23

La neige formait un rideau blanc qui explosait parfois en tourbillons violents avant de battre en retraite telle une armée préparant la prochaine offensive. La ville surgie des marais grâce à Pierre le Grand, tant d’années plus tôt, scintillait, aussi élégante et gracieuse que les cygnes du tsar.

Cette splendeur échappait totalement à Viktor Arkine. Seuls les uniformes des policiers retenaient son attention. Ils étaient postés par deux ou trois au coin des rues, à l’affût. Il ne s’attendait pas à ce qu’ils se déploient si vite. Les apprentis de chez Raspov étaient en marche, défilant dans les rues comme une meute de chiens fous. Ils scandaient les slogans qu’il leur avait appris et agitaient leurs banderoles fabriquées à la main.

— Justice pour tous !

— Unis dans le combat et la victoire !

— Des salaires décents !

— Victoire aux travailleurs !

À l’unisson, ils clamèrent les mots chers à leur cœur :

— On veut du pain !

Ils n’avaient que la peau et les os sous leurs manteaux trop fins pour l’hiver russe. Si jeunes et résignés face à leur destin… Arkine en avait le cœur gros. Il avait dû mobiliser toute sa force de persuasion pour convaincre les ouvriers qu’ils pouvaient changer les conditions inhumaines dans lesquelles ils travaillaient à la fonderie s’ils œuvraient ensemble. Karl l’avait aidé à allumer le feu dans leurs ventres affamés. À dix-sept ans, il avait déjà compris.

— Camarades, le changement est possible ! avait déclaré Arkine.

Debout sur une caisse, dans la cour glaciale de la fonderie, il avait senti leur enthousiasme sous la neige qui fouettait leur visage.

— Vous avez le pouvoir de tout changer ! C’est vous, les travailleurs, qui détenez le véritable pouvoir, si seulement vous aviez le courage de l’exercer.

— Frères ! avait hurlé Karl, il faut écouter notre camarade ! Nos patrons nous traitent comme des rats. Hier, Pachine a perdu la moitié d’une main. La semaine dernière, Grigoriev s’est arraché la peau du cou. Qui sera le suivant ?

— Nos cadences sont inhumaines ! avait renchéri Arkine.

— Aucune sécurité au travail ! avait lancé Karl.

— Pas le droit de se plaindre !

— Pas d’eau, alors qu’il fait une chaleur infernale !

— Et nos patrons s’en soucient-ils ? avait scandé Arkine en brandissant le poing.

— Non ! avaient répondu les jeunes gens en chœur.

— Alors apprenons-leur à s’en soucier ! avait rugi Karl.

Ils s’étaient mis en marche. Aux grilles de la fonderie, Ivan Sidorov l’avait observé avec respect, très différent de l’ivrogne écroulé sur une table. Il pourrait être utile à Arkine. C’était lui qui avait réuni les apprentis dans la cour.

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. En passant devant l’usine de chaussures de Strechka Ulitsa, ils virent surgir un groupe de jeunes garçons portant encore leur tablier de cuir. Ceux-ci intégrèrent la délégation de Raspov en hurlant. Des apprentis de l’usine d’outillage Tarasov vinrent en renfort, de sorte qu’ils se retrouvèrent bien plus de trois cents à défiler. Sergueïev fermait la marche, le bras en écharpe.

— Bon travail, lança-t-il à Arkine, qui le salua d’un hochement de tête.

— Comment va ta femme ?

— Elle s’inquiète de la tournure des événements d’aujourd’hui.

— Dis-lui que la mobilisation fait boule de neige et que rien ne peut nous arrêter.

Sergueïev crispa le poing en signe de solidarité, mais il avait le teint blafard.

— Rentre chez toi. Tu as mal au bras, c’est évident. Ces apprentis n’ont plus besoin de nous maintenant qu’ils sentent la victoire.

— Ah ! Ils ne voient pas les batailles qui les attendent.

