14

Comme promis, Jens rendit visite à Valentina. Sur le seuil, il se trouva aussi intimidé qu’un jeune paysan monté à la ville. C’était ridicule. Lui qui fréquentait les élégantes de Saint-Pétersbourg, voilà que ce petit brin de femme parvenait à le mettre mal à l’aise d’un seul regard de velours. Elle avait une telle grâce !

Un valet en livrée l’introduisit dans le salon de réception. Très impressionné, Jens observa le lustre doré et les statues de marbre. Tels des paons faisant la roue, les Russes adoraient exposer leurs richesses.

— Mlle Valentina est occupée dans le salon bleu.

Jens remit sa carte au domestique, un homme maigre au visage émacié et aux longues mains.

— Veuillez l’informer de ma présence.

Le valet disparut. Ainsi, elle était occupée… avec une ancienne camarade d’école, peut-être ? Il était de coutume parmi les dames de Saint-Pétersbourg de déposer une carte de visite, le matin, avant de se voir dans l’après-midi, pour le thé. S’ensuivait une série de réceptions en soirée. Une femme pouvait changer de tenue six ou sept fois en une seule journée.

— Mlle Valentina va vous recevoir.

Jens entra dans le salon bleu. Sans doute les lieux étaient-ils superbes et décorés de différentes nuances de cette couleur, mais Jens n’avait d’yeux que pour Valentina. Assise sur un divan en brocard, les mains sagement posées sur ses genoux, le dos bien droit… trop droit. Il perçut un certain malaise. Était-ce son intrusion ? Néanmoins, elle lui sourit en lui tendant la main.

— C’est gentil de me rendre visite.

Elle réagissait comme si elle ne s’était jamais blottie contre lui sur une route verglacée, dans le noir.

— Comment allez-vous ?

— Très bien, merci, répondit-elle. Même s’il fait très froid, depuis quelques jours.

Elle soutint son regard un peu trop longtemps. Il décela une lueur badine dans les prunelles, puis elle baissa les paupières et se détourna dans un bruissement de soie.

— Permettez-moi de vous présenter le capitaine Tchernov.

Jens remarqua enfin la présence d’un tiers, un capitaine des hussards aux cheveux blonds et au visage avenant, plein de cette assurance coutumière aux militaires persuadés d’être invincibles après avoir survécu au combat. Ce jour-là, le capitaine était impressionnant avec son uniforme impeccable et ses bottes cirées. Jens s’inclina. Il avait envie de le mettre au travail dans l’un de ses conduits souterrains, histoire de le salir un peu.

Valentina sourit à Tchernov.

— Je vous présente Jens Friis. Il est ingénieur. Je crois que vous vous êtes croisés au bal du palais Anitchkov.

— Vraiment ? lâcha le capitaine. Je n’en ai aucun souvenir.

— Il semblerait. Il y avait un monde fou.

Jens lut dans le regard du militaire qu’il ne se rappelait que trop bien ce moment où il lui avait subtilisé Valentina.

Ils s’installèrent, puis une domestique vint leur servir du thé dans des tasses en porcelaine très fine à liseré d’or. Une dînette, songea Jens, qui redoutait de briser la sienne. La conversation demeura anodine. Valentina évoqua le nouveau restaurant de la perspective Nevski, puis le prince Félix Ioussoupov, héritier de la famille la plus fortunée de Russie, qui venait de regagner le palais de la Moïka après ses études à l’université d’Oxford. Manifestement, elle s’ennuyait. Aussi Jens fut-il étonné de la voir se tourner vers Tchernov pour s’enquérir en toute innocence :

— Dites-moi, capitaine, êtes-vous chasseur ?

Une question simple dont Jens perçut le sous-entendu. Le capitaine, lui, n’avait pas encore appris à décrypter les propos d’une femme. Il percha sa tasse ridicule sur son genou.

— Absolument, répondit-il avec un large sourire, certain de lui faire plaisir. J’ai participé à la partie de chasse du tsar, l’an dernier, avec l’ambassadeur américain.

— N’est-ce pas à cette occasion que la moitié des animaux de la forêt ont été massacrés ? s’informa posément Jens.

