25
La peur revêt des formes multiples. Pour Jens, ce fut le stylo à plume que tenait l’homme qui l’interrogeait. Quand il s’énervait, l’objet s’agitait au rythme des battements frénétiques du cœur de Jens.
— Demandez au ministre Ivanov, répéta l’ingénieur pour la vingtième fois. C’est sa maison, pas la mienne. Je venais simplement récupérer mon cheval.
— Que faisait votre cheval chez lui ?
— Je vous l’ai dit. Je rendais visite à la fille du ministre.
— Avez-vous invoqué cette excuse pour avoir accès aux écuries ?
— Non.
— Pour récupérer la caisse de grenades là où vous l’aviez cachée ?
— Non.
— Qui vous a chargé d’aller les chercher ?
— Personne. Je ne sais rien de cette affaire.
— Vous avez agressé mes agents à coups de fouet.
— Ils étaient en train de massacrer le Cosaque.
— Donc vous admettez que ce Liev Popkov est votre complice dans un complot contre le gouvernement.
— Non ! Je le connais à peine. Il est domestique chez les Ivanov. C’est tout ce que je sais de lui.
— Vous mentez !
— Non.
Ils tournaient en rond. Jens feignait l’indifférence en répondant inlassablement aux mêmes questions. L’entretien était étrangement courtois. Pas de salle d’interrogatoire sordide, pas de lumière vive ni de menottes meurtrissant la peau. Il était assis dans un fauteuil aux accoudoirs rembourrés. On lui avait même offert une cigarette qu’il avait refusée.
Il avait été conduit dans un bureau ordinaire, avec des dossiers et une plante verte dans un coin, un tapis immaculé sur le sol, sans taches de sang. Son interlocuteur était un petit homme au crâne dégarni et aux grandes oreilles. Chaque fois que Jens lui disait de consulter le ministre Ivanov, un fidèle serviteur de sa majesté impériale, il se touchait un lobe d’oreille, en plein doute. Cet homme avançait avec précaution, comme s’il marchait sur la glace.
Quel imbécile, ce maudit Cosaque ! Rien n’échappait à l’Okhrana. Si Popkov croyait que les écuries d’un ministre constituaient une cachette de choix pour des armes antigouvernementales, il se leurrait. Et pourtant, Jens avait du mal à voir en Popkov un bolchevique. Il frémit en imaginant Valentina à proximité de ces armes.
— Où est Liev Popkov ? demanda-t-il soudain.
— Le révolutionnaire est interrogé en ce moment même.
Interrogé. Ce terme glaça le sang de Jens.
— Je ne crois pas qu’il soit un révolutionnaire. N’importe qui a pu placer ces grenades là-bas pour mettre le ministre en danger.
— Y compris vous-même.
— Non, pas moi.
— Ce que vous croyez n’a aucune importance.
L’homme avait une lueur avide dans le regard. Il mourait d’envie de massacrer Jens. Toutefois, quelque chose le retenait. Jens comprit que c’était le titre qui suivait son nom sur la couverture du dossier posé sur son bureau.
Jens Friis, ingénieur de sa majesté le tsar.
Il pourrait se targuer de ce titre. Son sang pulsa à ses oreilles quand il songea à la centaine de cellules, avec leurs chaînes et leurs murs souillés par les prisonniers politiques.
— Où est Liev Popkov ? répéta-t-il d’un ton très calme. Je veux le voir.
Il était manifeste que cette requête agaçait l’homme, mais il s’efforça de n’en rien montrer. Après un long silence durant lequel son stylo à plume s’agita furieusement, il se leva et ouvrit la porte avec une telle force qu’elle heurta le mur.
— Venez.
La puanteur, la sueur, le sang.
Jens contint sa fureur. Il crispa les poings pour ne pas marteler la porte métallique, il se retint d’empoigner son escorte par la peau du cou et de lui enfoncer la tête dans la trappe. Devant la cellule, il appela Popkov.
