8

—Dites-moi, Sonia, comment est-ce d’être infirmière ?

— Oh, on passe son temps à aider les gens.

Elle posa sur la jeune fille un regard bienveillant.

— Pourquoi cette question ?

— Parce que j’ai décidé d’apprendre ce métier.

— Vous ? Infirmière ? s’esclaffa Sonia.

Valentina eut l’impression de recevoir une gifle. En remarquant son expression, Sonia reprit son sérieux.

— Vous êtes sérieuse ?

— Absolument.

— Vous en avez parlé à vos parents ?

— Oui.

Le silence s’installa. Dans le jardin, les gros flocons de neige évoquaient des fleurs de pommier.

— Comment ont-ils réagi ?

Valentina essaya de rire à son tour.

— Papa a menacé de me frapper à coups de cravache.

— Valentina, vous ne pouvez pas devenir infirmière.

— Pourquoi pas ?

— Parce que vous n’avez pas les tripes. Vous êtes trop délicate pour les réalités de l’hôpital. Ce n’est pas un lieu agréable, croyez-moi.

— Vous avez survécu, vous !

— J’ai grandi dans une ferme.

Que répondre à cela ? Valentina garda les yeux rivés sur ses mains qui ne lui semblaient pas fragiles. Elles étaient puissantes, au contraire.

— Vous voulez bien m’enseigner tout ce qu’il y a à savoir sur le métier ? demanda-t-elle d’un ton plein d’espoir.

Sonia secoua la tête d’un air triste.

— Non, malichka. C’est impossible. Nous finirions toutes les deux par recevoir des coups de cravache.

Sur ces mots, elle se retira et referma doucement la porte derrière elle. Restée seule, Valentina ouvrit son tiroir et sortit sa liste.

*

Spassiba, barichnia, merci, jeune maîtresse.

L’aide-cuisinière esquissa une révérence.

— Joyeux Noël, Alissa, répondit Valentina.

Par tradition, pendant les fêtes, chaque domestique recevait un cadeau de la part de la famille Ivanov. Des guirlandes de verdure et un sapin richement décoré provenant du marché proche du Gostiny Dvor ornaient la maison. En tête de file, Valentina distribuait friandises et savonnettes avant de serrer la main de chacun. À côté d’elle, sa mère, portant des gants, affichait un sourire figé en remettant un coupon de tissu de qualité aux femmes et un rasoir neuf ainsi qu’une blague à tabac aux hommes. Elizaveta Ivanova tenait à ce que ses employés soient bien rasés, y compris les jardiniers. Tournant le dos à la cheminée, bien campé sur ses jambes, Nicolaï Ivanov, lui, donnait des bourses en velours contenant des pièces de monnaie. En les entendant tinter, Valentina se demanda quelle somme elles contenaient.

— Joyeux Noël, mademoiselle Valentina.

— Joyeux Noël à vous, Arkine.

C’était la première fois qu’elle voyait le chauffeur sans son uniforme. Il portait une veste amidonnée et une chemise blanche impeccable. Svelte, athlétique, il affichait un air déterminé. Son regard franc croisa le sien. Que cachaient ces prunelles grises et froides ? Elle déposa ses friandises et savonnettes quelque peu incongrues dans sa main soignée.

Spassiba, dit-il avec un étrange sourire.

— Arkine, vous avez bien manœuvré, l’autre jour, quand nous nous sommes retrouvés coincés sur Morskaïa. Merci.

Sur le point de lui répondre, il se ravisa et opta pour un hochement de tête respectueux.

— Où est Liev Popkov, ce soir ? s’enquit-elle.

Le sourire poli de Viktor se durcit.

— Il est retenu ailleurs, je crois. Aux écuries.

Elle fronça les sourcils.

— Un cheval malade ?

— Il faudra le lui demander, mademoiselle Valentina.

— C’est à vous que je pose la question.

Il soutint son regard bien trop longtemps.

— Je ne crois pas que ce soit un cheval qui est malade.

— Liev, alors ? Il ne va pas bien ?

— Valentina, tu ralentis le rythme, mon petit, protesta sa mère d’un ton ferme. Approchez, Arkine !

Le chauffeur s’avança pour recevoir son prochain cadeau. Sous sa façade de politesse, Valentina perçut une ombre furtive qui la fit frémir d’effroi.

