16

L’infirmière Sonia était chargée de chaperonner Valentina pour l’après-midi. Assise à l’arrière de la Turicum, elle arborait son plus beau manteau noir. Son chapeau orné d’un ruban de velours rouge était neuf.

— C’est un privilège de voir le tsar, déclara-t-elle.

— Effectivement.

Valentina en était consciente et se demandait bien quelles pensées encombraient l’esprit prolétaire d’Arkine


en cet instant.

L’automobile s’arrêta devant un lieu différent de ce à quoi Valentina s’attendait. Elle s’était imaginé une cabane près d’un énorme trou, avec une vieille échelle rouillée. Au cas où elle devrait descendre au fond, elle s’était dispensée de nombreux jupons pour avoir une plus grande liberté d’action. Pour faire plaisir à sa mère, elle portait un manteau et une toque en renard, car elle serait en présence du tsar. Elle avait choisi une robe simple en laine dont le col haut lui tiendrait chaud.

— Vous êtes impatiente ? demanda-t-elle à l’infirmière tandis qu’elles sortaient de la voiture.

— Rencontrer le tsar sera l’un des meilleurs moments de ma vie, répondit Sonia. Jamais je n’aurais cru avoir cet honneur.

À cet instant, Valentina leva les yeux vers Viktor, mais ne décela rien de particulier dans l’expression du chauffeur. Cependant, elle aurait parié qu’il avait écouté leur conversation.

— Arkine ?

— Oui, mademoiselle ?

— Quand vous aurez garé la voiture, vous pourrez revenir acclamer le tsar à son arrivée… si vous le souhaitez, ajouta-t-elle en plongeant ses yeux dans ses prunelles grises.

— Merci, mademoiselle Valentina.

Elle esquissa un sourire. C’était une petite victoire en représailles du coup de fusil.

Loin d’être une cabane en bois, le bâtiment était une imposante structure en briques de trois étages dont l’entrée était tout en pierre sculptée. La façade était étrangement arrondie, peut-être pour imiter les canalisations qui rampaient sous les rues de la ville. Il n’y avait pas une fosse en vue, pas un garde cosaque en uniforme pour protéger le tsar.

Soudain, la porte s’ouvrit. Le cœur battant, Valentina vit Jens sur le seuil. Impatient, il tendait déjà la main vers elle.

— Bonjour, mesdames ! J’avais peur que vous ne changiez d’avis, avec ce brouillard.

Pensait-il vraiment qu’elle ne viendrait pas ?

Il s’inclina d’abord devant l’infirmière.

— Vous illuminez ma journée, avec ce superbe chapeau. Je suis ravi de vous rencontrer.

Sonia s’empourpra.

— Cette vieille chose ? Son large bord me protégera des gouttes éventuelles.

— Vous êtes très perspicace, commenta-t-il en souriant.

Valentina eut envie d’arracher la main gantée de Sonia de celle de Jens. Quand il se tourna enfin vers elle, elle lui pardonna : il la regardait comme s’il attendait ce moment depuis longtemps. Il prit sa main et, l’espace d’un instant, elle crut qu’il allait la porter à ses lèvres, mais il se ravisa. Il s’inclina galamment. Au sommet du crâne, il avait des épis qu’elle eut envie de caresser.

— Bonjour, Jens, dit-elle doucement.

Leurs regards se croisèrent. Valentina était encore contrariée par la liaison de Jens avec la comtesse. Pour l’heure, elle chassa ces préoccupations. Elle replia les doigts sur les siens, puis ôta sa main.

— Tout est prêt pour l’arrivée du tsar Nicolas ? s’enquit-elle.

— Malheureusement, sa majesté impériale a été retenue de façon inopinée. Elle ne pourra nous accompagner lors de la visite du chantier.

— Oh ! soupira Sonia, incapable de dissimuler sa déception.

— Je suis désolé de ce changement de programme impromptu. Sa majesté impériale est très demandée. Le ministre Davidov et sa femme seront présents, néanmoins.

