37

Le temps parut s’arrêter. Saint-Pétersbourg retenait son souffle. Viktor Arkine redoubla de prudence. Il changeait fréquemment de lieu, sans jamais s’installer nulle part. Déraciné, invisible, il ne parvenait pas à s’éloigner des Ivanov.

Il observait leurs allées et venues, la mère droite comme un I, en grand deuil, au côté de sa fille, tout de noir vêtue. Elle marchait d’un pas alerte et claqua la portière de la voiture avec colère. À l’abri des regards, Arkine la suivit des yeux. Il l’entendait encore lui demander : « Vous n’avez donc pas de conscience ? » Ne comprenait-elle pas que la révolution coupait les liens avec l’ordre social et ses codes moraux, car seule l’exclusion de ces valeurs pouvait apporter un changement radical de société ? Il fallait détruire l’ordre d’antan, et cette jeune femme qui tenait la main de sa mère en faisait partie.

Pourquoi ne parvenait-il pas à les détruire, elles ?

Voitures et automobiles allaient et venaient devant la maison, amis venus exprimer leurs condoléances, anciennes camarades d’école… La cérémonie elle-même le rendit malade, avec son cortège de véhicules ornés de crêpe, de chevaux coiffés de plumes noires, de tenues qui avaient sans doute épuisé les réserves de soie de la ville entière… Si le ministre Ivanov n’avait pas eu les moyens de verser la rançon demandée pour ses filles, où avait-il trouvé de quoi organiser cette démonstration d’opulence ? Avait-il encore emprunté aux banques ? Pendant que les travailleurs et travailleuses vivaient dans des taudis, les riches mouraient dans leurs palais. Devant l’église, il cracha à terre. Qu’ils crèvent tous !

Et pourtant, ses jambes refusaient de s’éloigner, plus patientes que son esprit. Adossé à un mur, à l’ombre de la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan, Viktor se maudit d’avoir croisé le chemin des Ivanov. Le père fut le premier à émerger de l’imposante bâtisse, mais Arkine ne lui accorda qu’un regard. Il était homme à pendre les révolutionnaires aux lanternes pour faire un exemple. Un jour, il rendrait des comptes.

Près de lui se tenait sa femme, tête baissée derrière son voile. Arkine eut envie de le lui arracher pour plonger dans son regard, lire ses pensées. Elle se mouvait lentement, comme si le moindre geste était un effort. Derrière elle, sa fille ne baissa pas les yeux. Dès qu’elle émergea sous le soleil d’automne, elle fixa la foule des badauds. De toute évidence, elle cherchait quelqu’un. Arkine se tapit dans l’ombre.

Il savait qu’elle le cherchait, lui.

Quand Valentina se présenta de nouveau à l’église de Morozov, Arkine se trouvait dans la chambre secrète, un espace confiné dissimulé derrière un panneau, au sous-sol. Dès qu’il entendit la jeune femme parler au prêtre, au sommet des marches, il disparut dans sa tanière.

— Voyez, ma chère, il n’est pas là, déclara le père Morozov d’une voix douce.

Il y eut un long silence. Arkine reconnut les pas de Valentina. Parfois, elle s’arrêtait. Il l’imaginait, dressant l’oreille, en quête du moindre indice de sa présence.

— Cet endroit sent la cigarette, commenta-t-elle.

— Bon nombre de fumeurs passent par ici. Pas Viktor Arkine. Écoutez, il faut me croire. Il était à Moscou et est revenu pour quelques jours, mais il est reparti, je ne sais pas où. Il a parlé de Novgorod. Je lui ai transmis votre message. Il sait que vous le cherchez. Allez en paix, mon enfant, et oubliez notre ami.

— Mon père, cet homme n’est pas mon ami, objecta Valentina d’un ton qui fit sourire Arkine, car il l’avait déjà entendu. Dites-lui qu’il n’y a pas assez de jours dans une année, pas assez de villes dans ce pays pour qu’il m’échappe. Je le retrouverai. Dites-lui…

Elle se tut. Un silence pesant s’installa. Quand elle reprit la parole, sa voix n’était plus la même, à peine audible :

— Dites-lui que j’ai besoin d’aide.