À l’intérieur, il décelait un dos large. Du sang coulait de blessures récentes. À travers le rectangle de la trappe, il vit le Cosaque enchaîné au mur par les poignets, nu, debout, le visage contre le mur crasseux. Ses fesses musclées étaient tuméfiées. Des électrodes reliaient ses parties génitales à une batterie. Des excréments maculaient ses jambes.
La puanteur, la sueur, le sang.
*
Les bruits de la ville étaient assourdis. En fin de soirée, Jens atteignit l’imposante résidence des Ivanov, s’attendant presque à la trouver fermée, avec des gardes postés devant la porte. La maison était éclairée, ce qui était bon signe. Un valet au regard fuyant l’accueillit, visiblement nerveux. Ce qu’il s’était passé entre le ministre Ivanov et la police après qu’il eut été arrêté avec Popkov avait eu des conséquences.
Jens n’en était pas sorti indemne non plus. Son épaule droite le faisait souffrir à la suite d’un coup de crosse de fusil. Le valet l’accompagna vers le salon bleu. Il ne s’attendait pas à voir Valentina, ce soir-là. Son père avait dû l’enfermer pour ne pas entacher sa réputation après le scandale survenu dans ses écuries.
— Jens Friis, annonça le domestique.
En pénétrant dans la pièce, Jens mit un certain temps à s’accoutumer à la lumière vive. À sa grande surprise, ils étaient tous là. Le général Ivanov, particulièrement guindé dans sa redingote vert foncé, dos à la cheminée, les sourcils broussailleux froncés. Elizaveta Ivanova était assise, figée comme une poupée, sur l’ottomane, les mains sur les genoux, un verre d’eau posé près d’elle.
Jens la remarqua à peine, car il n’avait d’yeux que pour Valentina. Installée à côté de sa sœur, sur le divan, elle était vêtue d’une robe crème assortie à celle de Katia. Le visage inondé de larmes, Katia sourit, rassurée par sa présence. Il ne reçut pas le même accueil de la part de Valentina, dont les yeux bruns étaient presque noirs de colère. Ce n’était pas à son père qu’elle en voulait, c’était à lui. Il ne fut pas frappé par sa beauté, mais par sa force. Jamais elle n’avait été aussi flagrante. Au lieu de lui expliquer pourquoi il s’était battu contre les agents de l’Okhrana, il se tourna plutôt vers son père.
— Monsieur le ministre, je me réjouis de vous voir sains et saufs.
— Friis, que diable faisiez-vous dans mes écuries, à frapper des agents de police à coups de fouet ? Je m’étonne qu’ils vous aient libéré.
— La police s’est méprise, répondit Jens d’un ton ferme, sans regarder Valentina. Ils étaient en train de tuer un de vos domestiques. Cela vous laisse indifférent ?
— Nom de Dieu ! Ce qui m’importe, c’est qu’une caisse de grenades soit cachée dans mes écuries. Elles auraient pu exploser et nous tuer !
Ivanov se mit à marcher de long en large devant la cheminée, les poings crispés.
Jens demeura près de la porte. Il ne fut pas invité à s’asseoir, ce qui était préférable, car il n’aurait eu d’autre possibilité que de prendre place à côté de Valentina.
— Liev n’est pas le seul à avoir échappé à la mort, déclara cette dernière d’un ton neutre. Vous avez pris de gros risques.
— Je ne pouvais pas laisser ces hommes le massacrer sans intervenir.
— Je sais. Où est Liev ?
Jens s’adressa au ministre :
— Il croupit au fond d’une cellule sordide. C’est la raison de ma venue. Popkov a besoin de votre aide. Sinon, je vous garantis qu’il ne passera pas la nuit.
— Papa ! Vous devez le sauver ! implora Katia.
Ignorant ses filles, Ivanov garda les yeux rivés sur Jens.
— Pourquoi vous ont-ils relâché ?
— Parce que je n’ai rien à voir avec ces grenades, et parce que…
Il s’interrompit pour jauger les limites du ministre.