— Pas le tsar ? geignit l’infirmière.

— Hélas, non.

— Allons, Sonia ! gronda Valentina, c’est la prouesse technologique que nous sommes venues voir. Cet ouvrage atténuera votre déception.

— Êtes-vous déçue, vous aussi, Valentina ?

— Non.

— Vraiment pas ?

— Je suis venue voir les canalisations.

— Dans ce cas, je vous y emmène.

Il lui offrit son bras pour pénétrer un vestibule dont elle ne vit rien tant elle était concentrée sur la chaleur de son épaule contre la sienne.

Les tunnels, se rappela-t-elle. Je suis là pour les tunnels.

L’échelle rouillée qu’elle s’était imaginée n’existait pas. Ils empruntèrent un imposant monte-charge qui ressemblait à une cage. La porte en fer se referma avec fracas. Valentina sentit son estomac se soulever tandis qu’ils plongeaient dans les entrailles de la Terre. Elle avait salué Mme Davidova, qui était présente au bal, puis les autres visiteurs, mais n’avait retenu aucun nom – Jens et ses souterrains occupaient toutes ses pensées.

Ces conduits étaient très menaçants. Il y flottait la puanteur d’un animal crevé. De l’eau suintait des parois et les lampes qui jalonnaient le plafond voûté créaient des niches de pénombre.

Ils étaient douze invités, ainsi que quatre officiels du projet : un ingénieur, un géomètre, un contremaître et un hydrologue. Ces derniers se déplaçaient avec aisance, telles des taupes en terrain familier.

À l’entrée, Jens avait décrit ses objectifs et l’importance d’évacuer les eaux usées. L’année précédente, deux mille personnes étaient mortes du choléra dans les taudis.

Valentina avait vite cessé de l’écouter pour admirer les mouvements de ses lèvres, sa mâchoire étonnamment puissante. Elle aimait la façon dont l’assemblée semblait boire ses paroles, même le ministre Davidov à l’air morose.

— Mon discours vous a intéressée ? lui demanda-t-il ensuite.

— Oui, beaucoup.

— Vous avez peur ?

— Oui, beaucoup.

— Je ne vous crois pas.

Elle se mit à rire.

— Vous devez être très fier, ajouta-t-elle.

Il acquiesça, souriant, puis la dévisagea. L’infirmière Sonia était en grande conversation avec Mme Davidova sur les propriétés du camphre pour chasser l’odeur de renfermé d’une maison. Elle allait vanter les mérites de ce produit à Jens quand un grondement assourdissant retentit dans la galerie. Des fissures apparurent sous les pieds de Valentina.

Soudain, les lumières s’éteignirent et le noir se fit. Les cris des visiteurs furent vite étouffés par une pluie de pierres et de briques. Prise de panique, Valentina vacilla et aurait chuté si une main ne l’avait saisie par le poignet pour la projeter contre un mur. Elle tâtonna, la bouche fermée, toussant dans la poussière.

— Par ici ! lança Jens, furieux.

Il l’entraîna avec lui. Elle était incapable de respirer, de réfléchir. Elle avait mal aux oreilles. Elle baissa la tête quand il l’attira dans un autre tunnel plus étroit.

— Suivez-moi !

L’esprit embrumé, Valentina tendit la main et trouva celle de quelqu’un d’autre. Des cris ricochèrent sur les parois tandis qu’ils cheminaient. Plus rien ne faisait sens.

Devant elle, même dans le noir, Jens paraissait savoir où il allait. Ses doigts enserraient son poignet comme un étau. Il ne la lâcherait pas : elle devait s’accrocher à cette pensée.

Ce fut le silence. Ce silence qui n’existe que sous terre et que Jens connaissait bien. Un mal de tête lui vrillait les tempes. En allumant une bougie, il ne vit que le tremblement de sa main tandis que les autres soupiraient de soulagement. Il ne fallait jamais s’aventurer sous terre sans une bougie et des allumettes.

