30

Jens était en proie à des cauchemars. Au cours des heures sombres de la nuit, quand la vie semblait s’étirer à l’infini, les loups venaient le tourmenter. Il savait qu’il se trouvait chez le Dr Fédorine et qu’aucune bête sauvage ne rôdait sur les tapis, au cœur de Saint-Pétersbourg. Et pourtant, les loups étaient là. D’abord, il perçut leur odeur, cette puanteur qui planait dans la maison où cette femme était au lit avec ses enfants morts.

Quand il voulut les chasser, ils lui sautèrent à la gorge en grognant et enfoncèrent leurs crocs dans sa chair. Il sentit leur langue chaude et lisse laper son sang. Il se répéta encore et encore que c’était un cauchemar. Mais comment était-ce possible ? Il distinguait leurs yeux rouges, respirait leur souffle. Au prix d’un immense effort, il en frappa un à la mâchoire et l’entendit grogner. Cela leur apprendrait à garder leurs distances ! Satisfait, il se rallongea.

À son réveil, il faisait jour. Une lumière éclatante s’insinua sous ses paupières. Le cerveau embrumé de Jens mit un certain temps à se rappeler où il était et pourquoi il était couché dans un lit inconnu. Dès qu’il vit Valentina, les éléments se remirent en place.

Assise près du lit, elle avait les yeux rivés sur lui, sans doute depuis longtemps. Le voyant réveillé, elle écarquilla les yeux et lui adressa un sourire qui lui réchauffa le cœur.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle doucement.

— J’ai l’impression d’avoir été piétiné par un éléphant.

— Ne dis pas cela au Dr Fédorine. Les éléphants n’ont pas le droit de monter à l’étage.

Il rit et eut aussitôt l’impression que sa poitrine allait exploser. Il se mit à tousser et cracha un peu de sang. Quand il se calma enfin, elle lui essuya les lèvres à l’aide d’un gant de toilette.

— Ne parle pas. Ne ris pas, non plus.

Il cherchait son souffle tout en contemplant la jeune femme vêtue d’une robe aux tons verts et roux, comme si une nymphe de la forêt s’était faufilée dans sa chambre par erreur. Le haut col de sa robe était fermé par des boutons de nacre sur le devant. Il les dénombra, désireux de passer un doigt sur leur surface lisse. Elle avait les cheveux décoiffés par le vent, à moins qu’elle n’ait simplement glissé la main dans ses mèches soyeuses.

— Tu as très mal ? Ne parle pas. Fais-moi signe de la tête.

Il lui indiqua que non.

— Tant mieux, dit-elle.

— Embrasse-moi, murmura-t-il.

— Dors.

— Embrasse-moi.

Il déplaça une main vers le bord du lit, mais elle ne la prit pas dans la sienne.

— Ne bouge pas, ordonna Valentina. Tu risques une déchirure interne.

— Embrasse-moi ou je saute de ce lit et je te pourchasse à travers la pièce.

— Tu ne mérites pas un baiser, répliqua-t-elle, la mine grave, le regard féroce. Tu as failli mourir.

Grimaçant sous l’effort, il se redressa et la saisit par le poignet pour l’attirer vers le lit.

— Arrête ! s’exclama-t-elle. Tu vas te faire mal ou arracher tes points !

Il l’embrassa de ses lèvres douces et avides. Furieuse, elle garda les yeux ouverts.

— Valentina, il ne t’aura pas.

Elle frémit et enfouit le visage dans son cou.

— J’ai toujours été à toi. Depuis le jour où je t’ai vu pour la première fois. À présent, recouche-toi.

Il la laissa le réinstaller sur les oreillers et essuyer le filet de sang qui coulait sur son menton, mais ne lâcha pas son poignet. Lorsqu’elle s’assit sur le lit, il remarqua une ecchymose violacée sur la joue de la jeune femme. Il l’effleura du bout des doigts, puis caressa ses cheveux, son oreille, et défit deux boutons de son col.

— Qu’est-ce que tu t’es fait ?

— Oh, j’ai dérapé sur le verglas.

Il la connaissait trop bien. Il songea aux loups.

— Approche…

Elle se pencha pour lui permettre de l’embrasser. Le parfum de sa peau remua les entrailles de Jens. Enfin, elle sourit, le regard espiègle, et déposa un baiser furtif sur ses lèvres.

