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Katia ne se trompait pas, à propos du Viking. Valentina avait essayé d’en rire, en vain. Elle était furieuse contre lui, désormais. Il était évident qu’il l’avait oubliée. Aucune importance. Pourquoi se souviendrait-il d’elle après sa prestation à l’âge de quinze ans ?

Non, ce qui la contrariait vraiment, c’était la façon dont il était sorti dès la fin de son morceau, la veille, avec un enthousiasme désobligeant. Il s’était levé d’un bond et, après avoir échangé quelques mots avec le tsar, avait filé vers la sortie sans demander son reste. Était-il donc déçu à ce point ? Elle était si fière de son interprétation, cette fois ! Cette indifférence la piquait au vif.

Dans le salon de musique familial, Valentina s’installa devant le magnifique piano à queue Érard dont elle adorait la surface noire et laquée. Dès que ses doigts effleurèrent les touches, toute tension s’évapora, comme à chaque fois. Ses doigts caressèrent l’ivoire avec grâce, changeant de rythme, pour échauffer les muscles, assouplir les articulations. Le son riche et éclatant qui s’élevait de l’instrument atténua quelque peu son agitation.


Elle était exaltée, mais pas pour les bonnes raisons. Elle voulait revoir le Viking.

Katia avait raison sur ce point.

Valentina avait été abasourdie de le voir apparaître dans la salle juste derrière le tsar. Fier et élégant dans sa redingote, il était de loin le plus grand de l’assemblée et semblait invincible. Deux ans plus tôt, lors du concert donné à l’institut Ekaterininski, il était accompagné d’un groupe de courtisans du tsar et avait subjugué la jeune fille de quinze ans qu’elle était alors par son énergie et sa crinière flamboyante. De ses yeux verts intenses, il avait balayé la salle d’un air amusé. Jugeait-il la situation trop absurde pour être prise au sérieux ?

Ce jour-là, elle l’avait observé au fil des prestations dans l’espoir de capter son regard. Malheureusement, il s’ennuyait et n’avait d’yeux que pour la ravissante dame vêtue de soie verte et parée d’émeraudes qui était assise à côté de lui. Quand son tour était venu, Valentina était déterminée à le captiver. Hélas, impressionnée par sa présence, elle n’avait pas bien joué. À la fin du morceau, il avait applaudi poliment en souriant avec complicité à sa voisine. Valentina était mortifiée. Comment aimer quelqu’un à qui l’on n’a pas encore adressé la parole ? Que l’on a simplement aperçu lors d’un concert ? C’était impossible.

Elle interrompit ses gammes pour se lancer dans la sonate pour piano no 16 en do majeur de Mozart, un morceau qu’elle avait toujours aimé, mais soudain, elle leva les mains du clavier. Parfois, la musique s’emparait d’elle avec une telle force qu’elle cessait de jouer, comme en cet instant. Sa mère trouvait sa passion pour le piano excessive et inappropriée pour une jeune fille. Elizaveta ne comprendrait jamais pourquoi sa fille détestait courir les boutiques pour acheter robes et autres frivolités, et passait des heures au piano. Pire encore, Valentina craignait parfois que sa mère ne regrette qu’elle ne soit pas ce fils tant désiré, puisqu’elle ne se conduisait pas en vraie jeune fille.

Si seulement Katia avait pu l’entendre jouer, la veille ! Brusquement, elle se leva et alla chercher un fauteuil couvert de brocard crème, avec de fins accoudoirs en acajou, qu’elle plaça à côté du tabouret. Elle se rassit et posa une main sur le fauteuil, puis l’autre. Alors, elle essaya de se hisser sur l’assise du fauteuil sans se servir de ses jambes. Ce fut en vain. Ses bras cédèrent et elle se cogna la clavicule en s’écroulant à terre telle une poupée de chiffon. Elle foudroya ses jambes fautives du regard.

Chyort ! Nom de Dieu !

Au bout de cinq tentatives maladroites, elle finit par y arriver, le cœur battant et les bras tremblants.

Chyort ! répéta-t-elle.

Alors elle sortit du salon de musique et gravit les marches quatre à quatre pour regagner sa chambre.

Assise à son bureau, Valentina consultait une liste commencée quatre mois plus tôt sur du papier ivoire, qu’elle gardait dans un tiroir fermé à clé, à l’abri du regard indiscret des domestiques. La feuille était déjà cornée car elle la manipulait souvent, histoire de ne pas perdre de vue ses objectifs. Elle passa méthodiquement chaque point en revue :

1. Contacter les meilleurs spécialistes européens de la colonne vertébrale.

Elle avait épluché les revues médicales de la bibliothèque en quête d’articles sur les lésions de la colonne, puis elle avait écrit à des médecins à Berlin, Rome, Oslo et même Londres. Rares étaient ceux qui avaient pris la peine de lui répondre.