— … j’ai des amis à la Cour. Cher ministre, nous savons que tout est question de relations et d’influence, dans cette ville.
Ivanov réfléchit aux implications de ces propos. Désireux de prendre ses distances, il sortit un cigare d’un coffret en argent posé sur la cheminée sans en offrir un à l’ingénieur.
— Savent-ils qui a caché ces grenades ? s’enquit Jens.
— C’est Viktor Arkine, déclara Valentina. Notre chauffeur.
— Il a avoué ?
— Non, grommela Ivanov. Ma fille a vu la caisse au fond du garage, la semaine dernière. Sans imaginer ce dont il s’agissait, naturellement. Il a dû la déplacer au cas où l’Okhrana vienne fourrer son nez chez nous. S’ils débusquent ce traître, je le ferai fusiller.
— Il a disparu ?
Le ministre aspira longuement la fumée de son cigare.
— Il s’est enfui. Maudit révolutionnaire ! J’espère que la Neva rejettera son cadavre sur la rive, les yeux dévorés par les crabes !
— C’était un bon chauffeur. Je l’aimais bien.
Tous les regards se portèrent sur Elizaveta.
— Jamais insolent, reprit-elle, au contraire de ce Cosaque. Et moins sale.
— Papa ? dit Katia en tendant une main pâle.
Son père se précipita vers elle.
— Qu’y a-t-il, mon petit ?
— Faites ce que Jens vous demande, je vous en prie. Venez en aide à Liev !
Jens remarqua le dilemme du ministre, tiraillé entre son désir de choyer sa cadette en épargnant un domestique sans valeur et l’esprit stratégique implacable dont il faisait preuve en politique. Jens perçut un autre sentiment : de la peur. C’était étrange. Que redoutait à ce point ce ministre du tsar ?
— Katia, ma chérie, tu ne comprends pas, bredouilla Ivanov d’un ton conciliant. Je sais que tu es habituée à la présence de ce Cosaque ignorant, mais…
— Habituée ? coupa Valentina. C’est un peu plus que cela, Papa. Ce Cosaque ignorant, comme vous dites, travaille pour vous depuis toujours. Il a vu son père mourir à cause de ce que vous êtes et parce qu’il est parti à ma recherche, ce fameux jour. Liev Popkov déteste cette prolifération de bolcheviques autant que les rats qui infestent ses écuries. Et pourtant, vous allez le laisser mourir dans une cellule de l’Okhrana ?
— Oui.
— Vous ne pouvez pas !
Le souffle court, elle se leva d’un bond.
— Vous devez appeler le chef de la police pour exiger sa libération immédiate ! lança-t-elle d’une voix tremblante. Sinon je…
Lorsqu’elle se tourna vers Jens, une lueur, dans son regard, alerta son père, qui vint se poster face à lui.
— Sortez de chez moi, Friis ! Je vous interdis de remettre les pieds chez moi ! hurla Ivanov.
Jens s’adressa à Valentina :
— Tu viens avec moi ? Quitte tes parents et viens avec moi !
Ce n’était qu’un murmure, mais il résonna dans la pièce comme un coup de tonnerre. À ses mots, un déclic se produisit en elle. Son corps se détendit soudain, tandis qu’elle soutenait son regard. Sa rage fit place à une langueur, une tendresse qu’elle ne montrait que dans l’intimité de sa chambre à coucher. L’espace d’un moment de folie, il crut qu’elle allait le suivre.
Elle entrouvrit les lèvres et il la prit par le poignet.
— Viens avec moi, répéta-t-il.
Elle ne se dégagea pas de son emprise, regardant son père au prix d’un gros effort.
— Papa, si vous n’exigez pas la libération de Liev immédiatement, je demanderai à quelqu’un d’autre qui acceptera.
— Qui donc ?
— Le capitaine Tchernov.
— Non ! gronda Ivanov. Valentina, écoute-moi. Je ne tolérerai pas que nous soyons redevables aux Tchernov. Ils te trouveraient faible et indigne du mariage convenu.