— Jens, si tu continues à me regarder ainsi…

— Comment ?

— Comme si tu allais me dévorer.

— Tu es délicieuse.

— Si tu n’arrêtes pas, je vais perdre mon sang-froid d’infirmière et me glisser avec toi sous le drap.

Il rabattit un coin de l’édredon.

— Séduis-moi.

Elle soutint longuement son regard et devina les sentiments qu’il ne voulait pas lui montrer. Il n’était pas de force à lutter. Doucement, elle remonta l’édredon sur lui.

— Je vais te distraire en te jouant quelque chose, dit-elle.

— Comment ça ? souffla-t-il, un peu groggy. Tu vas siffler ?

— Attends, tu verras.

Elle s’éloigna. Bientôt, une musique lui parvint de l’autre extrémité de la chambre et atténua la douleur qui vrillait son torse. Debout au pied de son lit, sa nymphe des bois jouait du violon. Il ne put détacher les yeux des mouvements gracieux de son archet.

— Dors. Dors, mon amour, murmura-t-elle.

À contrecœur, il ferma les yeux et se retrouva en train de flotter dans les airs embaumés, hors d’atteinte des loups. Elle jouait comme un ange.

Au bout de quelques jours, au grand dam de la jeune femme, Jens la renvoya à l’hôpital.

— Je n’ai pas besoin d’être bichonné, déclara-t-il. Retourne travailler et laisse-moi me reposer. Quand tu es là, je ne peux pas…

— Chut, mon Viking bougon…

Elle posa un index sur les lèvres de l’ingénieur pour l’empêcher de mentir davantage. Elle le comprenait. Il la chassait parce qu’il ne voulait pas qu’elle perde son poste à l’hôpital. Mme Gordanskaïa ne tolérerait pas une absence prolongée, tous deux en étaient parfaitement conscients.

Ainsi, Valentina portait son uniforme amidonné durant la journée et, le soir, elle regagnait la maison du Dr Fédorine. Elle surgissait dans la chambre et se jetait sur Jens avec fougue. La journée, elle manquait d’air, au milieu de ces visages inconnus. Le soir, les yeux verts de Jens lui disaient qu’il n’attendait qu’elle.

— Je t’ai manqué ? demanda-t-elle en l’embrassant vivement.

— Non ! railla-t-il. J’ai dormi la journée entière, puis la petite Anna est venue me faire la lecture. La cuisinière du docteur m’a préparé du bouillon de poule.

— Tu es en train de devenir un de ces tyrans paresseux qui se font servir par un bataillon de femmes. La prochaine fois, je viendrai avec une plume d’autruche pour t’éventer.

— Je n’imagine rien de mieux.

— Moi si, dit-elle avec un sourire coquin.

Il leva la tête et elle dut s’écarter pour ne pas être prise au piège de ses bras.

— Tu es malade, objecta-t-elle.

— Et toi, tu es mon médicament. J’ai besoin de toi.

Il affichait un sourire, mais son regard sincère serra le cœur de la jeune femme. Elle en fut troublée. Une sourde angoisse ne la quittait pas depuis ce jour, dans son bureau, où il lui avait affirmé qu’il préférait se battre en duel que s’enfuir avec elle. Lentement, elle s’allongea sur l’édredon, près de lui, humant son parfum musqué, et le serra si fort qu’il gémit de douleur.

*

La porte s’entrebâilla.

— Ah, c’est encore vous…

Elle aurait pu se montrer plus enthousiaste. Valentina n’était pas venue jusque-là sous la neige pour la mine boudeuse de Varenka.

— Oui. C’est moi.

Elle suivit la jeune femme à l’intérieur. Varenka semblait aller mieux. Elle était plus propre, plus vive. Le feu crépitait dans le poêle et un fumet de soupe s’élevait d’une marmite posée sur la table. Elle portait un foulard coloré.

— Vous avez obtenu le poste ? s’enquit Valentina.

— Oui.

— Tant mieux.

Elle attendit un sourire, voire un remerciement. Valentina avait tenu sa promesse et recommandé Varenka pour le poste de femme de ménage chez Mme Angélique. Quel manque de savoir-vivre…

— Qu’est-ce qu’elle fait là, celle-là ?

Sur le lit, Ivan était couché, torse nu, le pantalon défait. Gênée, Valentina comprit qu’elle tombait mal.

