de Kawa, la femme blanche, qui a conservé la vie d'Outtaké, notre chef. Sans lui, nous étions orphelins. Sans elle, nous tous étions orphelins. Nos enfants crieront un peu plus souvent, dans l'hiver : « J'ai faim. » La faim est un mal qui se guérit dès que vient le printemps, mais la perte d'un ami, c'est là un mal qui ne se guérit pas. Prends-le sur tes mains, femme, ce collier contient l'offrande de nos tribus. Là ! Vois-tu, sur ce dessin, ce sont les femmes assises au Conseil, et là c'est toi et là ce sont les poignées de haricots qu'elles t'envoient pour que tu puisses te rassasier, toi et tes enfants.

Sur ces entrefaites, il fit un signe, l'un de ses suivants alla ouvrir la porte et six autres Indiens nus qui avaient attendu dehors – qui avaient attendu dehors !... – entrèrent en portant de lourds sacs de peaux cousues. Tahoutaguète dénoua les liens de l'un des sacs et fit couler sur la table de bois des haricots, légume avec lequel le Vieux Monde commençait à se familiariser depuis que les premiers voyageurs en avaient ramené d'Amérique du Sud, au siècle dernier. Ces graines avaient été mûries sur les rives des six grands lacs iroquois, sur les coteaux ensoleillés de la vallée des Mohawks et leurs gousses éclatées, couleur d'or et de miel, se mêlaient encore à leur sombre et rutilante splendeur. Il y avait l'espèce qu'affectionnent surtout les rives du lac Cayuga, rouge-rosé veiné de blanc, celle que cultivent les Mohawks de l'Est dans les environs d'Orange, presque ronde, d'un noir brillant où dort une lueur violette et d'autres plus allongées d'un rosé lisse et uni de gravier roulé par le torrent, d'autres aux courbes élégantes, couleur de café et curieusement piquetées de pourpre, d'autres d'un blanc pur.

Sous leur revêtement vernissé et luisant, les haricots répandaient une odeur fraîche et potagère comme s'ils avaient gardé, enfermé dans l'ombre de l'hiver, un peu de l'air pur des collines, au moment de la récolte, avant que l'automne ne roussisse les ormes et les amélanchiers, alors que les citrouilles et les courges sont encore pâles sous leurs feuilles velues, et que le maïs dressé s'empaquette de vert acide et que l'air est si pur, si sec, si brûlant au creux de la vallée des Mohawks que ne suit plus aucun fleuve, que les gousses y mûrissent plus vite et éclatent comme des grenades.

Les trois enfants se glissèrent jusqu'au bord de la table. Ils plongèrent leurs mains dans les graines et les firent glisser entre leurs doigts avec des rires de joie. Le regard d'Angélique allait du tas de haricots au collier de wampum et se relevait sur les faces impassibles des barbares créatures qui venaient de franchir une centaine de lieues, à travers les solitudes glacées, pour leur amener, sur des traîneaux, l'offrande des Cinq Nations. Elle ne savait que dire, son cœur était ému au point que des larmes brillaient dans ses yeux devant l'inattendu, l'inexplicable de cette démarche beaucoup plus encore que de joie et de soulagement de la sécurité qu'elle leur apportait.

– Que la Nation iroquoise soit remerciée, dit Joffrey de Peyrac avec gravité, et sa voix parut basse et enrouée, comme si maintenant il pouvait se laisser aller à la fatigue. À cette même place où tu viens de déposer ton présent, Tahoutaguète, je déposerai des présents pour que tu les rapportes à tes frères. Mais, si précieux que je les choisisse, ils n'égaleront jamais ceux-ci ! Car c'est nos vies que tu as apportées dans ces sacs de peaux et chacun de ces grains est un des battements de nos cœurs que nous te devons.

– Peut-on accrocher la marmite ? demanda Mme Jonas.

– Soit ! Faisons chaudière, admit l'impressionnant Tahoutaguète, qui devait avoir l'oreille fine et, lui aussi, quelques notions de français.

Et derechef on se mêla, Iroquois nus, couleur de cuir, et Européens à la face blême, emmitouflés jusqu'au nez, hommes et femmes et enfants, autour de la grande marmite de fonte noire.

Angélique la maintint tandis que Mme Jonas la remplissait d'eau et que Tahoutaguète y versait avec componction plusieurs mesures de haricots.

Joffrey de Peyrac y jeta lui-même un dernier pain de graisse d'ours et Eloi Macollet suggéra d'y mêler un peu de potasse de cendres afin d'obtenir une cuisson rapide. À défaut de sel ou de petits fruits de bois, on ajouta nombre de feuilles odoriférantes, et la marmite fut suspendue à la crémaillère, tandis que les enfants amoncelaient bûches et fagots sous son large fond charbonneux. L'assemblée s'assit religieusement. Le feu était si ardent que la soupe bouillonna bientôt furieusement. On était assis qui sur des peaux d'ours jetées au sol, qui sur les pierres de l'âtre et jusque dans les cendres. Et déjà les petits enfants, penchés vers le chaudron, se nourrissaient de sa vapeur parfumée.