— C’est cela, confirma Tchernov très naïvement. Quatre-vingts cerfs et cent quarante sangliers ! Une journée faste. J’ai gardé les bois d’un cerf superbe que j’ai abattu en guise de trophée. Ils ornent un mur de mes quartiers.

— Très ingénieux ! commenta Valentina.

Le silence s’installa. Trop tard, le capitaine perçut qu’il venait de commettre un impair et s’en mordit les doigts. Jens se détendit et admira à loisir les boucles soyeuses de Valentina qui cascadaient sur ses épaules. Deux barrettes ornées de perles les retenaient en arrière, laissant entrevoir ses oreilles aussi délicates que des coquillages fragiles.

— Êtes-vous chasseur, monsieur ? demanda alors Tchernov, désireux d’entraîner Jens avec lui.

— Non, capitaine, répliqua Jens, ravi de clouer le bec au militaire. Je suis néanmoins curieux de savoir quel est votre fusil de prédilection.

Intriguée, Valentina se tourna vers Jens. Mais avant qu’ils ne puissent découvrir les préférences du capitaine, la porte s’ouvrit. Elizaveta Ivanova fit son entrée, très élégante dans sa robe en crêpe de Chine bleu. Les deux hommes se levèrent.

— Capitaine Tchernov ! Mon mari va vous recevoir dans son bureau. Je vous montre le chemin.

Le capitaine s’attarda.

— Avant de partir, et avec votre permission, j’aimerais inviter votre fille à assister à une démonstration d’escrime des hussards, vendredi après-midi.

Il s’inclina devant Valentina avec une telle emphase que Jens eut envie de l’étrangler.

— Votre présence serait un honneur.

— Non, je…

— Bien sûr qu’elle viendra ! s’exclama sa mère. Les démonstrations des hussards sont légendaires. Quel talent et… quel courage ! Je suis certaine que ma fille sera impressionnée.

— Non, Maman.

— Madame Ivanova, dit Jens en s’avançant.

Elle était aussi petite que sa fille, malgré ses tresses blondes relevées sur sa tête.

— Valentina a déjà accepté une invitation pour vendredi après-midi, déclara-t-il.

— Ah oui ? De quoi s’agit-il ?

— Je suis venu confirmer notre rendez-vous pour une visite d’inspection des travaux d’aménagement commandés par le tsar. Il sera présent, ainsi que le ministre Davidov et son épouse.

— C’est merveilleux ! s’extasia Valentina.

Sa mère fronça les sourcils.

— Ce n’est pas un divertissement convenable pour une jeune fille, objecta le capitaine en foudroyant l’ingénieur du regard.

— Vous préférez que je voie des hommes faire semblant de se trucider ? rétorqua Valentina.

— Souhaitez-vous contrarier le tsar Nicolas, madame ? demanda Jens. La prestation de votre fille au piano l’a enchanté et ce mérite vous revient.

Il la vit hésiter.

— Elle sera chaperonnée, bien sûr, ajouta-t-il.

Valentina retint son souffle.

— Très bien, concéda sa mère à contrecœur. Elle assistera à une prochaine démonstration d’escrime. Venez, capitaine Tchernov, mon mari vous attend. Je vous souhaite un bon après-midi, monsieur, ajouta-t-elle à l’adresse de Jens.

Elle escorta les deux hommes dans le couloir. Au moment où la porte se refermait, un rire leur parvint du salon bleu.

*

Sur le trottoir, Valentina leva les yeux vers l’hôpital Sainte-Isabelle. Il était plus grand qu’elle ne s’y attendait. La pierre pâle et noircie de la façade s’effritait comme une vieille peau. Et pourtant, même les barreaux rouillés de ses hautes fenêtres ne parvinrent pas à décourager la jeune fille. Elle glissa les mains dans son manchon pour les protéger du froid glacial.

Pour être infirmière, il faut être forte.

Elle se redressa fièrement et entra dans un vaste hall où flottait une odeur de désinfectant, ainsi qu’une autre qui lui retourna l’estomac. L’endroit était spacieux mais lugubre. De longs couloirs menaient vers des salles qu’elle distinguait à peine. Une femme était assise derrière un comptoir fermé par une vitre coulissante.

— Bonjour, dit Valentina avec un sourire que l’employée ne lui rendit pas. J’aimerais parler à quelqu’un à propos d’une formation d’infirmière.