2. Rendre Katia heureuse.

Valentina se rembrunit. Quatre mois plus tôt, rendre Katia heureuse, après ses opérations, semblait être l’objectif le plus facile à atteindre : elle lui faisait la lecture, jouait aux cartes avec elle, lui confiait des secrets, lui racontait les derniers potins de l’école ou de l’office. Elle lui rendait toujours visite avec des fanfreluches, des jeux et les derniers livres de la librairie Bélizard. Dans les parcs, au bord de l’eau, elle ramassait des plumes de pie et les premières feuilles d’érable cuivrées de l’automne. Elle lui apportait clandestinement du chocolat de la pâtisserie Wolf & Beranger, et même des confiseries gluantes du bazar du Gostiny Dvor, la célèbre galerie marchande.

À présent, elle comprenait qu’il fallait bien davantage pour rendre Katia heureuse. Elle devait lui faire entrevoir un avenir nouveau. La tâche était ambitieuse.

3. Trouver un emploi.

Le cœur serré, elle effleura du doigt le mot « emploi ». Depuis sa plus tendre enfance, elle nourrissait un rêve qui lui valait les moqueries de ses camarades. Elle voulait être pianiste, sillonner l’Europe, de salle de concert en palace, jouer devant les grands de ce monde, de Rome à Paris, de Londres à Vienne. Hélas, l’explosion de la bombe avait anéanti son projet. Une carrière de soliste exigeait des années de travail acharné au conservatoire de Saint-Pétersbourg, un luxe qu’elle ne pouvait plus se permettre. Désormais, elle devait s’occuper de Katia. En examinant ses mains, ses articulations puissantes, ses phalanges, elle eut l’impression de les trahir, d’être déloyale envers elle-même.

— Oublie ton rêve, dit-elle à voix haute.

Comment renoncer alors qu’elle se voyait encore au piano, à déverser son âme dans ses notes, son public à ses pieds ? Vêtue d’une robe rouge provenant de Paris, des perles dans les cheveux, elle donnerait les plus beaux concerts d’Europe…

— Oublie ton rêve, répéta-t-elle plus fort.

La feuille de papier se mit à trembler entre ses doigts. Trouver un emploi. Oui, sa décision était prise. Elle en parlerait à son père. Une épouse ou une fille de bonne famille ne travaillait pas. Son père aurait honte d’elle. Il considérerait qu’elle salissait le nom des Ivanov. Elle se jura de le convaincre.

4. Obtenir le pardon de Papa.

Un jour, Papa. Un jour, vous me pardonnerez.

Ce qui l’attristait le plus, c’était que leur complicité d’antan avait disparu. Nicolaï Ivanov n’était pas un père très attentif. Il privilégiait son travail. Cependant, un lien particulier les avait toujours unis. S’il cajolait surtout Katia, s’il la protégeait, lui souriait, Valentina comprenait pourquoi : elle était le portrait de sa mère, une blonde aux yeux bleus et au sourire doux. Valentina, elle, tenait de lui ses cheveux bruns, ses yeux de braise et une détermination sans faille.

Au fil des années, Nicolaï n’avait pas caché le fait que sa fille aînée le rendait fou. Cependant, quand il la réprimandait pour quelque bêtise, il avait une lueur de fierté dans le regard et une note de respect dans la voix. Comme face au fils qu’il n’avait jamais eu. Depuis l’explosion, il gardait ses distances et elle en souffrait. D’après sa mère, il avait besoin d’un responsable à incriminer. Valentina trouvait injuste que ce soit elle.

Un jour, Papa, un jour, vous me pardonnerez.

5. Obéir à Maman.

Elle travaillait encore sur ce point.

6. Mieux jouer du piano.

À quoi bon désormais ?

7. Jouer pour le tsar.

Elle rit d’elle-même et raya cette ligne.

8. Épouser le Viking.

Ce projet était déjà biffé rageusement de plusieurs traits noirs. Un fantasme de jeune fille stupide qu’elle chassa vite, en dépit de son trouble flagrant.