Le mariage convenu. Ces mots s’insinuèrent douloureusement dans l’esprit de Jens. Ils en étaient donc au stade du mariage convenu ! Il lâcha brutalement le poignet de Valentina, s’inclina brièvement devant Elizaveta et quitta la pièce.
— Attends !
Jens montait en selle, s’efforçant de ne pas entendre la voix de la jeune femme. Il avait besoin de chevaucher, de chasser l’image de ces lèvres traîtresses de sa mémoire. « Mon cœur n’appartiendra jamais au capitaine
Tchernov », lui avait-elle promis sur la vie de sa sœur. Son cœur, peut-être pas, mais…
— Jens !
Elle surgit dans la pénombre de la cour et agrippa sa cheville, au-dessus de l’étrier. S’il s’éloignait, il l’entraînerait dans son sillage. Il baissa les yeux vers son visage implorant, son corps frémissant dans sa robe crème, et sentit son cœur se serrer.
— Au revoir, Valentina.
— Ne pars pas !
— Je n’ai aucune raison de rester.
— Jens, je t’aime.
Des larmes se mirent à couler sur ses joues.
— Je n’aime que toi, ajouta-t-elle.
Il lui sourit tristement, puis se pencha pour lui embrasser le sommet du crâne.
— Il semble que l’amour ne te suffise pas.
Sur ces mots, il talonna son étalon si vivement que Valentina lâcha prise et il partit sans se retourner.
Le bureau de son père était le même, avec ses dossiers épars, son coffret à cigares. Dans le couloir, elle entendait le frottement d’un balai sur le sol en marbre, la toux d’un valet, le craquement d’une marche. Les sons familiers, comme si rien n’avait changé, comme si son univers ne venait pas de s’écrouler dans la cour des écuries. Elle s’efforçait de se concentrer sur ce que lui disait son père. Hélas, elle n’entendait que les terribles paroles de Jens : « Je n’ai aucune raison de rester. » Elle ne voyait plus que son regard, sentant encore son puissant mollet sous ses doigts. Elle n’avait plus de lui que cet unique contact.
— Papa, coupa-t-elle, il n’y a pas de mariage convenu.
Il posa les mains à plat sur son bureau.
— Valentina, je t’en prie, ne m’impose pas plus de problèmes que je n’en ai déjà, déclara-t-il avec un calme qui la déstabilisa davantage.
— Très bien, Papa, mais d’abord, occupez-vous de Liev. Je vous en prie, passez cet appel.
Sans discuter, il se dirigea vers le téléphone noir fixé au mur de la pièce et demanda à l’opératrice de lui passer son correspondant. Il se contenta de quelques ordres brefs. Valentina entendit les mots « chef de la police », rien de plus. Ensuite, il revint s’asseoir derrière son bureau et posa sur sa fille un regard désabusé.
— C’est fait. À présent, file !
— Papa, nous ne pouvions pas laisser Liev aux mains de l’Okhrana.
Il se mit à grommeler et se prit la tête dans les mains, exposant son crâne dégarni. Soudain, elle eut de la peine pour lui.
— Papa, comprenez que je n’épouserai pas le capitaine Tchernov. Rien ne me fera assister avec lui au bal impérial du palais d’Hiver.
Il grogna de plus belle.
— J’ai besoin que tu y ailles.
— Je regrette, Papa.
Elle se dirigea vers la porte du bureau.
— Valentina, il n’a pas d’argent !
— Qui ça ?
— Ton ingénieur.
Le cœur de la jeune femme se serra. Elle posa une main sur la poignée de la porte.
— Il en a suffisamment.
— Suffisamment pour toi, peut-être, mais pas assez pour moi.
Il la dévisageait avec attention.
— Papa, pourquoi voudriez-vous de son argent ? s’étonna-t-elle en balayant la pièce du regard, ses objets d’art, ses tableaux, ses livres reliés de cuir. Je ne comprends pas.
Le regard du ministre se voila. Il blêmit soudain et sa bouche esquissa un étrange rictus. L’espace d’un instant, elle crut qu’il avait une crise cardiaque.