— Ce n’est que le début, Sergueïev. Qu’ils profitent de leur jour de gloire. Rentre vite et occupe-toi de ta femme.

— Bonne chance, camarade.

Puis il disparut. Aussitôt, la silhouette dégingandée de Karl prit sa place, un large sourire sur son visage juvénile.

Ils envahirent le dépôt des chemins de fer, un espace sans âme, balayé par les vents, où les wagons étaient laissés à l’abandon. Les bottes foulèrent le sol gelé. Arkine sentit son sang pulser dans ses veines. C’était le son de la Russie en marche. Même le tsar n’oserait pas massacrer ces gamins innocents. L’espoir s’empara de lui. Il songea à l’avenir son pays.

— Arkine, tu as réussi à embraser leurs jeunes esprits. Tu es un homme bien.

C’était le père Morozov. La neige s’était figée sur son haut chapeau en forme de losange qui contrastait avec son manteau miteux.

— Voici mon camarade Karl, de la fonderie Raspov. Il a déjà démontré qu’il était des nôtres, un atout précieux pour la cause.

Le prêtre lui tendit la main en guise de bienvenue. L’adolescent s’inclina pour baiser la main gantée.

— Mon père, murmura-t-il avec respect.

Ce simple geste agaça Arkine, qui n’en montra rien. C’était exactement le genre de soumission machinale que les bolcheviques s’efforçaient d’éradiquer. Dans l’avenir de la Russie, il n’y avait pas de place pour la religion, car l’égalité régnerait en maître. Pas d’obéissance ni de genoux à terre. Pas même de Dieu.

— Ils vont venir ? s’enquit vivement Arkine.

Da, répondit Morozov avec un sourire.

— Quand ?

— Ils sont en route.

— Tant mieux. Ils ont tenu leur promesse.

— Qui ça ? demanda Karl en regardant tour à tour les deux hommes.

— Les cheminots, expliqua Arkine. Le dépôt est en grève pour soutenir les apprentis.

— Ça commence, pas vrai ? fit doucement Karl.

— Oui.

En dépit de sa maigreur, Karl se rengorgea.

— Camarade Arkine, camarade prêtre, je suis fier de prendre part à ce grand…

— Les voilà ! s’écria quelqu’un dans la foule. Les cheminots sont là !

Des cris d’enthousiasme fusèrent. Une centaine d’hommes en bleu de travail et coiffés d’une casquette affluèrent sur les côtés de la colonne, poing en l’air.

— Mon père, vous remercierez votre Dieu de ma part, souffla Arkine.

Morozov ferma les yeux et s’adressa à son Seigneur. L’un des cheminots, un colosse à la voix tonitruante, grimpa sur une charrette et se lança dans un discours de ralliement qui mit les apprentis dans un état de frénésie. Même la neige glacée ne parvint pas à atténuer la ferveur ambiante ni la colère qui grondait chez ces hommes. Arkine était satisfait de sa matinée de travail.

— Les chevaux arrivent ! cria un apprenti, à l’arrière du cortège.

Ils envoyaient l’armée. Si les apprentis et cheminots furent lents à réagir, Arkine se précipita sur le marchepied d’une voiture délabrée.

— Préparez-vous ! Les soldats arrivent !

Les hommes sortirent des barres de fer de sous leurs manteaux. Le bruit des sabots était de plus en plus fort. Puis le rideau de neige s’ouvrit comme la mer Rouge pour révéler une section entière de cavaliers en uniforme rouge dont la cape voletait. Ils s’arrêtèrent et se mirent en ligne pour barrer la route, bloquant toute échappatoire.

La panique se propagea parmi les jeunes, qui se mirent à crier, mais qui suivirent les cheminots. Tendus, les yeux écarquillés, ils virent les soldats dégainer leurs sabres, dont les lames se dressèrent vers le ciel.

— Dispersion immédiate !

L’ordre venait d’un capitaine assis sur un superbe étalon qui piaffait d’impatience dans la neige. Le cavalier avait le regard rivé sur le cheminot perché sur charrette.