— Vous voulez employer une infirmière diplômée ?

— Non. Je voudrais savoir comment devenir infirmière.

— Eh bien, il faut envoyer la jeune fille en personne et notre infirmière en chef s’entretiendra avec elle.

— C’est moi, précisa Valentina. Je suis la jeune fille en question.

— Vous voulez devenir infirmière ? Vous ?

— Oui.

L’employée s’affaira à remuer des documents. Valentina crut qu’elle cherchait un formulaire. Très vite, elle dut se rendre à l’évidence : elle riait sous cape.

— Y a-t-il quelqu’un à qui je puisse parler ? insista-t-elle, mortifiée.

— Prenez ce couloir, la troisième porte à gauche. Demandez Mme Gordanskaïa.

— Merci.

— Mon petit, je peux vous donner un conseil ?

— Bien sûr.

— Ne perdez pas votre temps. Ni celui de Mme Gordanskaïa.

— Votre nom ?

— Valentina Ivanova.

— Âge ?

— Dix-huit ans.

— Vous avez l’autorisation de vos parents ?

— Oui.

— Une expérience du travail d’infirmière ?

— Oui.

— Laquelle ?

— Ma sœur est paralysée et je participe à ses soins.

— Avez-vous déjà travaillé ?

— Oui.

— Où ?

— Dans un bureau.

— Pourquoi en êtes-vous partie ?

— Je trouvais cela ennuyeux.

— Vous pensez qu’être infirmière n’est pas ennuyeux ?

— Toujours moins que de passer ses journées à remplir des formulaires.

Margarita Gordanskaïa, l’infirmière en chef, posa son stylo à encre sur son bureau et s’adossa plus confortablement dans son fauteuil, dont le bois grinça. Elle plissa les yeux au point de les faire disparaître.

— Sortez d’ici !

— Pourquoi ? persista Valentina. N’avez-vous pas besoin d’infirmières ?

— Bien sûr que si. Nous en manquons cruellement. Mais vous n’avez pas le profil.

— Qu’est-ce qui ne va pas, chez moi ?

— Tout. Allez-vous-en !

— Je vous en prie, dites-moi pourquoi.

La femme rouvrit ses yeux d’un brun terne.

— D’abord, vous êtes une menteuse. Votre nom et la paralysie de votre sœur sont les seuls éléments de vérité, dans ce tissu de mensonges.

— J’apprends vite.

— Cela ne suffira pas.

— Expliquez-moi ce qui cloche.

L’infirmière en chef secoua la tête, faisant trembler son double menton.

— Regardez-vous, avec vos vêtements coûteux, vos airs de bourgeoise riche et oisive ! Vous ne tiendriez pas cinq minutes. Sur ce, j’ai déjà perdu assez de temps.

Valentina avait choisi sa robe la plus simple et un vieux manteau pour se présenter à l’hôpital.

— Je ne me lasserai pas.

— Pas question de sacrifier les maigres ressources de cet hôpital pour former des gens comme vous, expliqua l’infirmière en se levant.

Le tissu de son uniforme était tendu sur sa poitrine opulente.

— Pour la dernière fois, jeune fille, je vous demande d’emmener vos habits raffinés et vos idées fantasques hors de mon bureau.

Valentina baissa les yeux vers son manchon en fourrure, qu’elle torturait de ses doigts crispés, puis elle sortit sans un mot.

*

Allongé sur le ventre, sur le sol humide, Viktor Arkine scrutait l’horizon. Il avait amené trois apprentis de la fonderie Raspov, dont l’un tirait une charrette à bras. Ils étaient aussi enthousiastes et frétillants que de jeunes chiots. Il se réjouissait de leur présence. Si le boulot n’était pas difficile, il était périlleux. Le train devait ralentir au bon endroit pour larguer sa cargaison. Sinon, ils seraient repérés. La forêt de pins leur procurait une couverture de choix. Le vent tournoyait dans les branches, au-dessus de leur tête. De temps à autre, ils sursautaient quand des stalactites se détachaient et tombaient dans la neige.

En voyant un nuage de fumée au loin, Arkine sentit son cœur s’emballer. À son côté, le plus jeune des apprentis leva la tête et lui sourit. Arkine lui donna un coup de coude.

— Ne te relève pas, Karl. Patience !