— Papa ?
Un silence pesant s’éternisa entre eux.
— Papa ?
Elle s’approcha de lui. Enfin, il se redressa.
— Très bien. Je vais te dire pourquoi j’ai besoin de cet argent, Valentina. C’est simple. Je suis ruiné. Ne prends pas cet air ahuri. Je suis criblé de dettes. Envers des banques, des créanciers et même des usuriers. Envers quiconque a bien voulu accepter mes reconnaissances de dette.
Il s’interrompit un instant.
— Écoute, si tu n’épouses pas le capitaine Tchernov, j’irai en prison pour détournement de fonds. À sa mort, ta mère sera jetée dans la fosse commune et ta sœur bien-aimée se retrouvera à la rue.
Il poussa un long soupir plein d’amertume qu’il semblait retenir depuis des mois, et plongea dans le regard de sa fille.
— Est-ce là ce que tu veux, Valentina ?
*
Arkine était allongé par terre, sur un lit de fortune constitué de quelques sacs de toile, l’habit sacerdotal d’un prêtre en guise de couverture. Il avait allumé une bougie dans un couvercle en métal. Ironie du sort, il avait cherché refuge dans la maison de ce Dieu qu’il méprisait et avait du mal à ne pas ressentir de la gratitude, comme sa mère, autrefois. Il imaginait l’église, ses icônes, toutes ces prières, au-dessus de lui, qui le protégeaient. Il ne put s’empêcher de murmurer le « merci » qui brûlait de franchir ses lèvres.
Un rat furetait dans l’ombre, grattant le sol en pierre de ses griffes. Des pointes de sabres hantaient Arkine en permanence. Sa douleur à l’épaule s’estompait. Sa blessure commençait à guérir. En revanche, la souffrance qui lui tenaillait le cœur allait grandissant. Il fixa les poutres noires, au-dessus de sa tête. Il faisait si froid qu’il était impossible de dormir. Il n’en avait aucune envie, étant donné les cauchemars qui le menaçaient.
— Spassiba, dit-il à voix haute. Merci.
Il ne s’adressait pas à Dieu, cette fois, mais au père Morozov qui l’avait recueilli. Morozov affirmait être un serviteur de Dieu. Il se trompait ! En réalité, c’était le peuple russe qu’il servait.
Contre sa hanche, il sentait la chaleur du petit pistolet à crosse de nacre. Il était chargé. Et Arkine ne pouvait pardonner une trahison.
*
— Viktor, entre donc !
L’épouse de Sergueïev le gratifia d’un sourire de bienvenue. Elle semblait… Arkine chercha ses mots. Métamorphosée. Chenille grise et informe devenue papillon aux couleurs chatoyantes. En dépit de ses cheveux sales et ses vêtements en loques, elle était radieuse. La naissance d’un enfant constituait-elle un tel épanouissement ? Dans l’intérêt de la jeune femme, il eut envie de s’en aller, mais il n’en fit rien.
— Salut, Viktor. Je suis content de te voir.
Sergueïev tendit une main qu’Arkine ne parvint pas à prendre. S’approchant de la table, il se pencha sur un tiroir qui faisait office de berceau pour contempler un nourrisson rose. Ses doigts, son nez, son menton pointu, ses oreilles duveteuses et ses cils dorés, tout était minuscule. Arkine en eut le cœur serré.
— Elle s’appelle Natacha.
— Elle est belle.
— Merveilleuse, tu veux dire.
— Félicitations.
Il posa sur la jeune maman un regard plein de respect. En voyant ses seins gonflés, malgré sa silhouette malingre, il ressentit un élan de désir pour elle et se tourna vivement vers Sergueïev.
— Je peux te parler en privé ?
Ils vivaient dans une seule pièce exiguë, avec un lit et une table autour d’un poêle. Le logement était propre. Si les carreaux colorés du sol sentaient le pin, les murs étaient fissurés du sol au plafond et le plâtre s’effritait par endroits.