— Combien sommes-nous ? questionna-t-il.

Huit sur dix-sept. Seigneur ! Si le ministre Davidov était là avec sa femme, ainsi que Kroskine, le jeune géomètre, il n’y avait aucun signe de l’assistant ingénieur ni de Prutz, l’hydrologue. Jens leva sa bougie, projetant des ombres sur les parois dans l’air chargé de poussière.

Valentina était accroupie à terre. L’espace d’un instant terrible, il crut qu’elle était blessée. Mais non, elle aidait l’infirmière à s’occuper de Kroskine, étendu sur le sol humide. Une de ses jambes de pantalon était déchirée et son tibia luisait. Un parlementaire de la Douma et son épouse se tenaient debout devant lui. L’homme était secoué de sanglots et sa femme le berçait dans ses bras en lui murmurant :

— Arrête, Jakob. Ne pleure pas.

— On va mourir ici, hoquetait-il.

Valentina releva la tête. Elle n’avait plus de chapeau et ses cheveux bruns étaient maculés de poussière.

— C’est vrai ? demanda-t-elle en croisant le regard de Jens. Nous allons mourir ?

Tous les regards se portèrent sur l’ingénieur.

— Bien sûr que non ! Regardez, nous sommes dans un sas. Deux portes d’écluse contrôlent le débit d’eau grâce à cette vanne…

La cire chaude de la bougie lui coulait sur les doigts.

Continue à parler, à chasser leur peur en la noyant sous les mots.

— Là-bas, reprit-il, sur un crochet, il y a ceci.

Tel un magicien sortant un lapin de son chapeau, il brandit une lampe à huile dont il alluma la mèche. La lumière baigna les visages dans une lueur jaunâtre. Ils émergèrent de leur torpeur.

— Accordons aux techniciens à la surface le temps d’évaluer la situation. Pour l’heure, tout le monde est sous le choc. N’ayez crainte, nous sommes en sécurité.

— Comment savez-vous que le plafond ne va pas s’écrouler de nouveau ? s’enquit le ministre Davidov.

Maudit soit-il. Tous levèrent les yeux vers le sommet de la voûte, à un mètre au-dessus de leur tête. Jens sentit l’odeur de la peur se propager dans la cavité.

— La galerie est solide.

— Si solide qu’elle s’est écroulée, railla Davidov dont le visage émacié était tendu.

— Non.

— Que voulez-vous dire, Friis ?

— La galerie ne s’est pas écroulée parce qu’elle était fragile.

La silhouette de Valentina se redressa dans la pénombre.

— Il y a eu une explosion, intervint-elle. Je l’ai entendue.

— Ne dites pas de bêtises, jeune fille ! Le plafond était fragile et s’est écroulé sur…

— Elle a raison, coupa Jens.

— Que diable essayez-vous de… ?

— Pas maintenant, Andreï, objecta Mme Davidova en posant une main sur le bras de son mari, efforçons-nous de supporter au mieux cette situation, veux-tu ? Garde tes récriminations pour plus tard.

Elle regarda autour d’elle et afficha un sourire peu convaincant qui eut néanmoins un effet positif. La tension baissa d’un cran.

— Madame Davidova, vous êtes dans le vrai. Nous devons garder notre calme. Le plus important, dans l’immédiat, est d’évaluer les blessures.

Jens s’approcha de Kroskine, le géomètre, qui gisait à terre en se tenant la poitrine.

— C’est grave ?

— Je survivrai, gémit Kroskine avec une grimace.

— Nous survivrons.

— La peau est arrachée sous le genou, indiqua l’infirmière. Heureusement, il n’a pas de fracture.

Elle avait ôté l’un de ses volumineux jupons pour l’appliquer sur la blessure.

— Tenez, dit Jens en sortant un canif de son ceinturon.

Kroskine écarquilla les yeux.

— On ne va pas te couper la jambe, mon vieux ! assura Jens. Il faut bien découper des bandages.