9. Acheter une arme.

Le cœur battant, elle demeura les yeux rivés sur ces trois mots. Elle n’avait pas encore trouvé de solution, cependant elle refusait de renoncer. Si les révolutionnaires avaient frappé une fois, rien ne les empêchait de revenir, tel un cauchemar qui hanterait ses nuits. La prochaine fois, elle serait prête. Elle souligna le numéro neuf d’un trait noir et réfléchit un instant. Enfin, elle reprit son stylo à encre et ajouta une ligne :

10. Trouver un bolchevique.

Trouver le bolchevique, plus exactement. Les promesses de la police et de son propre père de faire payer les poseurs de bombe s’étaient révélées aussi vaines que les mensonges du tsar. Les hommes cagoulés s’étaient envolés. Certes, il y avait eu quelques rafles de bolcheviques notoires, suivies d’interrogatoires, mais nul ne savait rien des fantômes qui erraient dans les bois. Trouver un bolchevique.

*

« Bonjour, monsieur le ministre, bon après-midi, monsieur le ministre, bonsoir, monsieur le ministre. » Telles étaient les paroles que Viktor Arkine appréciait le moins. Il aurait préféré « Bonjour, camarade ».

« Oui, maître. Non, maître. Da, barin. Niet, barin. » Ces mots-là le rendaient malade.

Chaque jour, Viktor conduisait le ministre Ivanov au ministère des Finances. Et chaque jour, il écoutait les paroles déversées à l’arrière de la voiture. Le ministre avait la langue bien pendue. Souvent, il parlait trop ouvertement avec des collègues pendant qu’Arkine les conduisait à quelque réunion. Un jour, Ivanov avait même été assez stupide pour laisser sa serviette sur le siège de la voiture après avoir abusé du cognac au Donon. Pendant une heure, Arkine avait parcouru son contenu en prenant des notes avant de rendre son bien à son employeur.

Les soirées étaient encore pires. Viktor patientait dans le froid devant des bars, des maisons closes, l’appartement de la maîtresse d’Ivanov, sur la perspective Izmaïlovski… Parfois, Mme Ivanova prenait l’automobile au lieu de la voiture attelée. Ces jours-là, Arkine avait le sourire.

En regardant Elizaveta Ivanova descendre les marches du perron, Arkine se dit que les membres de la classe dominante se mouvaient et se tenaient différemment. Même en haillons, ils garderaient leur dignité et demeureraient ce qu’ils étaient : des parasites. Superbes, élégants et parfumés, mais des parasites.

Elle foula le gravier avec prudence à cause de la fine couche de neige tombée depuis la dernière fois que l’allée avait été déblayée, une heure plus tôt. Vêtu de son uniforme bordeaux avec sa casquette pointue ornée d’une bande dorée, il attendit ses instructions.

— Arkine, je veux que vous conduisiez mes deux filles en ville, aujourd’hui. Au restaurant Gordino, sur Morskaïa.

Elle le jaugea de son regard bleu. Elle se demandait sûrement si elle pouvait lui faire confiance.

Il était rare qu’il conduise les deux filles. L’invalide ne sortait guère, même s’il avait démonté le siège passager afin de pouvoir loger le fauteuil roulant. Sans doute l’influence de l’aînée, la brune, celle qui le regardait avec l’air de suggérer qu’elle n’était pas dupe d’un uniforme de chauffeur et d’une posture docile.

« En ville, aujourd’hui », avait-elle précisé. Il avait failli commettre une bévue. « Aujourd’hui n’est pas une journée idéale pour laisser vos filles se promener en ville. Gardez-les à la maison. » Il s’était contenté d’un hochement de tête en ouvrant la portière.

Comme à son habitude, Arkine écouta chacune de leurs paroles. C’était son travail. La Turicum était un véritable bijou de mécanique importé de Suisse, tout en cuir bleu foncé et en cuivres rutilants qu’il astiquait quotidiennement. Il était assis au volant, emmitouflé dans son épais manteau bordeaux. Ce jour-là, le froid était mordant. Pour s’en protéger, les deux sœurs avaient posé une épaisse peau d’ours sur leurs genoux et couvert leurs oreilles d’une toque en fourrure.

Les manifestants, eux, auront froid, aujourd’hui, et ils n’auront pas de peaux d’ours ni de toques en fourrure, pour se réchauffer. Rien que la rage brûlant en eux.

Dans les rues de Saint-Pétersbourg bordées de hauts bâtiments aux tons pastel, les passants se hâtaient, peu désireux de s’attarder dans le vent glacial. Viktor eut la satisfaction de voir les véhicules roue contre roue et les drojki attelés avancer péniblement, sans se soucier des coups de Klaxon qui leur intimaient de dégager la voie. Mieux valait que la circulation soit dense : le chaos n’en serait que plus intense.

Il écouta les bavardages un peu puérils et sans intérêt de ses jeunes passagères, qui s’extasièrent lorsqu’ils passèrent devant la boutique de mode de Mme Duclet, sur Morskaïa. Elles émirent un murmure approbateur en croisant la célèbre maison Jirov, avec sa vitrine pleine de porcelaines orientales et d’argenterie anglaise. D’un coup d’œil, il vit que Mlle Katia avait glissé les mains sous la couverture et qu’elle observait le monde extérieur comme lui regarderait un spectacle de cirque.