*

Jens n’aimait pas le bureau du ministre Ivanov. Il ressemblait trop à l’homme qui l’occupait : prétentieux, ostentatoire, plein de trophées, de sabres, de peintures dans des cadres dorés représentant les grandes batailles de l’armée russe. Et, à l’instar du ministre, la décoration commençait à s’user sur les bords. L’imposant bureau était plein de brûlures de cigare, de taches d’encre. Une trace claire indiquait l’absence d’un tableau, sur un mur. Saisi par une banque, sans doute. Réprimant son envie de l’étrangler, Jens était assis face à Ivanov, qui fumait un gros cigare, l’air agacé.

— Vous ne pouvez imposer à Valentina un mariage dont elle ne veut pas, déclara l’ingénieur.

— La réponse est toujours non, Friis. Elle doit épouser un homme riche et elle le sait.

— Je ne suis pas pauvre.

— La réponse est non.

Jens maîtrisa sa colère.

— Je travaille en étroite collaboration avec le ministre Davidov. Vous le connaissez, il me semble.

— En effet. Que vient-il faire dans cette histoire ?

— Sa femme est décédée au début de cette année.

— Je sais, et c’est bien triste. Et alors ?

— Davidov a perdu le goût à l’amour, mais il demeure ambitieux, malgré son âge. Le mois dernier, il a hérité de vastes terrains de son frère aîné, mort lors d’un accident d’automobile.

— Continuez, fit Ivanov, soudain intéressé.

— Il cherche à investir en poursuivant sa carrière et en élargissant ses horizons. J’ai entendu dire qu’il souhaitait prendre la tête de plusieurs des comités que vous dirigez. Je pourrais peut-être lui toucher deux mots si…

Jens n’en dit pas plus.

Ivanov était incapable de masquer son avidité. Jens ouvrit le coffret en acajou contenant les cigares et en prit un, avant de tendre la main au ministre. Il s’en saisit comme d’une planche de salut et la serra en souriant.

— Bienvenue dans la famille, Friis. Je n’ai jamais voulu autre chose que le bonheur de Valentina.

Jens alluma son cigare. Je n’en doute pas une seconde.

Un peu plus tard ce même jour, Jens travaillait dans son bureau avec le jeune Kroskine, le contremaître qui avait perdu une partie de sa jambe lors de l’explosion. Penchés sur une série de plans, ils discutaient de l’ultime prolongement des canalisations quand le téléphone se mit à sonner. Jens grommela, irrité d’être interrompu, et alla décrocher.

— Friis à l’appareil.

— Friis, espèce de salaud !

C’était Davidov.

— Qu’est-ce que vous voulez, monsieur le ministre ?

— Vous féliciter.

— Pour quoi ?

— Vos fiançailles, d’abord. C’est Ivanov en personne qui m’a annoncé la nouvelle. Ensuite, pour m’avoir permis cet accord avec lui. Il est vraiment cupide, le bougre, de sorte que cela m’a coûté une fortune, mais je serai heureux de…

Jens ne l’écoutait plus, car Valentina se tenait sur le seuil.

— Excusez-moi, monsieur le ministre, je dois vous laisser. Merci de m’avoir appelé.

Sur ces mots, il raccrocha.

Kroskine regardait fixement la jeune femme.

— Mademoiselle Ivanova, bredouilla le jeune homme en rougissant. Quel plaisir de vous voir ! J’ai toujours voulu vous remercier pour votre aide, dans les tunnels.

Elle opina de la tête, les yeux rivés sur Jens.

Kroskine prit sa béquille et quitta le bureau en claudiquant. Elle entra en refermant la porte derrière elle.

— Jens…

En dépit de ces vêtements noirs qu’il détestait, elle illuminait la pièce.

— J’ai une idée, dit-elle.

Ils attendirent qu’il fasse nuit, que les usines déversent leur flot d’ouvriers, à la fin de leur journée de travail, que les boutiques ferment leurs portes. Valentina aimait sillonner la ville au côté de Jens, sentir sa présence rassurante. Il ne risquait pas de disparaître, au contraire de Katia et d’Arkine. Jens ferait partie de sa vie à jamais.

Il frappa à la porte défoncée qui n’avait pas été réparée. Comme personne ne venait ouvrir, il insista au point de briser davantage le panneau. Un homme finit par entrebâiller la porte. Dans la pénombre, ils distinguèrent un visage juvénile au regard vif et curieux.

— Oui ?