Il posa une main sur l’épaule de l’infirmière.

— Faites au mieux, lui murmura-t-il. Davidov, venez nous aider à tailler des lanières de tissu.

Il tendit son canif au ministre.

— D’autres blessures ?

Nul ne dit mot. Il observa ses compagnons d’infortune et ressentit du respect pour leur courage, même pour cette ordure d’Andreï Davidov, qui lacérait le jupon avec adresse.

— Nous avons tous des plaies et des bosses, je sais, enchaîna Jens, mais…

Ils n’allaient pas apprécier la suite.

— … s’il n’y a rien de plus grave, je vais vous laisser.

— Non ! Ne partez pas, implora Valentina.

Il remarqua une égratignure dans son cou.

— Vous retournez là-bas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Il le faut.

— Parce qu’il y a peut-être d’autres blessés ?

Des gens blessés, écrasés, coincés sous les gravats, qui se vidaient de leur sang, étaient agonisants ou même morts. Les mêmes images circulaient dans tous les esprits.

— Il est trop dangereux d’y aller seul. Emmenez quelqu’un avec vous.

Emmenez-moi, songeait-elle.

Il parcourut les lieux d’un regard et désigna le plus inquiet, afin que les autres ne soient pas contaminés par sa peur. Jens ne pouvait prendre le risque d’un mouvement de panique en son absence.

— Vous, dit-il au membre de la Douma, venez avec moi.

Valentina étouffa une plainte de déception. Toutefois, Jens se refusait à lui faire enjamber des cadavres éventuels. Il ralluma sa bougie et prit le parlementaire pétrifié par le bras pour l’entraîner vers l’entrée du conduit.

— Attendez ! s’exclama Valentina. Prenez la lampe, elle vous sera plus utile qu’à nous. Laissez-nous la bougie.

— Merci.

— Soyez prudent.

— Monsieur Davidov ! lança Jens. Je vous confie ces dames.

— Vous ignorez que ce sont les femmes qui veillent sur les hommes, Jens ? souffla Valentina.

— Donc je devrais vous emmener avec moi ?

— Vous devriez.

— C’est impossible.

— Je sais. Il n’y aura pas d’étoiles à contempler, cette fois.

Il ne put s’empêcher de sourire, puis il fut englouti par les ténèbres.

La force de Jens lui manquait. Sans lui, la caverne était plus sordide, l’air plus nauséabond et les captifs plus petits. Leur sauvetage qui, quelques instants plus tôt, était probable, lui paraissait de moins en moins plausible. Et s’il ne revenait pas ?

Pour la première fois, elle imagina ce que cet écroulement pouvait signifier, pour lui. Les plaintes du jeune géomètre la firent émerger de ses pensées. Elle s’était efforcée d’alléger la souffrance de Kroskine après que Sonia eut terminé de bander sa jambe, mais il n’y avait pas grand-chose à faire, hélas, à part le couvrir de son manteau de fourrure.

— Votre famille se trouve à Saint-Pétersbourg ? s’enquit-elle.

À l’agonie, il se contenta de hocher la tête.

— Moi, j’ai une sœur. Elle s’appelle Katia.

Katia, je ne suis pas morte. Ne les crois pas s’ils te disent que je suis morte. Et n’aie pas peur pour moi. Je reviendrai, je ne t’abandonnerai pas, c’est promis.

— Elle est blonde et elle adore jouer aux cartes. Vous avez une sœur ?

Encore un hochement de tête.

— Quel est son nom ?

Pas de réponse. Ses tremblements s’intensifièrent.

— Ils ont des procédures de sécurité, affirma-t-elle. Des procédures de sauvetage. Ils vont nous sortir d’ici.

— C’est vrai ? geignit-il en ôtant le bras de son visage.

— Naturellement.

— Elle ment, intervint Davidov. Comme elle mentait en affirmant avoir entendu une explosion.

— Pourquoi mentirais-je ?