— Bonsoir, Ivan, dit-elle en rougissant.

À l’hôpital, elle avait l’habitude de voir des hommes dévêtus, et même entièrement nus. Cette fois, c’était différent. Il y avait quelque chose d’agressif dans ces muscles saillants. Quelque chose de profondément viril dans la toison brune de son torse et dans ses yeux furibonds…

— C’est vous que je venais voir, justement, reprit-elle.

Il s’assit au bord du lit sans se soucier de sa braguette ouverte.

— À quel propos ?

— Je cherche quelqu’un. Vous le connaissez peut-être.

— Comment il s’appelle ? questionna Ivan, intéressé.

— Viktor Arkine.

— Jamais entendu parler.

Mais il avait hésité une fraction de seconde, le temps de décider s’il devait mentir ou non.

— Voulez-vous un peu de soupe ? proposa Varenka, gênée.

— Et vous, Varenka ? Vous connaissez un dénommé Arkine ?

— Non.

— Vous mentez mal.

— Laissez-la tranquille ! lança Ivan en se levant, les poings crispés.

Aussitôt, la pièce parut plus petite.

— Je suis prête à payer pour obtenir ce renseignement.

— Vous autres, vous pensez que l’argent est la solution à tous les problèmes, n’est-ce pas ? fit-il avec dédain. Vous croyez pouvoir nous acheter ? On n’est plus au temps du servage, quand vous nous traitiez comme des chiens !

Il s’avança d’un air menaçant.

— Je vais te dire une chose, sale petite richarde, les temps ont changé ! J’en veux pas, de ton argent pourri !

— Vous l’avez pourtant accepté quand cela vous arrangeait.

— Ne le provoquez pas, implora Varenka.

Valentina était furieuse. Elle n’était pas un de ces patrons d’usine qui exploitaient leurs ouvriers, ni un propriétaire terrien qui maltraitait ses paysans. Elle avait aidé ce couple, lavé son sol crasseux, vidé son seau d’aisance. De quel droit la traitait-il de sale richarde ?

Elle le gifla si fort que sa tête fut projetée en arrière, malgré son cou de taureau. Au lieu de riposter, il se mit à rire. Elle reçut son haleine fétide en plein visage.

— Tu as du cran, admit-il, mais tu manques d’intelligence. Sinon, tu prendrais tout ce qui a de la valeur à tes yeux et tu quitterais la Russie comme si le diable était à tes trousses.

— La Russie est mon pays bien-aimé autant que le vôtre. Je ne vous laisserai pas m’en déposséder.

— Attends un peu que la révolution…

— Arrêtez, avec votre révolution ! Elle n’arrivera pas. Le peuple parle beaucoup, mais n’agit pas.

— Et la marche des apprentis, ce n’était pas de l’action ?

Ils avaient haussé le ton et la tension était palpable. L’évocation des apprentis réduisit Valentina au silence.

— Vous direz à Viktor Arkine de ma part que je ne renoncerai pas à le retrouver, énonça-t-elle froidement.

Affolée, Varenka lui effleura la main et hocha la tête. Ivan grommela dans sa barbe.

Valentina se dirigea vers la porte. Avant de partir, elle jeta une bourse pleine de pièces sur la table. Le tintement de la monnaie attira l’attention du couple.

— Je veux que vous me procuriez une arme, conclut-elle.

Soudain, le vent tourna et un courant d’air chaud venant du sud apporta de la pluie. La ville se départit de sa neige et de son verglas pour briller de mille feux à la lueur des lampadaires. Les rues noires luisaient et les toitures évoquaient des lames acérées. Jens était assis dans son lit, appuyé sur des oreillers blancs, ce qui était un progrès. Il tenait une serviette dans une main et une brosse dans l’autre. Son sourire de bienvenue réchauffa le cœur de la jeune femme.

— Approche…

Elle se blottit contre lui et lui permit de la sécher lentement. Toute tension s’envola de ses membres fourbus.

— Que s’est-il passé ? s’enquit-il.

— J’ai réfléchi. À propos du duel.

Ils en avaient à peine parlé. Aucun des deux n’avait osé s’aventurer sur ce terrain glissant. Un silence s’installa entre eux.

— Ce duel est terminé, Valentina. Il faut songer à notre avenir, pas au passé, dit enfin Jens en lui caressant une pommette.