— Nous venons voir Ivan et Varenka Sidorov, déclara l’ingénieur en glissant un pied entre la porte et le chambranle.

— Ils sont partis.

— Non, répliqua Valentina. Il doit y avoir erreur.

Ils ne pouvaient s’être envolés, eux aussi…

— Il n’y a pas d’erreur.

Jens sortit un billet de cinq roubles de sa poche.

— On aimerait vérifier par nous-mêmes.

Le billet disparut dans la veste du jeune homme.

— Bien sûr, répondit-il, amusé et ravi d’avoir gagné de l’argent aussi facilement.

La porte de gauche était béante. À l’intérieur brûlait une lampe à pétrole. Le chant d’une femme leur parvint.

— Voyez par vous-mêmes…

Valentina pénétra la pièce exiguë. Il faisait sombre. Les murs étaient toujours moisis et le plafond fissuré, mais l’aménagement avait changé. Malgré les meubles usés, des touches de tissus colorés conféraient aux lieux la chaleur qui leur manquait. Au centre de la pièce, une jeune femme aux longs cheveux noirs et aux yeux de tzigane se balançait en fredonnant doucement un vieil air folklorique des steppes de Russie.

Valentina tourna les talons et sortit.

Jens l’emmena au sous-sol d’un bâtiment. Il commençait à pleuvoir dans l’air chargé de fumées d’usine. Concentrée sur la maison noircie qui se dressait devant elle, Valentina se prit à espérer qu’Arkine y loge. Jens s’était renfermé sur lui-même. Depuis qu’ils avaient quitté l’ancien logement de Varenka, il n’avait prononcé qu’une phrase :

— Je connais quelqu’un qui nous aidera peut-être.

Elle avait glissé la main sous son manteau pour lui caresser doucement le torse en marchant.

Lorsque la porte du sous-sol s’ouvrit, elle découvrit le spectacle étonnant d’une vaste salle encombrée de lits et de corps. Un enfant affamé pleurait. Un petit chien couvert de cicatrices vint renifler son mollet comme s’il envisageait de la dévorer. Jens serra Valentina contre lui et chassa l’animal d’un coup de pied. Il se dirigea vers une femme maigre qui portait un bébé aux cheveux dorés.

— Je suis déjà venu parler à Larissa Sergueïeva.

— Je me souviens de vous.

Elle lui sourit et le dévisagea avec intérêt. Valentina avait les yeux rivés sur le nourrisson. Elle avait envie de caresser la petite tête fragile, de sentir la douceur de ses boucles qui lui rappelaient celles de Katia.

— Larissa est là ? s’enquit Jens en scrutant les ombres de la pièce.

La femme se mit à rire et leva les yeux au ciel.

— Elle est partie, celle-là.

— Où ça ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Un homme est venu, il y a quelques jours, et ils ont passé une heure à parler, à se disputer, mais ils étaient tout sourire à la fin. Elle a simplement pris son sac, attaché son bébé dans son dos et, depuis, on ne l’a plus revue.

— Un homme ? demanda Valentina. À quoi ressemblait-il ?

— Grand, je crois, répondit-elle en souriant à Jens. Pas aussi grand que vous… Les cheveux bruns, des vêtements usés, propres.

— Un air décidé ?

— Oui, c’est ça, acquiesça la jeune femme.

Chyort ! jura Valentina. Il a une longueur d’avance sur nous.

Jens la fit sortir dans la rue et enroula un bras autour de son cou.

— Il y a d’autres adresses, l’informa-t-il.

À tout moment, Arkine aurait pu surgir et trancher la gorge de la jeune femme pour mettre fin à cette traque, mais il n’en fit rien. Il s’en savait incapable et s’en voulait de cette faiblesse. Ces gens étaient ses ennemis, ils faisaient partie des oppresseurs.

L’ingénieur était son ennemi, lui aussi, et il était bien plus dangereux. Si Arkine tuait Valentina Ivanova, il devrait également éliminer l’ingénieur, sinon Friis le retrouverait et il serait condamné.

Il décida donc de laisser la vie sauve à la jeune femme. Dans l’immédiat.

Arkine longea le couloir de l’hôtel, conscient du risque qu’il prenait. Il ne croyait pas une seconde qu’Elizaveta se trouvait à l’Hôtel de Russie. Des agents de l’Okhrana l’attendaient peut-être dans la chambre. Et pourtant, il ne fit pas demi-tour. Il resta derrière la porte, en silence, pendant un long moment, à guetter le moindre bruit. Cela ne voulait rien dire. Lorsqu’il actionna la poignée, la porte s’ouvrit et il entra.