— Et si c’était un autre conducteur ?

— Tout est prévu. Fais-leur confiance.

Karl acquiesça, pas vraiment convaincu. Âgé de dix-sept ans, il avait une crinière blonde. C’était son père qui conduisait la locomotive. Son enthousiasme était si contagieux qu’Arkine lui donna une tape affectueuse dans le dos.

— Ne t’inquiète pas. Ton père connaît son affaire.

— C’est sûr !

Le fracas de la locomotive à vapeur effraya une nuée de corbeaux dont les cris stridents et lugubres inquiétèrent Arkine. Ils semblaient scander : Karl, Karl ! Viktor se ressaisit. Seuls les faibles d’esprit croyaient aux oiseaux de mauvais augure ! Le grondement de l’engin enfla au rythme des pistons. Soudain, il apparut, filant sur les rails. Arkine tourna la tête vers les apprentis restés un peu en retrait, dans les arbres, avec la charrette. Leurs visages juvéniles étaient pâles dans la pénombre. Il leur fit signe de se baisser. Il y eut un grincement de métal, puis un sifflement de freins lui fit serrer les dents. Il sentit un goût de suie dans sa bouche. Le long train s’immobilisa. Il ne fallut à Arkine que quelques secondes pour émerger, ouvrir la porte coulissante du dernier wagon et s’emparer de la caisse qu’on lui tendait.

Karl faisait le guet, au cas où un importun aurait l’idée de venir voir ce qu’il se passait. La caisse fut déposée dans la charrette, qui s’enfonça dans les bois sombres. La porte du wagon se referma avec fracas et le train s’ébranla. Soudain, une vitre du wagon de devant s’ouvrit et quelqu’un fit feu avant qu’Arkine ne puisse écarter Karl. Ils coururent se réfugier dans la forêt, laissant un sillage écarlate dans la neige.

— Tu es blessé ? demanda Arkine au jeune homme.

— Moi non, mais toi, si.

Alors seulement, Arkine ressentit une douleur et porta une main à son oreille. En voyant ses doigts maculés de sang, il s’esclaffa et s’essuya la main sur son pantalon.

— Ce n’est rien qu’une égratignure. À présent, je veux te voir déplacer cette charrette.

Le groupe fila parmi les arbres avec son précieux chargement. Arkine remercia le Dieu de Morozov car, cette fois, les corbeaux s’étaient trompés.

L’épaisse nappe de brouillard était imprévisible. Arkine montait une vieille carne qui n’en faisait qu’à sa tête et refusait d’accélérer. Comment s’en étonner ? C’était le cheval de Liev Popkov. Des maisonnettes en bois grises et fantomatiques s’élevèrent au bord de la route. Arkine entendit les eaux d’une rivière invisible en passant devant une forge dont le four crachait de l’air chaud. Il interpella l’homme au tablier de cuir.

— La maison du prêtre, s’il vous plaît !

— Tout au bout, répondit l’artisan en traçant une croix dans la terre de son tisonnier brûlant. Vous ne pouvez pas la rater.

Arkine repéra facilement un grand crucifix blanc, au-dessus de la porte.

— Oh ! Sale bête ! ordonna-t-il au cheval en tirant sur les rênes.

Pour une fois l’animal obéit. Arkine mit pied à terre, un sac de toile sur l’épaule, et frappa à la porte.

— Entrez ! dit une petite voix.

Une odeur de moisi mêlée à des effluves de cuisine et de pommes de pin brûlées envahit ses narines. Se rappelant son enfance rurale, il referma vivement la porte pour ne pas laisser entrer le brouillard.

Le logement était spartiate : des tapis artisanaux sur le plancher, quelques chaises rudimentaires, un panier en osier devant la cheminée, des piles de livres dans un coin… mais pas un signe de Morozov. Perchée sur un tabouret, devant le fourneau, une fillette d’environ cinq ans faisait frire des oignons. Elle agita la poêle avec adresse en posant sur le nouveau venu de grands yeux bleus plus interrogateurs qu’accueillants. Ses cheveux d’un blond presque argenté étaient tressés dans son dos.

— Bonjour, dit Arkine avec un sourire.

— Mon père est occupé, répondit-elle, la mine grave.