Les Indiens acceptèrent le tabac de Virginie et bourrèrent leurs calumets, surgis de leurs ceintures, mais ils refusèrent avec mépris l'eau-de-feu.

– Crois-tu que nous pourrions affronter le démon de l'hiver comme tu nous as vus le faire, dit Tahoutaguète à Peyrac, si nous buvions ce poison que les Blancs ont apporté pour voler nos âmes ?...

– Quelle est la force, quel est le Dieu qui vous permet d'affronter l'hiver, sans même vous couvrir comme nous sommes obligés de le faire nous autres, Blancs ? demanda le comte.

– C'est l'Oranda, dit l'Indien gravement, ce n'est pas un Dieu. C'est l'âme de la vie. C'est partout, c'est dans le grain de maïs qui te nourrit, dans l'air qui t'entoure et que tu respires et dans le ciel immense.

– Croyez-vous qu'ils soient venus ainsi depuis le pays des Iroquois ? chuchota Angélique, prenant en aparté le vieux Canadien Eloi, tandis qu'il l'aidait à rassembler les écuelles et les bols de bois afin de servir le festin.

– Pensez-vous ! fit le vieux en haussant les épaules, leur endurance et leurs sacrées sorcelleries ont quand même des limites ! Mais ils sont comédiens en diable et ils ont préparé leur petit effet. Ils ont planqué leurs vêtements de fourrures, leurs couvertures et leurs vivres dans une cache non loin d'ici et, après avoir fait leurs exercices spéciaux de respiration, ils se sont présentés dans le simple appareil pour nous époustoufler. Avouez, ce n'est déjà pas si mal. Moi, j'en ai vu tenir ainsi dehors deux jours et deux nuits d'hiver...

Angélique remplit une à une les écuelles tendues tandis que les paroles prononcées par l'Iroquois résonnaient encore à ses oreilles.

« C'est pour toi, Femme-Mère, qui a tenu les Cinq Nations entre tes bras quand tu y as tenu Outtaké... » Ils sont lyriques et superstitieux, ces Iroquois, mais ils osent exprimer des choses que nous autres, Blancs, nous ne voudrions jamais regarder en face... Ils osent en accomplir d'autres que nous autres, chrétiens, nous n'irions même pas jusqu'à concevoir... Son exaltation était si grande qu'elle ne se rendait plus compte de sa faiblesse. Elle remplit d'une portion de haricots une petite marmite et courut la porter dans sa chambre, la posa sur les braises près du feu, dans la cheminée. Elle disposa aussi sur l'escabeau son collier de coquillages offert par le Conseil des Mères, puis revint près des autres. Elle ne mangea pas en leur compagnie. Elle fit absorber à Honorine son assiette et la coucha ensuite tout engourdie par cette nourriture nouvelle qu'elle avait pu avaler à satiété. Après avoir bassiné le lit, elle la borda bien, la regardant avec amour sombrer dans un sommeil enfin reposant. Tahoutaguète, ménageant ses effets, avait sorti, vers la fin du repas, d'une sorte de havresac, la valeur d'un boisseau de petit riz très fin et allongé, et si transparent qu'on l'eût dit d'une matière minérale.

– C'est ce que l'on ramasse dans l'eau au pays des Folles-Avoines du côté du lac Supérieur, dit Eloi Macollet. On en fait récolte, mais il n'y a jamais de quoi nourrir grand monde avec cela.

– Mais assez pour le sauver, dit Tahoutaguète.

Et il traita Macollet d'ignorant. Cela, dit-il, n'était pas une nourriture mais une médecine. Il expliqua au comte de Peyrac qu'il fallait étaler ces grains sur un grand plat, les humecter d'eau et les maintenir à la chaleur. Dès que pointerait la petite tige verte du germe, il suffirait au Blanc d'absorber une bouchée de riz pour être guéri du mal qui les décime si souvent. Et l'Indien frappait de son doigt crasseux ses dents blanches, magnifiques et carrées, que le scorbut n'avait jamais effleurées.

– Si je comprends bien, ce riz nous mettrait à l'abri du scorbut, commenta Peyrac. Hé ! Pardieu, oui ! c'est évident, le germe, si infime qu'il soit, ce n'en est pas moins la végétation nouvelle qui préserve des carences de l'hiver. Mais suffit-il d'en absorber si peu ?...

Il fit cependant confiance à l'expérience de l'Iroquois et il se leva avec lui pour aller disposer le riz comme celui-ci le lui conseillait.

– Remercions Dieu, conclut Mme Jonas en rangeant les assiettes. M. Jonas alla chercher son livre de prières.

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