Elizaveta Ivanova était assise au bord du lit, toute de noir vêtue, avec une voilette sous un chapeau orné de plumes noires luisantes.

La mine grave, elle avait un gros fusil posé sur les genoux et le caressait d’une main gantée. En voyant Arkine, elle prit son arme. Ils se dévisagèrent longuement sans se parler.

— Bonsoir, Elizaveta.

Elle se leva sans un mot.

Il s’avança jusqu’à se trouver à portée de main, mais ne la toucha pas.

— Je ne voulais pas que Katia meure, dit-il doucement.

Elle secoua lentement la tête.

— Ce n’est pas ce qu’affirme Valentina.

Il fit un pas vers elle et se retrouva avec le canon du fusil sur son torse.

— Appuie sur la détente si cela te rend plus heureuse.

Elle ferma les yeux derrière sa voilette. Arkine retint son souffle et compta jusqu’à dix. Rien. Sans un commentaire, il lui prit le fusil et le jeta sur le couvre-lit en satin. Ensuite, il lui ôta son chapeau et le laissa tomber à terre. Il enlaça le corps frissonnant et posa le menton sur ses cheveux. Il sentit son souffle chaud dans son cou. Ils restèrent ainsi enlacés pendant dix minutes.

— Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à te haïr ?


murmura-t-elle. Suis-je donc une si mauvaise mère ?

— Si seulement on s’était rencontrés à un autre moment et en d’autres lieux, répondit-il.

— Nous n’avons que ce moment et ce lieu.

Il l’embrassa, humant son parfum familier, et dégrafa une barrette nacrée. Une tresse dorée cascada sur son épaule.

— Comment as-tu su que je viendrais aujourd’hui ? s’enquit-il.

— Je n’en savais rien.

Ces mots tournoyèrent dans son esprit. Il l’imagina, jour après jour, solitaire, assise au bord du lit de la chambre d’hôtel, un fusil sur les genoux, le cœur fou de rage, à l’attendre. C’en fut trop. Il laissa ses larmes ruisseler sur la tête d’Elizaveta.

Durant des semaines, Valentina et Jens le traquèrent tels des chiens sur la piste d’un renard, de tanière en tanière. Elle voulait qu’il ressente la haine qu’il suscitait en elle. Ils se rendaient dans les bars, les taudis, les églises, les salles de réunion, des roubles plein les poches, le contraignant à déguerpir.

Par deux fois, ils furent si proches de leur proie qu’elle le sentit dans l’air qu’ils respiraient. Hélas, il fila par la fenêtre ou par les toits. Le jour, elle travaillait à l’hôpital Sainte-Isabelle. Le soir venu, elle parcourait les rues avec Jens. Quand sa mère lui demandait où elle allait, elle se montrait honnête :

— Je recherche Viktor Arkine.

— La police s’en charge.

— Ils ont échoué, Maman. Ce ne sera pas mon cas.

Au lieu de lui interdire de quitter la maison, sa mère la regarda fixement.

— Sois prudente, Valentina. Œil pour œil, dent pour dent te semble peut-être une réaction justifiée, mais Arkine est implacable et colérique.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela, Maman ?

Elle rougit.

— C’est un révolutionnaire, non ? Ce sont des bêtes enragées prêtes à tout dévorer.

— Je le connais. Ne vous inquiétez pas pour moi.

*

— Jens, que se passe-t-il ?

Quelque chose clochait. Le cœur de Valentina s’emballa. À sa fenêtre, Jens observait la circulation et les passants qui se hâtaient pour échapper au vent froid de l’automne. Derrière lui, sur une longue table, trônait la maquette d’un palais en bois, avec des tourelles et des ponts que la souris pourrait parcourir à loisir. En cet instant, le rongeur s’activait dans sa roue, produisant un bruit régulier étrangement réconfortant.

— Il va bientôt neiger, murmura Jens. Le froid va pousser les ouvriers à se mettre en grève. Il n’y a plus de pain dans les magasins.

Valentina s’approcha et l’étreignit.

— Qu’est-ce qui se passe ? répéta-t-elle.