— Aujourd’hui, nous ferons ce qu’il nous plaît, annonça Valentina.

— Oh oui !

Il était rare que la jeune handicapée soit autorisée à sortir sans sa mère ou l’infirmière Sonia en guise de chaperon. Ce jour-là, il émanait d’elle un souffle de liberté. Soudain, Arkine freina fortement. Un cordon de policiers menaçants barrait la rue. S’il parvint à immobiliser l’automobile, la voiture qui les précédait vacilla dangereusement. Le cheval semblait affolé par le grondement qui résonnait au loin. Ce n’était pas un orage. Plutôt le déferlement implacable de vagues sur les galets. Viktor sentit ses passagères dresser l’oreille à mesure que le bruit enflait.

Rue Morskaïa, la circulation était coupée. Les piétons revenaient sur leurs pas en regardant nerveusement en arrière. Les cochers ne parvenaient pas à manœuvrer leurs attelages pour contourner le cordon de police et se retrouvaient coincés. Les esprits s’échauffaient.

— Que se passe-t-il, Arkine ? s’enquit Valentina en se penchant vers lui pour scruter l’horizon. Qu’est-ce qui bloque le passage ?

— Ce sont les grévistes, répondit-il en s’efforçant de ne pas l’alarmer. Ils manifestent sur Morskaïa.

— Des grévistes ? Ce sont ces ouvriers qui sèment le trouble dans les usines, n’est-ce pas ? J’ai lu des articles sur le sujet.

Le chauffeur ne fit aucun commentaire.

— Stolypine, le Premier ministre, leur reproche de vouloir détruire l’économie russe, ajouta-t-elle. Ils ont réussi à fermer nos mines et à empêcher nos trains de rouler.

Toujours pas de commentaire.

— Je ne les vois pas, se plaignit Katia. La police bouche la vue.

— Regarde, on aperçoit le haut de leurs pancartes ! s’exclama Valentina en tendant la main.

Viktor perçut une certaine tension dans sa voix.

Patience, songea-t-il. Vous en verrez bientôt plus que vous ne le voulez.

Les policiers leur tournaient le dos, formant une barricade d’un trottoir à l’autre.

— Vous pensez qu’il va y avoir des problèmes ?

Valentina était si proche de lui qu’il sentait son souffle chaud sur sa nuque. Il imagina ses mains blanches, devinait sa nervosité, son angoisse.

— Pourquoi ces hommes sont-ils en grève, Arkine ?

Elle l’ignorait donc ? Comment une telle indifférence était-elle possible ?

— Ils réclament un salaire décent, mademoiselle Valentina. La police est sur le point de charger.

Les agents avançaient lentement, inexorablement, armés de leurs matraques. À moins qu’il ne s’agisse d’armes à feu ? Les chants des manifestants s’intensifiaient. Tout d’un coup, la peur se propagea dans la rue et les gens se mirent à courir, dérapant sur le verglas, glissant dans la neige.

— Arkine, s’écria Valentina, sortez-nous d’ici. Faites ce qu’il faut, mais sortez-nous d’ici.

— Impossible. Nous sommes coincés.

— Arkine ! Éloignez-nous d’ici immédiatement ! ordonna Valentina.

Il serra les dents et crispa ses mains gantées de cuir bordeaux sur le volant.

— Je ne peux avancer l’automobile pour l’instant, dit-il d’un ton posé en regardant droit devant lui. Nous sommes bloqués.

— Arkine, écoutez-moi bien. J’ai vu ce dont les bolcheviques étaient capables. Ma sœur et moi n’allons pas rester ici, telles deux proies faciles à leur merci.

Une fois encore, il perçut sa peur. Il se retourna et la fixa pendant un instant, avant de baisser la tête.

— Je comprends, mademoiselle Valentina.

— Je vous en prie, arrangez cela !

— Vous n’avez rien à redouter d’eux, mentit-il. Les manifestants veulent seulement être mieux payés et obtenir de meilleures conditions de travail. Nul ne vous fera le moindre mal, à vous ou à Mlle Katia.

— Dans ce cas, sortez le fauteuil roulant, ordonna Valentina. Je le pousserai moi-même pour remonter la rue.

— C’est inutile.

Soudain, il accéléra et l’aile de la Turicum percuta l’arrière d’un fiacre. Un cheval hennit devant eux. Arkine parvint néanmoins à manœuvrer l’automobile vers le trottoir.

— Je vais vous sortir de là.

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