— Pour protéger Friis. Si nous sortons d’ici vivants, il sera viré pour incompétence.

Valentina observa les visages autour d’elle.

— Quelqu’un d’autre a-t-il entendu une explosion ?

Sonia secoua la tête, Mme Davidova demeurait immobile à côté de la bougie. Sans doute redoutait-elle de s’en éloigner. Déconcertée, elle regarda son mari. Seule l’épouse du membre de la Douma, accroupie à terre, opina vivement du chef.

— Moi, je l’ai entendue. J’en ai encore mal aux oreilles. Pas vous ?

— Si, répondit Valentina en se tournant vers Mme Davidova.

Lentement, la femme du ministre hocha la tête à son tour.

— Une explosion, répéta Valentina. Une bombe.

Elle connaissait ce bruit, il hantait son esprit depuis l’attentat de Tesovo. Ce simple mot fissura le fragile abri sous lequel ils s’étaient réfugiés.

— À quoi bon faire exploser les égouts ? murmura Sonia, les joues inondées de larmes.

— Ce ne sont pas les égouts, rétorqua Davidov. Êtes-vous donc stupide au point de ne pas voir qui est la cible ?

— Le tsar, dit simplement Valentina. Ils voulaient tuer le tsar.

En observant la bougie qui formait une petite flaque de cire fondue, elle regardait le temps passer. Et Jens ne revenait pas. Réprimant son envie d’aller le chercher, Valentina se contenta d’écouter le flot perpétuel de l’eau. Pour se changer les idées, elle jaugea les cinq visages entourant la flamme.

L’infirmière Sonia tenait bon, en dépit de ses larmes. Le géomètre semblait aller de plus en plus mal. En nage, il ne supportait plus la douleur. Mme Davidova, elle, avait appris à maîtriser ses sentiments. Son léger froncement de sourcils lui rappelait sa mère, quand elle avait la migraine.

Maman, ne vous inquiétez pas pour moi.

Pour ce qui était de l’épouse du membre de la Douma, c’était une autre histoire. Elle ne cessait de se lever, s’asseoir, marcher de long en large, et tripotait ses vêtements, ses cheveux, son cou.

— Les hommes sont partis depuis longtemps, constata-t-elle.

— Ils cherchent d’autres rescapés, répondit Valentina. Cela prend du temps.

— D’autres pierres risquent de tomber…

— Nous les entendrions. Ne vous inquiétez pas, ils nous préviendraient.

Davidov s’interposa :

— Ne nous inquiétons pas outre mesure, car nous avons parmi nous la garantie d’être secourus.

— Qui donc ? demanda la femme.

Davidov se tourna vers Valentina.

— Moi ?

— Oui, vous.

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous serez bientôt le diamant de Saint-Pétersbourg.

— Que veux-tu dire, Andreï ? s’enquit sa femme.

Il ne lui prêta aucune attention.

— N’est-ce pas le cas, jeune fille ? insista-t-il.

— Non.

— Valentina Ivanova, annonça Davidov, va entrer dans l’une des plus grandes familles de la ville.

— Pas du tout, répliqua Valentina en s’essuyant les mains sur sa robe sale. C’est faux.

— C’est votre père qui m’a informé de cette union. Félicitations, ma chère. La famille Tchernov remuera ciel et terre pour nous sortir d’ici. Ils enverront l’armée, si nécessaire.

Valentina perçut une lueur d’espoir chez les autres. Les yeux se mirent à pétiller et les cœurs s’emballèrent.

— Avez-vous des allumettes, monsieur le ministre ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit-il, perplexe.

— La bougie fond à vue d’œil. Il faut l’économiser.

— Comment cela ?

— Il faut l’éteindre.

L’obscurité était totale, ce qui n’était pas pour déplaire à Valentina, car au moins pouvait-elle s’y cacher.

Jens, reviens-nous vite.

Ils étaient assis en cercle, sur le sol froid, leurs pieds se touchant pour garder le contact, ne pas se sentir à la dérive, à écouter les rats filer de canalisation en canalisation.