— Dispersion immédiate ! répéta-t-il.

Arkine se fraya un chemin parmi les manifestants et s’approcha des soldats.

— Ces garçons ne font aucun mal, dit-il calmement.

Le capitaine le regarda.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, intrigué.

— Un camarade des apprentis, capitaine, répondit-il sèchement. Ne provoquez pas de troubles. Nous ne voulons pas d’effusion de sang.

Le capitaine esquissa un rictus arrogant.

— Vraiment ? railla-t-il.

— Oui. Ces garçons sont…

— Dangereux.

— Non. Ils ne font qu’exprimer leur mécontentement et exiger d’être écoutés.

— Nous voulons la justice, intervint Karl, à son côté, tenant une barre de fer à deux mains.

— Jeune fauteur de troubles, tu vas l’avoir, la justice !

Sans crier gare, le capitaine se pencha en avant et agita son sabre. La lame siffla. Arkine ne réagit pas assez vite. Il tira l’adolescent en arrière. Au lieu de l’égorger, le capitaine lui fendit simplement une narine. Un filet écarlate coula sur son menton.

Les cheminots s’avancèrent en insultant les cavaliers. La colère monta d’un cran. Les hommes brandirent barres de fer et outils. La manifestation risquait de déraper. Si Arkine avait impliqué les apprentis, c’était justement pour éviter ce genre de violence. Il entraîna Karl vers l’arrière et examina sa blessure. Les doigts ensanglantés, le jeune homme se tenait le nez. Ce n’était pas de peur qu’il tremblât, mais de fureur.

— Reste derrière les cheminots, lui ordonna Arkine. Prépare les apprentis à apporter leur soutien.

Karl disparut sous la neige qui tombait dru. L’offensive des hussards fut rapide comme l’éclair. Les chevaux s’élancèrent, les sabres fendirent l’air en silence, des cris stridents s’élevèrent. La neige se teinta de rouge sous les sabots. Les barres de fer s’abattirent sur les soldats, leur brisant les os. Elles arrachèrent des bottes de leurs étriers jusqu’à ce que les uniformes disparaissent sous celles des ouvriers. Les sabres frappèrent avec précision, encore et encore, lacérant un dos, une joue, une gorge. Les soldats chargeaient, puis se groupaient. Même la neige qui voletait dans les airs était écarlate.

Le chauffeur sortit le petit pistolet de Sergueïev de sous son manteau et visa avec soin. Par six fois, il logea une balle dans un torse en uniforme.

Les grévistes ripostèrent avec rage. Des chevaux tombèrent à genoux, des casques roulèrent à terre. Viktor se jeta dans la bataille, évitant les sabres, parant les coups, en se frayant un chemin vers le capitaine blond perché sur son étalon noir. Arkine trouva le corps ensanglanté de Karl, les yeux écarquillés, sans vie. Des flocons posés sur ses cils fondaient telles des larmes. Arkine brisa le cou du soldat qui était penché sur l’adolescent, son sabre dégoulinant de sang, puis il s’agenouilla pour fermer les yeux de Karl. Rien n’était sacré, en ce bas monde, pas même l’innocence. Il ramassa le sabre et, avec un cri de rage, chargea les militaires.

*

C’étaient les femmes qui travaillaient le plus dur. Valentina ne tarda pas à s’en rendre compte. À l’hôpital Sainte-Isabelle, elles en faisaient davantage et étaient moins bien payées. Et pourtant, elles ne se plaignaient pas. Elles traitaient les infirmiers avec une déférence que, selon Valentina, ils ne méritaient pas. Les médecins, eux, étaient de véritables dieux.

Concentrée sur ses tâches, elle ne parlait guère. Peu lui importait de passer le plus clair de son temps à nettoyer la salle de soins et stériliser les instruments. Elle les maniait avec respect, trouvant un plaisir inattendu à toucher le métal acéré aux formes incroyables, pinces, sondes, seringues… Chaque jour, elle suivait une heure de formation en compagnie des autres novices. Elle se concentrait comme pour jouer un nouveau morceau de piano. Lors des soins, elle posait des questions précises et se montrait attentive aux explications.