Elle prit un couteau bien trop grand pour sa petite main et entreprit de découper de l’ail sur une planche. Il était un peu dérangeant de voir une enfant si jeune effectuer ces tâches comme si elle en avait l’habitude. L’épouse de Morozov était morte et cette petite avait sans doute endossé son rôle.

— Je voudrais parler à ton père. C’est important.

De la lame de son couteau, elle désigna une porte, au fond de la pièce. Le chauffeur actionna le loquet et le regretta aussitôt. Au milieu de la chambre froide et dépouillée, un homme était agenouillé à terre, tête baissée, torse nu, et se flagellait le dos à l’aide d’un fouet. Chacune des cinq lanières de cuir se terminait par un nœud taché de sang. Le père Morozov.

— Pardon, fit vivement Arkine avant de se retirer.

Dans la première pièce, il s’assit sur une chaise et patienta.

— Je vous avais bien dit qu’il était occupé, déclara l’enfant.

— Oui, tu avais raison.

Quelle mouche avait piqué Morozov ? Lui qui, jour après jour, luttait pour atténuer la souffrance de ses semblables, s’infligeait de tels sévices ? C’était écœurant ! Enfin, le prêtre apparut, en soutane, affichant son sourire habituel. Arkine chercha dans son expression l’autosatisfaction induite par sa pénitence et n’en trouva aucune trace.

— Bonjour, Viktor ! J’ai pensé à toi. La livraison s’est bien passée ?

Il s’assit sans le moindre signe d’inconfort, ni même de gêne. Il avait pourtant dû entendre Arkine entrer dans sa chambre.

Le chauffeur sourit malgré lui.

— Oui, c’est pourquoi je suis là. Pour l’heure, la caisse est cachée dans le sauna, chez Sergueïev, mais ce n’est pas un lieu très sûr. Il est sûrement sous surveillance. Il faut la déplacer sans tarder.

— Et les grenades ? interrogea le prêtre, baissant la voix par habitude. Elles sont en bon état ?

Arkine glissa une main dans son sac de toile et en sortit un petit objet ovale doté d’une goupille métallique ainsi qu’une boîte de munitions. Il les tendit au prêtre, qui les inspecta avec soin.

— Le matériel militaire allemand reste le meilleur, commenta-t-il.

La caisse avait franchi clandestinement les frontières pour compléter leur arsenal. Quand ce serait l’heure, ils seraient prêts. Les armes réparties à travers la ville changeaient régulièrement de mains. Certaines se trouvaient dans les entrailles de Saint-Pétersbourg. Si une cachette était mise au jour, le reste des armes seraient en sécurité. À tout moment, des espions risquaient d’infiltrer leur mouvement.

Arkine ne put s’empêcher de penser à Valentina Ivanova. « Sortez-nous d’ici », avait-elle ordonné d’un ton impérieux. Ce « nous » demeurait gravé dans sa mémoire. C’était Katia, sa sœur invalide, qu’elle voulait sauver. S’il détestait les valeurs que la famille Ivanov incarnait, la fille aînée lui inspirait un certain respect. Ils partageaient la même détermination.

— Trotski a accepté de venir nous parler, annonça-


t-il à Morozov.

— Parfait !

— Nous aurons besoin de la salle paroissiale.

— Je vais arranger cela.

— Je dois filer. Le ministre veut que je le conduise à la réception de sa maîtresse, ce soir.

Dehors, le brouillard s’intensifiait.

— Attendez !

La fillette sauta de son tabouret et lui tendit une épaisse tranche de pain noir recouverte d’oignons frits.

— Je m’appelle Sofia.

— Merci, dit-il, étonné.

Il prit une bouchée de la tartine savoureuse et parfumée.

— Délicieux ! Merci.

— Qu’est-ce que vous avez à l’oreille ? s’enquit-elle gravement.

La partie de son lobe arrachée par la balle de fusil était couverte d’une croûte sombre.

— Rien. Une égratignure. Je ne vais pas me plaindre d’un petit bobo.

Il regarda le prêtre d’un air entendu.

— D’après mon père, on apprend par la douleur.

— Dans ce cas, toute la Russie va apprendre, Sofia.

Il termina son pain aux oignons, puis il monta en selle et s’enfonça dans le brouillard. Une phrase hantait son esprit : toute la Russie va apprendre.

Загрузка...