Valentina sentit le ministre se pencher vers elle.

— Vous êtes brillante et charmante, ma chère, souffla-t-il. Bien trop intelligente pour vous plier à la volonté des autres. Je vais vous donner un conseil de vieux briscard. Utilisez vos armes.

— Mes armes ?

— La meilleure de toutes, ma chère, est votre beauté.

— Vous savez quelle est la meilleure des armes ? Celle que je ne posséderai jamais ?

— Non.

— Naître de sexe masculin.

Il émit un rire rauque et acquiesça en silence.

Était-elle morte ? Arkine s’était posé la question des milliers de fois. Valentina était-elle morte ?

Il ne voulait pas qu’elle meure ni qu’elle soit blessée, qu’elle ait peur. Avant ce jour, il n’avait tué que des inconnus et uniquement pour servir la cause. Cette fois, c’était différent. Le visage de la jeune fille le hantait. Depuis l’explosion, il ne parvenait pas à le chasser de son esprit.

Viktor patientait dans le froid, à côté de la Turicum, devant la porte d’entrée. Il passait la moitié de son temps à attendre ! Enfin, Ivanov et sa femme descendirent les marches du perron, enveloppés dans d’épaisses fourrures, rigides et distants l’un envers l’autre. Ils s’installèrent sur le cuir bleu de la banquette sans dire un mot. Chacun regardait de son côté. Comme d’habitude. Même la disparition de leur fille ne parvenait pas à les réunir. Ne partageaient-ils donc plus rien ?

Dans les rues encombrées, Arkine songea à sa dernière conversation avec Sergueïev :

— Le tsar va visiter les nouveaux égouts, avait dit Arkine à son ami. C’est notre chance.

— Tu es sûr ?

— Oui. L’infirmière des Ivanov ne parle que de ça ! Elle est invitée en tant que chaperon de la fille aînée. C’est le piège idéal.

— Maudit bras cassé, avait grommelé Sergueïev. Je ne vous servirai à rien. Je n’ai pas encore repris mon travail.

Arkine lui avait donné une tape amicale dans le dos.

— Je sais, camarade, mais ton frère est d’attaque.

Ensemble, ils avaient distribué des fusils et, pour la première fois depuis des mois, il s’était saoulé. Sa passion le rongeait de l’intérieur, aussi féroce qu’un fauve aux griffes et aux dents acérées.

Le ministre Ivanov adressa un vague signe de tête à sa femme avant de pénétrer dans le ministère situé sur les quais. Arkine fit demi-tour et remonta la perspective Nevski. S’arrêtant devant une boutique de mode, il sortit pour ouvrir la portière de l’automobile et, contrairement à ses habitudes, offrit sa main à Elizaveta Ivanova pour l’aider à descendre. Il la trouvait hésitante, vulnérable. Elle accepta son aide et le remercia, avant de s’avancer sous l’auvent blanc et bleu du magasin.

— J’en ai pour une heure tout au plus, annonça-t-elle.

— Bien, madame.

Il acheta un journal qu’il lut dans la voiture. Il n’apprit pas grand-chose. La presse évoquait l’effondrement « accidentel » d’une galerie. Pas la moindre allusion à une bombe ni à une tentative d’assassinat. Les salauds ! Maudit soit Nicolas II et son inconstance ! Sans le tsar, ce régime corrompu s’écroulerait faute de soutien. Quand le ministre Ivanov lui avait révélé que sa majesté impériale était allée faire du patin à glace à Tsarskoïe Selo au lieu de visiter les égouts, il avait failli hurler de rage. Quand viendrait le soulèvement ? Quand naîtrait ce monde nouveau pour lequel Arkine avait vendu son âme au diable ?

Enfin, Mme Ivanova ressortit de la boutique et il mit le moteur en marche. Il laissa passer un tramway, puis déboucha devant une voiture ornée d’un monogramme. Ces boutiques de luxe, ces restaurants… Il avait vraiment cru qu’ils appartiendraient bientôt au peuple russe. Il accéléra, désireux de s’éloigner au plus vite.