— Vous savez écouter, lui dit un patient.

Fondé plus de cent ans auparavant sur l’insistance de Catherine la Grande, Sainte-Isabelle accueillait les nécessiteux. Les lits manquaient face au flot incessant des malades et des mourants qui franchissaient le seuil de l’hôpital. Beaucoup étaient renvoyés sans le moindre espoir d’être soignés. Les gens aisés n’allaient pas à l’hôpital. Les médecins se déplaçaient chez eux, plusieurs fois par jour, au besoin.

Valentina plongea les mains dans de l’eau savonneuse et se mit à frotter un spéculum. Au bout d’une minute, elle inspecta ses mains rouges et craquelées. Elle avait désormais des mains d’infirmière et non de pianiste et elle s’en voulait de s’en soucier.

Derrière elle, une porte s’ouvrit.

— Ah, tu es là ! On a besoin de toi.

Valentina fit volte-face. C’était Daria Spatcheva qui, ce jour-là, ne souriait pas.

— Tu as le cou taché de sang, constata Valentina.

— Il faut que tu viennes, et vite !

En entrant dans la salle commune des hommes, Valentina fut assaillie par l’odeur de la peur et du sang. Des corps gisaient un peu partout, sur les lits, sur des matelas à même le sol, des couvertures, des planches. Ils étaient bien trop nombreux.

— Que s’est-il passé ? s’enquit Valentina.

— Les hussards.

— Une offensive ?

— Ils ne maniaient pas leurs jolis sabres étincelants pour rien.

Valentina vit de jeunes hommes dont les rêves venaient d’être réduits en lambeaux. Ils saignaient de la tête ou souffraient de plaies béantes aux épaules. Des hommes à pied contre des cavaliers…

Chyort ! jura Valentina.

Le capitaine Tchernov avait tenu sa promesse.

— Daria, par où dois-je commencer ? demanda-t-elle, le cœur battant.

— Infirmière Ivanova, prenez ceci, vite !

La medsestra Gordanskaïa lui tendit une paire de ciseaux et s’éloigna vers l’extrémité dans la salle. Daria avait toutes les peines du monde à empêcher un blessé aux yeux bandés de ramper vers la porte. Valentina posa une main apaisante sur le patient allongé devant elle.

— Bonjour, je suis la sanitarka Ivanova, dit-elle d’un ton ferme et rassurant.

Elle découpa le tissu de sa veste jusqu’au col, puis fit de même avec sa chemise. Deux longues balafres parallèles dessinaient comme des rails de tramway sur sa peau. Elle les badigeonna d’antiseptique, mais les plaies saignaient abondamment. La tête de côté, il ne cessait de lever vers elle un regard affolé.

— Le docteur ne va pas tarder, assura-t-elle. Il vous faudra quelques points de suture.

Elle appliqua des compresses en appuyant pour faire cesser l’hémorragie.

— Vous pourrez bientôt reprendre le travail.

— Ils nous attendaient, déterminés à nous achever, cette fois.

— Vous manifestiez ?

— Non. C’était un rassemblement dans la cour, avec les autres apprentis.

— Les soldats vous ont attaqués dans la cour de l’usine ?

— Non.

Il se mit à battre les paupières. Un filet de vomi coula de ses lèvres.

— Nous sommes allés près des voies ferrées pour discuter avec les cheminots. Leur contremaître a été…

Il se mit à sangloter et à gémir comme une bête.

— Chut… vous ne risquez rien, ici.

Elle caressa ses cheveux maculés de sang, puis sa joue.

— Infirmière, murmura-t-il, les yeux fermés. Je n’arrive plus à bouger les bras.

— Vite !