— Liev ?

Où diable était-il passé ?

— Liev Popkov ! lança-t-elle dans l’écurie.

Elle le trouva les yeux fermés, étendu sur le dos, inerte, sur une botte de foin, dans un box inoccupé. Non, pas encore ! D’abord son père, Simeon, et maintenant Liev… L’odeur du sang lui envahit à nouveau les narines.

Elle se mit à crier.

— C’est fini, ce boucan, nom de Dieu ! Vous effrayez les chevaux !

Valentina retrouva ses esprits et foudroya Liev Popkov du regard. La mine renfrognée, encore ensommeillé, il se gratta la tête.

— Abruti de Cosaque ! pesta-t-elle. Tu m’as fait une de ces peurs ! J’ai cru que tu étais mort !

Il marmonna quelques mots inintelligibles, puis porta une bouteille de vodka à ses lèvres. Le liquide ruissela sur son menton et le long de son cou. La bouteille était presque vide.

— Liev, tu es saoul !

— Bien sûr que je suis saoul, bordel !

— Je croyais avoir senti l’odeur du sang.

— Vous vous imaginez toujours des choses…

— Les ennuis auxquels tu t’exposes n’ont rien d’imaginaire.

Il lui sourit dans la pénombre et vida sa bouteille.

— Liev ! Arrête !

Il lança la bouteille dans sa direction, mais elle n’atteignit pas la jeune fille.

— Qu’est-ce qui vous effraie à ce point ?

— Je ne veux pas que tu sois fouetté !

— Ah…

Se sentant un peu ridicule, elle lui tendit un paquet de friandises et une savonnette.

— Mon père a un cadeau à te remettre.

Liev éclata d’un rire caverneux.

— Il me l’a déjà donné.

— La bourse de roubles ?

— Non, pas les roubles, répondit-il.

— Quoi, alors ? Le rasoir et le tabac ?

Pour toute réponse, le colosse se redressa soudain et, chancelant, ôta sa tunique noire, révélant un torse puissant couvert d’une toison brune. Valentina ne put s’empêcher de le regarder fixement. C’était la première fois qu’elle voyait un homme à moitié nu d’aussi près.

— Tu es saoul, répéta-t-elle, moins virulente. Remets cette tunique immédiatement. Tu vas attraper la mort.

Elle aurait aussi bien pu s’adresser au mur… Liev jeta sa tunique de côté et roula sur lui-même pour s’allonger sur le ventre.

— Liev, souffla-t-elle.

En voyant l’état de son dos, elle porta une main à sa bouche. Sa peau était striée de lignes rouges en diagonale, si régulières qu’elles semblaient peintes. Elle entra doucement dans le box et se mit à genoux près de lui. Certaines plaies étaient profondes et la chair était à vif.

— Pourquoi ? murmura-t-elle.

Elle n’eut pas à demander qui lui avait infligé ces coups de fouet. Popkov ramassa sa tunique et l’enfila. Comment parvenait-il à bouger avec le dos ainsi lacéré ?

— Pourquoi a-t-il fait ça ? s’enquit Valentina, qui avait honte de son père.

Popkov sortit une autre bouteille cachée sous la paille.

— Hier, je suis entré dans la chambre de votre sœur en l’absence de l’infirmière.

— Oh, Liev…

Il haussa les épaules et but un peu d’alcool.

— Je voulais lui offrir un petit cadeau de Noël, rien de plus.

— Dans sa chambre ?

— J’y suis entré très souvent pour l’aider à se lever ou à quitter son fauteuil roulant.

— Jamais en l’absence de l’infirmière.

— C’est vrai, grommela Liev. Votre père m’a trouvé assis au bout du lit, en train de bavarder avec Mlle Katia. Alors il m’a fouetté.

Soudain furieuse, elle se mit à marteler son torse musclé de ses poings, ce qui le fit rire.

— Imbécile ! lança-t-elle. Espèce de Cosaque écervelé ! Tu es fou ! Tu mérites le fouet.

Il la saisit par le poignet et plaça la bouteille dans sa main.

— Tenez, buvez.

Elle considéra le breuvage apparemment inoffensif, frémit d’effroi et porta le goulot à ses lèvres.