— Tu peux parler en présence de Larissa, tu sais. Il fait trop froid pour sortir.
Pour souligner ses propos, Sergueïev s’assit.
— Elle est au courant de nos activités, ajouta-t-il.
— Ah bon ?
— Bien sûr.
Sergueïev paraissait tendu et peu désireux d’être seul avec lui.
— Comment va ton bras ? s’enquit Arkine.
— Il me fait mal.
Larissa se tenait près du tiroir, indifférente à leur échange, une main posée sur le bois, incapable de le lâcher. Elle affichait un sourire béat. C’en était trop.
— Tu as de la chance, camarade, dit doucement Viktor. Tu as échappé à la bataille entre les apprentis et l’armée.
— Je le regrette. J’ai entendu dire que ça avait été dur.
— Pire encore.
— Je suis désolé, assura Sergueïev, les yeux rivés sur le tiroir. Tu as été blessé ?
— Quelques plaies, rien de grave.
— On n’aurait jamais cru que l’armée s’attaquerait à des garçons aussi jeunes, hein ?
— Non. On se trompait.
Un silence pesant s’installa.
— Pourquoi tu as fait ça ? reprit Arkine.
— Quoi ?
— Les trahir.
Larissa sursauta.
— Retire ce que tu viens de dire, camarade Arkine ! s’exclama-t-elle.
Sergueïev demeura silencieux, les yeux rivés sur sa fille.
— Pourquoi ? répéta Arkine. Les soldats nous attendaient, prêts à charger. Pourquoi ?
— À cause du bébé, murmura Sergueïev.
Larissa porta une main à sa bouche, mais son mari ne la regardait pas.
— L’Okhrana m’a repris, ce soir où on a croisé ces agents. Quand nous nous sommes séparés, ils m’ont acculé comme un rat et m’ont tabassé au point de me briser le bras en mille morceaux, une fois de plus. Ils ont menacé de me jeter en prison et de m’y laisser croupir. J’ai pensé à Larissa, à notre bébé qui allait naître. Je n’avais pas le choix.
Il affronta enfin le regard d’Arkine.
— Mon ami, continua-t-il, tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer quelqu’un plus que ta propre vie, plus que tes propres convictions. Je ne pouvais laisser ma femme et mon enfant à la rue où ils seraient morts de froid.
Larissa sanglotait en silence. Percevant son angoisse, le bébé se mit à pleurer.
— Camarade, dit Arkine d’un ton sec, poursuivons cette discussion dehors. Ta femme et ton enfant n’ont pas à entendre.
Il fit lever Sergueïev et l’entraîna tandis que Larissa prenait sa fille dans ses bras pour calmer ses pleurs. Arkine tourna le dos à cette scène qui était déjà gravée dans sa mémoire. Dans la rue, les deux hommes marchèrent longtemps sans piper mot. Il ne neigeait plus, mais les toits étaient couverts d’un épais manteau blanc qui menaçait de tomber sur les passants imprudents. La Russie était ainsi. Elle se jetait sur vous, vous engloutissait et vous détruisait si vous n’y preniez pas garde.
— Mon ami…
— Je ne suis pas ton ami, coupa Arkine.
— Viktor, je t’en prie, je…
— Tu as trahi les apprentis. Ils nous faisaient confiance et ils en sont morts. Et tu m’as trahi, moi. Tu as informé l’Okhrana que j’avais caché les grenades dans le garage des Ivanov.
— Non, pas toi, Viktor. Je voulais que les Ivanov soient incriminés.
— Ne m’embrouille pas, camarade.
Ils passèrent devant une ruelle sombre, jonchée de détritus et de rats crevés, qui serpentait entre les cours des bâtiments. Viktor s’arrêta. Impassible, il sortit son petit pistolet de sous son manteau, posa le canon sur la tête de Sergueïev et appuya sur la détente.
Abandonnant le corps inerte, il s’éloigna, emportant avec lui l’image de Larissa berçant son bébé.