D’abord, il crut avoir renversé un chat. Le son strident lui donna la chair de poule. Enfin, Viktor comprit qu’il provenait de derrière lui. En se retournant, il vit Elizaveta Ivanova penchée en avant, le visage dans les mains, qui gémissait.

Il arrêta la voiture dans une rue transversale.

— Êtes-vous souffrante, madame ?

La plainte se prolongea. Face à son corps recroquevillé, le chauffeur ressentit un malaise. Il culpabilisait, car c’était lui qui avait ordonné que la bombe soit placée dans la galerie. Il descendit de voiture et foula les pavés verglacés, le vent fouettant sa casquette.

— Madame ?

Le râle se tut. Elle était toujours penchée en avant, secouée de spasmes, laissant libre cours à ses sanglots. Sans réfléchir, Viktor s’assit à côté d’elle, ce qui allait à l’encontre de toutes les convenances. Peu lui importait. Il ne la toucha pas, ne lui parla pas. Quand les hoquets se calmèrent enfin, il posa une main sur celle de sa patronne, sur le siège. Gant contre gant. Un soupçon de réconfort. Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes. Plusieurs passants les observèrent avec surprise. Il les ignora.

— Merci, murmura-t-elle.

Lentement, Elizaveta Ivanova se redressa et poussa un long soupir. Elle ne le regarda pas, n’ôta pas sa main, mais elle se tenait droite et ne pleurait plus.

— Elle est sûrement encore en vie, dit-il doucement.

— Je n’arrive pas à y croire.

— Ne perdez pas espoir.

Elle esquissa un semblant de sourire.

— J’ai perdu espoir depuis des années, ajouta-t-elle.

— Il ne faut pas. C’est l’espoir qui fait vivre.

— L’espoir en quoi ?

— De retrouver votre fille en vie, d’une existence qui vaille la peine d’être vécue.

Lorsqu’elle se tourna vers lui, il lut sa solitude dans ses yeux bleus. Sa toque en fourrure était de travers et une mèche de cheveux blonds s’était échappée de son chignon, formant une boucle sur sa joue. Viktor eut envie de remettre de l’ordre dans sa coiffure et dans sa vie.

— Votre existence vaut-elle la peine d’être vécue ? s’enquit-elle.

— Bien sûr.

Elle remarqua pour la première fois ses cheveux hirsutes, sous sa casquette, la ligne de sa bouche et la prudence qu’exprimait son regard. Il avait toujours une main posée sur la sienne.

— Merci, répéta-t-elle.

Elizaveta s’adossa plus confortablement et ferma les yeux. Sous la peau diaphane de ses paupières, il vit ses yeux s’agiter. Patiemment, il attendit qu’elle puise en elle ce dont elle avait besoin pour continuer. Lorsqu’il se mit à neiger, il ôta sa main de la sienne, regagna le siège avant et la reconduisit chez elle.

Après ce qui lui parut des heures, Jens Friis revint auprès des prisonniers de la galerie. Valentina fut la première à repérer la faible lueur de la lampe, la première à se lever, la première à l’accueillir et à remarquer que le Jens qui était de retour n’était pas le même que celui qui les avait quittés. Son visage était différent, presque déformé, comme si quelqu’un l’avait démonté et remonté sans le connaître. Il avait les yeux plus enfoncés et la bouche tombante. Il était brusque, distant. Il leur expliqua brièvement ce qu’ils avaient vu.

— La galerie est obstruée par les gravats, là-bas.

Valentina observa les mains de Jens, ses gants déchirés, le filet de sang qui serpentait sur son poignet.

— Il y en a trop pour qu’on puisse les déblayer. Le plafond est instable. Les sauveteurs ne passeront jamais par là de peur qu’une autre partie du plafond ne s’écroule sur eux.