Le vent nocturne secouait les parois des box. Une douce torpeur avait envahi le corps de la jeune fille, qui avait soudain très chaud. Assise dans la paille, elle avait l’étrange sensation qu’un papillon remuait ses ailes dans sa tête. Ses lèvres ne cessaient de sourire malgré elle. Dès qu’elle fermait les yeux, elle avait le tournis et vacillait.

— Valentina, vous avez assez bu. Allez vous coucher, grommela Popkov en lui donnant un coup de botte sur la cuisse. Sortez de là !

— Qu’est-ce que tu lui as offert ?

— À qui ?

— Dis-le-moi.

— Un fer à cheval, répondit-il en baissant les yeux avec pudeur. Je l’ai poli et… Je l’ai décoré de lierre et de baies.

Valentina n’aurait pu imaginer de plus beau cadeau.

— Tu n’as rien pour moi ? interrogea-t-elle.

Il leva ses yeux sombres vers elle.

— Vous avez bu ma vodka. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?

Elle se mit à rire et sentit son esprit se troubler.

— Papa et Maman m’obligent à aller à un bal de Noël, dit-elle en fermant les yeux.

Prise d’un vertige, elle se força à les rouvrir. Liev l’observait d’un air goguenard.

— Vous êtes ivre.

— Va-t’en, balbutia-t-elle d’une voix avinée.

Elle eut soudain l’impression de voler, légère comme une plume. En levant les paupières, elle vit la pénombre tourbillonner autour d’elle.

— Liev, repose-moi à terre.

Il l’ignora.

Elle eut la sensation vague qu’il la portait dans la maison par la porte de service et ne rouvrit les yeux que lorsqu’il la jeta sans ménagement sur son lit.

— Liev, murmura-t-elle en luttant pour retrouver un semblant d’équilibre. Je ne crois pas…

— Dormez, maugréa-t-il.

— Merci, Liev, murmura-t-elle.

Mais il avait déjà quitté la pièce.

— Joue-moi quelque chose.

Katia était assise dans son fauteuil roulant, dans le salon de musique. Valentina avait encore mal à la tête. Au moins, ses vertiges avaient cessé. Plus question de boire une seule goutte de vodka ! Au diable Liev et sa maudite bouteille ! Le lendemain, il avait sorti les chevaux en sifflotant, l’esprit nullement embrumé par l’alcool.

— Je t’en prie, joue-moi un morceau ! insista Katia.

— Je risque de ne pas bien jouer, aujourd’hui, bredouilla son aînée en soulevant le couvercle.

La seule vue du clavier dont les touches semblaient l’appeler apaisa sa tension.

— Tu joues toujours bien ! s’esclaffa Katia. Même quand tu affirmes le contraire.

Valentina laissa ses doigts décider du morceau. Dès qu’elle effleura l’ivoire, les premières mesures du Nocturne no. 2 en mi bémol majeur de Chopin s’élevèrent. C’était le morceau qu’elle avait interprété pour le Viking. Elle oublia tout le reste. Sa professeure de musique aurait été fière de sa prestation qui venait du cœur.

— Valentina, dit sa mère, qu’elle n’avait pas entendu entrer. Il est temps que tu te prépares pour le bal de ce soir. Tu as accepté d’y aller, tu te souviens ?

Les mains de la jeune fille se figèrent.

Numéro cinq sur ma liste : obéir à Maman.

Ses doigts appuyèrent brutalement sur les touches, produisant un bruit dissonant.

— Oui, Maman, j’ai accepté.

Elle rabattit lentement le couvercle et se dirigea vers un petit coffre en argent posé sur la table, derrière le fauteuil de Katia. Elle sortit une clé en cuivre et verrouilla le piano. Ensuite, elle entrouvrit la fenêtre et jeta la clé dans la neige et, sans un mot, sortit de la pièce.

*

Le visage de Viktor Arkine était difforme : un œil partait vers l’extérieur et sa bouche s’étirait à l’infini. Il observa un instant son reflet dans la surface bombée du phare en cuivre de la Turicum. Son âme était-elle aussi tordue ? Il trouvait inquiétant d’aimer autant une automobile. C’était même dangereux. Aimer quelque chose ou quelqu’un à ce point était une faiblesse, ce qu’il ne pouvait se permettre. Néanmoins, il sourit affectueusement et passa une peau de chamois sur l’élégante carrosserie.