— Pourquoi a-t-il tiré sur toi et pas seulement sur les hussards ?

Il émit un soupir à peine audible, mais chargé d’un profond chagrin.

— Ils nous considèrent tous comme des oppresseurs, répondit-il. Tchernov dirige les soldats contre les grévistes et moi je suis à la tête de chantiers sur lesquels des ouvriers s’échinent douze heures par jour, parfois quatorze. Et pour quel salaire ? Pour moins d’argent que tu n’en dépenserais dans un salon de thé avec Katia. Ils sont en droit de nous détester.

— Je ne suis pas d’accord.

— Naturellement, mon amour, dit-il en écartant quelques mèches de ses cheveux. Nous ne pouvons que nous réjouir que cet homme soit un piètre tireur.

— J’y ai pensé, moi aussi.

Il s’appuya sur ses oreillers.

— Et tu es parvenue à quelle conclusion ? Celle que les révolutionnaires n’arriveront à rien tant qu’ils n’apprendront pas à tirer ?

— Non. Mais c’est le même homme qui nous a tirés dessus sur le traîneau, le soir du bal au palais Anitchkov.

— Comment cela ?

— C’est la vérité, Jens. Je l’ai vu clairement.

Jens eut un sursaut et grimaça de douleur, sans cesser de lui caresser les cheveux.

— Il m’a tiré dessus deux fois, marmonna-t-il. Et par deux fois il a échoué.

— Je le connais.

— Qui est-ce ?

— Viktor Arkine, l’ancien chauffeur de mon père. C’est lui qui a caché les grenades dans le garage.

— Ce qui m’a valu une arrestation, rappelle-toi.

— C’est vrai.

— Donc… reprit-il, le souffle court, cet Arkine est déterminé à nous nuire.

— Je l’ai poignardé.

— Quoi ?

— Avec un scalpel du Dr Fédorine. Mais je n’ai pas frappé assez fort et il a réussi à s’enfuir.

— Valentina !

Il la prit dans ses bras, la tête sur son épaule, et remonta l’édredon sur elle. Elle le sentit trembler, comme si les mots qu’il refusait de prononcer luttaient pour sortir.

— Jens, quand j’étais plus jeune, on nous a appris que le peuple de Russie aimait le tsar. Où est passé cet amour ?

— Quatre-vingts pourcents des Russes sont des paysans qui, par tradition, sont dévoués au tsar, même s’ils détestent les propriétaires terriens. Beaucoup pensent encore ainsi, malgré les troubles. Pense au dimanche rouge de 1905, quand ils ont marché sur le palais d’Hiver


avec Gapone. Ce n’était pas à proprement parler une révolte. Ils voulaient faire part au tsar de leurs préoccupations. Ils étaient persuadés que s’il était informé de leurs souffrances, il leur procurerait une vie meilleure. Ils ignoraient quel genre d’homme est en réalité le tsar Nicolas Alexandrovitch Romanov ! ajouta-t-il avec un grommellement de rage.

Valentina posa une main sur son pansement.

— Jens, il est temps que tu prennes ton médicament.

Elle s’écarta de lui et se leva. Tandis qu’elle dégrafait les boutons de sa robe, elle vit pétiller les prunelles vertes de l’ingénieur.

Comment la protéger ?

Il savoura le parfum de sa peau, la douceur de ses lèvres dans son cou, puis sur son flanc, tandis qu’elle s’efforçait de chasser sa douleur de ses baisers. Et pourtant, cette question lancinante le hantait. Comment la protéger ?

Et que voulait Viktor Arkine ?

Lorsqu’elle vint s’asseoir à califourchon sur lui, il glissa lentement les mains le long de ses cuisses nues, puis sur ses hanches et ses fesses rondes qu’il garda dans ses paumes. Il aimait chaque courbe de son corps, sa peau de porcelaine. Le souffle court, il écouta ses plaintes, ses ronronnements de plaisir.

Elle se mit à murmurer à son oreille, ses cheveux formant un rideau autour de leurs visages. Elle parvenait à toucher des recoins secrets de son âme dont il n’avait pas conscience. Son désir pour elle était si puissant que son corps blessé exultait. C’était inexplicable.

Il y avait une certaine férocité dans leurs ébats. Il couvrit ses seins de baisers, titillant ses mamelons dressés de ses lèvres brûlantes. Ils ne formaient plus qu’un seul corps. Jamais il ne se lasserait d’elle. Une vie entière ne lui suffirait pas pour être rassasié.