— Valentina, tu ne l’attraperas pas.

— Arkine ?

— Pas comme ça. Il a systématiquement une longueur d’avance.

— Ne parlons pas de lui maintenant, supplia-t-elle en fermant les yeux, mais très vite, elle reprit, en le faisant pivoter pour plonger dans son regard vert : Tu as raison. Nous devons trouver autre chose.

*

Viktor Arkine prit la lettre que lui tendait le prêtre. Qui avait pu lui écrire ? Ils avaient une règle qui leur interdisait toute communication écrite.

— Où est le père Morozov ? demanda-t-il au prêtre, un homme au crâne dégarni et aux petites lunettes à monture métallique.

— Dans son village. La police est venue poser des questions sur lui.

Il secoua la tête, visiblement nerveux.

— Donc il se fait discret ?

— C’est ça.

— Il nous est précieux.

— Qui a déposé cette lettre ? s’enquit Arkine.

Son nom figurait en grosses lettres élégantes sur le recto.

— Une jeune femme.

Il déchira l’enveloppe.

« Vous attendez trop de la vie, Viktor Arkine. Et si vous croyez que je vais rester en retrait, vous me sous-estimez. Soyons directs, voyons-nous en tête à tête, rien que nous deux. Disons ce qu’il y a à dire. Vous me traiterez d’« oppresseuse », je vous traiterai de tueur. Retrouvez-moi demain dans la cour arrière de l’hôpital Sainte-Isabelle, à quinze heures. Pourquoi ? Je veux vous dire que nos petites tragédies personnelles sont peu de chose face à la tempête qui balaie la Russie et que je porte votre enfant. »

La main d’Arkine se mit à trembler et les mots se troublèrent sous ses yeux.

Elle avait bien choisi. Une cour baignée de soleil, ni publique, ni privée… Arkine l’avait inspectée aux premières lueurs de l’aube. Ce lieu de rendez-vous ne constituait pas un bon piège à cause des nombreuses issues. Outre la grille en fer forgé qui restait ouverte pour les ambulances et les livraisons, deux portes donnaient dans l’hôpital. Une autre, à l’arrière, menait dans une rue transversale, sans oublier une trappe s’ouvrant sur un sous-sol.

Ils pourraient respirer. Il voulait lui faire confiance.

D’après ce qu’il avait constaté, la cour était généralement déserte, mais de temps à autre, une grande activité y régnait, de sorte que leur entrevue pouvait être interrompue à tout moment. C’était plus sûr. Contre un mur se dressaient deux remises. Il n’avait eu aucun mal à crocheter leurs serrures. Elles ne recelaient que du pétrole et des caisses de matériel médical. Il détermina quelles parties de la cour étaient visibles depuis l’arrière de l’hôpital et quelles zones ne l’étaient pas. Au lever du soleil, il fuma une cigarette dans un coin ombragé, derrière une remise, sachant qu’il était invisible.

Oui, Valentina Ivanova, tu as bien choisi, songea-t-il.

Valentina était débordée. À la suite d’un incendie dans l’atelier d’un fabricant de voiles, les victimes de brûlures avaient afflué, surtout des femmes. Chaque fois qu’elle regardait l’horloge, les aiguilles avaient avancé trop vite. Treize heures. Elle badigeonna une brûlure d’une solution d’hypochlorite et aida un homme déshydraté à boire un verre de thé à la vitesse d’un escargot. Quatorze heures.

Arkine allait-il venir ?

Elle repensa à la lettre qu’elle s’était gardée de montrer à Jens, se contentant de lui dire qu’elle avait sollicité un tête-à-tête, sans évoquer la dernière phrase relative à l’enfant. Arkine y croirait-il ? Elle s’assit près d’une femme désorientée qui se demandait pourquoi son fils l’avait amenée à l’hôpital.

Quatorze heures cinquante et une.

Elle se lava les mains et posa sa cape sur ses épaules. Quatorze heures cinquante-six. Elle entama sa longue marche dans les couloirs situés à l’arrière de l’hôpital. Derrière une porte à double battant, elle émergea sous un soleil si éblouissant qu’elle plissa les yeux.