— Tu as de la visite.

Arkine se retourna. Sur le seuil du garage, le Cosaque affichait un air narquois de mauvais augure.

— Où ça ?

— Dans la cour.

Le chauffeur plia sa peau de chamois, qu’il posa sur une étagère. Dehors, la nuit commençait à tomber. Des ombres inquiétantes s’étiraient sur les pavés, telles d’étranges créatures. À sa droite se dressaient les écuries et le hangar, ainsi qu’une pompe à eau et une auge. À gauche, au-delà d’une arche, une allée menait vers l’avant de la maison. Une jeune femme l’y attendait, un foulard noué sur la tête pour se protéger du vent glacial. Son long manteau ceinturé semblait avoir appartenu à un homme. Elle était visiblement mal à l’aise.

— Une amie à toi ? railla Popkov, hilare.

Désignant son propre abdomen, il mima un ventre arrondi.

La grossesse de cette jeune femme était manifeste.

— Va donc curer un sabot ou brosser une crinière ! cracha Arkine.

Il alla à la rencontre de la jeune femme et la salua prudemment.

— Je peux vous aider ?

— Je vous apporte un message de Mikhaïl Sergueïev.

Il la prit aussitôt par le bras et l’entraîna vers le garage, à l’abri du vent. Frêle et docile, elle se détendit et lui adressa un sourire timide.

— Je suis Larissa, la femme de Mikhaïl.

À cet instant, quelque chose se brisa en lui. Sa façon de dire « Je suis Larissa, la femme de Mikhaïl » avec simplicité et fierté, une main posée sur son ventre rond, lui rappela sa propre mère tenant les mêmes propos, « Je suis Roza, la femme de Mikhaïl Arkine », une main sur son ventre rond. Deux semaines plus tard, elle et son fœtus avaient été emportés par une septicémie car son père n’avait pas les moyens de rétribuer un médecin. C’était le jour de ses neuf ans.

Avec un sentiment proche de la souffrance, il eut soudain envie d’un enfant à lui, d’une épouse au ventre rond bien à lui, en dépit de ce qu’il avait dit à Sergueïev sur la famille. Troublé, il sourit à Larissa.

— Il y a un problème ?

Elle opina de la tête. Elle avait les lèvres pâles et les yeux cernés, pleins d’angoisse.

— C’est Mikhaïl… il s’est blessé lors d’un accident, au travail.

— C’est grave ?

— Il a le bras cassé.

Viktor sourit d’un air rassurant.

— Mikhaïl se remettra vite. Il est robuste.

Cependant, il savait ce que cela impliquait pour eux. Pas de travail, pas d’argent pour manger, payer le loyer, s’occuper du bébé. De sa poche, il sortit ses trois dernières cigarettes et quelques pièces, toute sa fortune.

— Tenez, vous lui donnerez ceci.

Elle accepta son offrande.

— Cela ne va pas vous faire défaut ?

— Emmenez-le voir le père Morozov, à la salle paroissiale. On y sert des repas chauds.

— Merci, murmura-t-elle. Son chef lui a donné de quoi payer le loyer.

— Ce n’est pas courant. Qui est-ce ?

— Le chef Friis.

— Vous travaillez encore à l’usine de colle ?

— Oui, dit-elle en haussant les épaules.

Soudain, Arkine sentit sa rage monter d’un cran. Quelle injustice ! Le seul prix d’un phare en cuivre… Il pourrait en démonter un et le lui remettre afin qu’elle le vende. L’argent récolté l’aiderait à se remplumer afin qu’elle puisse allaiter son enfant.

— Il s’inquiète pour… ce travail qu’il devait effectuer avec vous, ce soir, reprit Larissa.

— Dites-lui de ne pas s’en faire. Je m’en charge. Rentrez vous reposer et manger un morceau.

— Merci.

— Bonne chance pour le bébé.

Elle esquissa un sourire plein d’espoir et s’éloigna lentement sur les pavés irréguliers. Arkine l’observa jusqu’à ce qu’elle ait disparu. Le moment était venu. La mâchoire crispée, il ne pouvait contenir son impatience.

Il était prêt pour la mission qui l’attendait dans la soirée.

Загрузка...