Un médecin en blouse blanche l’appelait. Toute la journée, de jeunes hommes étaient arrivés sur des charrettes, les épaules d’un ami, des civières de fortune. Valentina s’endurcit. Elle apprit à poser la main d’un homme sur son propre cou parce que son pouls leur donnait une raison de s’accrocher. Elle apprit à les laisser pleurer, crier. Elle écrivit de brefs messages de leur part à leurs proches, les aida à boire un peu d’eau et fit tant de pansements que les bandes de tissu lui parurent devenir un prolongement d’elle-même.

— Dépêchez-vous !

— Oui, docteur ?

— Deux doses de morphine.

— Bien, docteur.

Un jeune homme brun à peine plus âgé que Katia était allongé sur le dos, les bras croisés, la peau trempée de sueur, priant en silence. Il sourit à Valentina. Elle versa deux doses de morphine dans un verre et souleva la tête du blessé pour lui faire absorber le liquide. Ses pupilles n’étaient que deux petits points noirs.

— Merci, souffla-t-il. Dasvidania. Au revoir.

— Il a été piétiné par les chevaux, murmura le médecin.

— Il y a un prêtre, ici ? demanda vivement Valentina.

— Dans la salle voisine, soupira le médecin épuisé. Il est débordé.

Il leva enfin les yeux vers l’infirmière.

— Valentina ! Ma chère enfant, j’ignorais que c’était vous ! Votre uniforme…

— Je sais, docteur Fédorine. Toutes les infirmières se ressemblent.

— Vous et Mme Gordanskaïa n’avez pas grand-chose en commun, ajouta-t-il, espiègle.

Elle sourit, si soulagée qu’elle faillit enrouler un bras autour de son cou.

— Vous devriez vous reposer, docteur.

Il secoua la tête.

— En vous écrivant une lettre d’introduction à Sainte-Isabelle, je n’imaginais pas vous voir effectuer ces tâches.

Il dévisagea la jeune femme. Valentina se demanda ce qu’il voyait.

— C’est votre baptême du feu, reprit-il.

Le jeune blessé leva une main et fit un signe de croix.

— Un baptême du sang, plutôt, corrigea-t-il.

— Je vais chercher le prêtre, dit-elle en serrant sa main dans la sienne avant de s’éloigner.

Ne trouvant pas de prêtre dans la salle voisine, elle décida d’enfreindre le règlement et, soulevant le bas de sa robe, se mit à courir dans les couloirs en quête d’une silhouette en noir. Elle refusait de laisser ce garçon mourir sans les derniers sacrements.

En sentant une main ferme sur son épaule, elle sursauta et recula d’un bond.

— N’ayez pas peur, mon petit.

L’homme surgi de nulle part avait l’air d’un religieux. Il était imposant et large d’épaules, avec sa tunique noire. Ses grands yeux ronds d’un bleu très pâle saisissant, largement enfoncés dans leurs orbites, étaient rivés sur elle, sans sourciller, si ardents qu’elle ressentit le besoin de se détourner.

— J’ai besoin d’un prêtre !

— Petite… dit-il d’une voix grave qui résonnait dans le couloir froid. Petite, l’humanité entière a besoin qu’un prêtre lui montre la voie. Je vous vois troublée. Laissez le Seigneur vous purifier.

Elle faillit s’esclaffer face aux propos étranges de cet homme à l’hygiène douteuse. Avec sa longue barbe hirsute et souillée, sa tunique tachée et ses mains crasseuses, il empestait. En revanche, son crucifix serti de pierres étincelait au bout d’une chaîne.

— Vous devriez peut-être vous faire purifier également, rétorqua-t-elle. Venez vite ! On a besoin de vous dans…

Il tendit ses grosses mains sales et les posa sur la tête de la jeune femme en la fixant durement.

— C’est vous qui avez besoin de moi, malichka, mon petit. Je peux vous apporter la paix dont vous avez tant besoin, au nom du Seigneur.