Viktor Arkine était adossé à un mur, plus grand que dans son souvenir. Peut-être avait-elle cette impression parce qu’il avait beaucoup maigri. Elle posa les yeux sur son arme et comprit enfin qu’il pouvait la tuer. Sauf si elle parvenait à le convaincre qu’elle était enceinte de lui. Elle se dirigea vers une zone bien éclairée, mais Arkine ne bougea pas. Une minute entière s’écoula. Au moment où elle perdait espoir, il s’approcha sur la pointe des pieds, comme un félin et s’arrêta à distance raisonnable. Elle vit ses yeux s’accoutumer à la lumière.

— Vous m’avez donné du fil à retordre, dit-il.

— Tant mieux.

— Où est-il ?

— Qui ça ?

— Votre ingénieur.

— Il ignore que je suis là.

Arkine sourit poliment. La croyait-il ? Elle n’aurait su le dire. Il haussa les épaules et baissa son arme, sans la quitter des yeux.

— Peut-être… vous ne tenez pas à ce qu’il sache quelle petite putain vous étiez, à l’isba.

Elle ne répondit pas.

— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, soudain brutal.

— Où sont vos hommes ? Je suis sûre qu’il y en a un bataillon quelque part, dans ces remises ou dans la cave.

Arkine sourit, pas par politesse, cette fois.

— Il n’y a que moi. J’y ai songé, c’est vrai. J’aurais pu vous capturer à nouveau et vous garder enfermée pendant neuf mois, avant de prendre l’enfant et de vous trancher la gorge.

Il avait sérieusement envisagé ce projet. Elle le sentait. Ses jambes se mirent à trembler d’effroi.

— Je vous aurais planté une fourchette dans le cou bien avant la fin des neuf mois.

Il parut sincèrement amusé.

— Je vous en crois capable. Si cet enfant est vraiment de moi et non de votre ingénieur, avez-vous pensé à m’épouser ou même à me remettre l’enfant après sa naissance ?

— Non, répliqua-t-elle en masquant son dégoût.

— Je m’en doutais. Alors qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes face à face. Avez-vous l’intention de me tuer ?

— J’y ai songé.

Comment pouvait-il sourire ? Rire ? Pourquoi n’était-il pas rongé par les remords, après ce qu’il avait fait à Katia ?

Elle écarta les pans de sa cape.

— Regardez, je ne suis pas armée.

— C’est encore plus inquiétant, dit-il en balayant la cour du regard. Je n’aurais pas dû venir.

— Sachez, que chaque jour je pleure, je souffre. Ma sœur me manque. Mes parents sont dans la douleur. Vous et votre cause bolchevique avez brisé ma famille.

Elle l’observait en parlant et crut voir son visage s’assombrir. Elle déboutonna sa cape et la fit glisser sur ses épaules. C’était un signal destiné à Jens. Arkine était bien trop habitué à ces pratiques pour ne pas s’en rendre compte. Aussitôt, il examina les fenêtres. Mais il se trouvait en plein soleil et ne voyait rien. Il se mit alors à courir, sachant ce qui l’attendait.

Une seule détonation retentit tel un claquement de fouet. La jambe droite d’Arkine se déroba. Il s’écroula et, en touchant les pavés, se traîna dans l’ombre de la remise. Valentina leva les yeux vers la fenêtre de la salle de soins où Jens se cachait depuis la veille au soir.

— Merci, Jens, murmura-t-elle.

Arkine noua son foulard autour de son genou qui saignait abondamment. Des fragments d’os et de chair maculaient son pantalon. Valentina se pencha sur lui et regarda son visage déformé par la douleur.

— Vous allez souffrir, maintenant, dit-elle d’un ton dur. Pour le reste de vos jours. La mort aurait été trop douce. Je veux que vous souffriez comme Katia a souffert. Je veux que vous me haïssiez chaque fois que vous poserez le pied à terre, comme je vous haïrai de m’avoir pris ma sœur.

Il posa sur elle un regard ivre de rage.

— Un jour, ton ingénieur paiera !

Elle le saisit par les cheveux et tira sa tête en arrière.

— Si tu oses le toucher, je te jure que je détruirai l’enfant.

Elle vit qu’il la croyait. Elle le relâcha et essuya sa main sur le bas de sa robe.

— Je vais faire venir un brancard, conclut-elle en s’éloignant vers l’hôpital.

Quand elle revint en compagnie de deux aides-


soignants, Viktor Arkine avait disparu. Sur les pavés, il ne restait plus que son sang.

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