*

Arkine était prudent. Il faisait sombre dans les rues animées de Saint-Pétersbourg. En se rendant à l’Hôtel de Russie, il revint plusieurs fois sur ses pas, se faufila dans des entrées d’immeuble, puis fila dans des ruelles transversales. Il n’entendit aucun pas derrière lui, ne vit aucun agent en imperméable noir rebrousser chemin. Si le mauvais temps lui permettait de traverser la ville en toute discrétion, il ne se montrait pas raisonnable pour autant.

Il avait déjà suivi la jeune femme et savait exactement où elle se rendait, chaque jour, après son service à l’hôpital. Elle pénétrait dans une élégante demeure, sur une avenue bordée d’arbres, protégée par une grille en fer forgé surmontée d’un blason. Le genre de maison où la mère d’Arkine avait rêvé d’être domestique. Il avait appris qu’elle appartenait à un médecin, le Dr Fédorine, l’un de ces odieux intellectuels de l’élite libérale qui faisaient partie de la classe supérieure, mais se targuaient de s’occuper des pauvres. Comme s’ils pouvaient soigner la blessure qui meurtrissait le cœur de la Russie !

Quand viendrait la révolution, ces gens-là seraient piétinés par les masses populaires. Dans le chaos qui s’ensuivrait, les Romanov seraient renversés, ce médecin et ses semblables ne comprendraient pas qu’ils avaient perdu le pouvoir, qu’un paysan sibérien ou un ouvrier de l’usine Poutilov avait désormais le droit de donner des ordres. Ces gens-là, qu’ils soient médecins, avocats ou professeurs, seraient toujours des traîtres à la cause socialiste parce que leur esprit était incapable de croire en leur propre obséquiosité.

Une colère sourde monta en lui. Qu’en était-il des femmes de la classe supérieure ? Elles avaient l’habitude d’être dominées, dirigées. Leur mari ou leur père leur disait que faire, que penser. Y avait-il de l’espoir pour elles ?

Au diable ces pensées ! Il s’en voulait de vouloir répondre à cette question par l’affirmative. Oui, elles pouvaient changer, apprendre à se rendre utiles, comme la fille Ivanova.

Mais sa mère ? Elle s’accrochait à ses colliers de perles et à ses préjugés. Serait-elle un jour utile à la cause ? Elle s’était fâchée quand il lui avait raconté la façon dont il avait interrompu le duel. Elle lui avait fait des reproches, prononcé des paroles amères. Ses joues d’ivoire s’étaient empourprées et ses yeux avaient scintillé de rage. Il s’était étonné que cette femme ait une telle fougue. Elle l’attirait malgré lui.

Dans la Turicum, il avait pris sa main tremblante dans la sienne. Cette fois, il avait dégrafé les boutons de son gant en agneau si fin qu’il semblait être en soie et non en cuir. Le passage des ans n’avait laissé aucune trace sur sa peau nacrée qui reposait entre ses doigts épais. Jamais il n’aurait imaginé qu’une main puisse être aussi douce.

Lorsqu’il traversa la place Mikhaïlovski, une voiture passa près de lui, dans le noir, l’aspergeant d’eau sale. Il jura. Il était irrité, ce soir-là. Ses pensées le tourmentaient. Il aurait dû tuer ce hussard, dans la forêt. Il aurait suffi de viser un peu plus haut. Il le devait à Marat, dont la jeune vie avait été fauchée au dépôt ferroviaire. Au lieu de cela, il avait obéi à Elizaveta Ivanova.

Maudite soit sa faiblesse !

Il s’ébroua comme un chien mouillé. L’Hôtel de Russie se dressait à l’angle de la place. Il s’engagea dans une ruelle transversale et franchit sans difficulté l’entrée de service de l’établissement. Il parcourut les cuisines et gravit les marches du grand escalier. À l’étage, il longea le couloir en silence et frappa à une porte.

— Entrez !

Le cœur battant, il ouvrit la porte. Dans la lueur rose des appliques, Elizaveta Ivanova, sans ses perles ni ses gants, l’attendait, drapée dans un kimono de soie, ses cheveux cascadant sur ses épaules. Face à ce spectacle, Viktor oublia Tchernov.

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