Il se pencha comme pour l’embrasser sur le front, mais, au dernier moment, il posa les lèvres sur les siennes. Prise au dépourvu, Valentina sentit sa bouche énorme et caverneuse engloutir la sienne. Ulcérée, elle le gifla violemment. Hélas, sa barbe fournie amortit le coup. Valentina déversa alors sa colère pour toutes les épreuves de cette journée.

— Vous n’avez rien d’un homme de Dieu ! Vous n’êtes qu’un imposteur ! Un monstre lubrique répugnant et…

Il éclata d’un rire hystérique, à croire qu’elle venait de le couvrir de louanges ! Valentina eut envie de le gifler de nouveau. Malheureusement, le toucher lui était insupportable. Elle s’essuya la bouche de sa main et garda ses distances.

— Un mourant a besoin de vous.

— Ce n’est pas lui qui a besoin de moi, c’est vous.

— Vous n’êtes pas vraiment prêtre, n’est-ce pas ?

— Je ne suis qu’un pauvre starets, un pèlerin. Je me donne humblement aux âmes en peine telles que la vôtre, aux âmes égarées qui cherchent leur voie.

— Mon âme ne regarde que moi, répliqua-t-elle. Vous n’êtes pas un starets. Ce pauvre garçon doit voir un véritable prêtre.

Il soutint son regard de ses yeux pâles. Valentina sentit sa gorge se nouer et son esprit se mit à vagabonder. Au prix d’un gros effort, elle se détourna de la silhouette sombre et fila le long du couloir, l’image de ce sinistre personnage gravée dans son esprit.

— Infirmière ! lança-t-il de sa voix grave. Malichka, nous nous reverrons et, ce jour-là, vous m’offrirez un baiser en échange de votre âme.

Valentina trouva un prêtre, un vrai, avec une soutane un peu élimée, un châle de prière et un haut couvre-chef noir ayant connu des jours meilleurs. Sans doute un prêtre venu de la campagne en apprenant l’ampleur du carnage. Il priait pour un blessé. Dès qu’il releva la tête, elle le reconnut : c’était le prêtre qu’elle avait rencontré le jour où elle avait surpris le chauffeur en train de livrer des sacs de pommes de terre dans une église.

— Mon père, j’ai besoin de votre aide.

— Oui, infirmière ?

— Pour un jeune homme mourant.

S’il affichait un calme apparent, il frappa le sol d’un coup de pied rageur.

— Père, savez-vous ce qui s’est passé ?

— Les apprentis travaillent dans des conditions effroyables, répondit-il d’un ton mesuré. Ils s’étaient réunis car l’un d’entre eux avait perdu un bras coincé dans une machine. Hélas, les espions de la police sont partout.

Il secoua la tête et leva une Bible.

— Que le Seigneur ait pitié de l’âme de ces soldats car je n’en trouve pas dans mon propre cœur. Je les enverrais volontiers brûler en enfer pour l’éternité. Ces apprentis ne sont encore que des gosses.

— Ils se sont ralliés aux cheminots, paraît-il.

— Effectivement.

— Cela signifie que la manifestation était bien organisée.

Lorsqu’elle ouvrit la porte à double battant menant à la salle, le prêtre se figea.

— Qui êtes-vous donc ? demanda-t-il.

— Rien qu’une infirmière qui essaie de sauver la vie de vos apprentis.

« Rien qu’une infirmière », des mots simples qui semblèrent le calmer, car il afficha une expression plus douce et se remit en marche.

— Je suis affligé, bien sûr. Personne ne devrait voir ce dont j’ai été témoin aujourd’hui, ces coups de sabre meurtriers…

Il serra sa Bible contre son cœur telle une armure.

Valentina effleura la croix en relief qui ornait sa couverture.

— Vous y étiez ?

— Oui.

— Père Morozov, Viktor Arkine était-il présent, lui aussi ?

Il se figea.

— Qui êtes-vous ? répéta-t-il.

— Est-il blessé ?

Il secoua imperceptiblement la tête.

— Dites-lui de déplacer la caisse qu’il a cachée au fond du garage avant que l’Okhrana ne vienne l’arrêter.

Загрузка...