— Vous avez trouvé quelqu’un ? s’enquit Sonia.

— Il y avait des corps, admit Jens, la gorge nouée.

Le membre de la Douma recula vers une rigole et vomit dans l’eau.

Nul ne voulut en savoir davantage.

— À présent, reprit Jens, il faut attendre.

Un peu plus tard, tandis qu’ils se tenaient tous deux d’un côté de leur prison de pierre, Jens demanda à voix basse :

— Vous savez nager ?

Valentina sentit son estomac se serrer.

— Oui. Oui, je sais nager.

Elle nageait dans la rivière, en été, à l’époque où sa sœur pouvait encore remuer les jambes.

— Tant mieux.

— En arrivera-t-on là ?

— C’est possible.

— Je ne crois pas que Sonia sache nager, ajouta-t-elle en imaginant l’eau froide.

— Dans ce cas, on la maintiendra à la surface entre nous deux. Ne prenez pas cet air affolé. Ce ne sera sans doute pas nécessaire.

— Je l’espère. Ce sera de l’eau sale ?

— Probablement.

Quand la lampe à huile était allumée, ils s’efforçaient de patienter calmement. Valentina faisait les cent pas dans le cercle lumineux, mais ne s’aventurait jamais dans la pénombre. Elle avait soif. Les femmes plus âgées restaient assises sur le sol humide et discutaient de l’agrément d’un bon bain chaud. Debout près de la rigole, Jens fumait cigarette sur cigarette. Ses cheveux roux étaient gris, plaqués sur son crâne. De temps à autre, il s’approchait du jeune géomètre, observait son visage écarlate et échangeait quelques mots avec Sonia.

Quand la lampe était éteinte, ils devaient affronter un monde peuplé de démons. Le groupe s’asseyait en cercle, les pieds en contact.

— Essayez de dormir, conseilla Jens.

Il s’accroupit près de Valentina et ôta son manteau pour en couvrir la jeune fille.

— Merci. Partageons-le, suggéra-t-elle.

Dans le noir complet, elle le sentit étaler le lourd manteau sur leurs genoux. Bientôt, les voix se turent et le flux incessant de l’eau envahit l’esprit de la jeune fille. Elle l’imagina qui montait, lentement, implacablement, jusqu’à la noyer dans son sommeil.

— Chut !

La voix de Jens dans son oreille, sa main sur son menton… Elle rouvrit vivement les yeux et ne vit que du noir.

— Chut, répéta-t-il.

Il se pencha sur elle.

— Vous gémissiez. Un cauchemar, peut-être ?

— Oui.

— C’est normal, étant donné la situation.

Elle l’entendit déglutir et sentit ses lèvres effleurer les siennes. Ce fut si furtif qu’elle n’en fut pas certaine. Hésitante, elle tendit la main vers son visage et trouva son front haut, la ligne d’un sourcil, puis elle descendit pour explorer sa paupière ourlée de cils soyeux. C’était la première fois qu’elle touchait le visage d’un homme.

— Ils doivent évacuer les canalisations qui nous permettront de sortir d’ici, les vider de leur eau, expliqua-t-il d’une voix douce.

Elle respira avec précaution l’air qu’ils partageaient.

— Vous savez de quoi j’ai envie, en ce moment ? demanda-t-il.

— Non. De quoi ?

— De quatre tranches d’ananas bien sucré, acidulé et rafraîchissant. Deux pour vous et deux pour moi.

Étonnée, elle se mit à rire.

— Dormez, maintenant, dit-il. Et plus de cauchemars. Ne vous inquiétez pas, je guette le bruit de l’eau.

Comme Jens l’avait prévu, l’eau finit par venir. Bien avant qu’elle ne les atteigne, il perçut un changement subtil dans le bruit, un décrochage soudain, puis un grondement lointain enfla dans les tuyaux et galeries : l’eau était déviée. Certaines canalisations devaient être purgées avant que le groupe ne puisse sortir. Et le bruit était de plus en plus fort.

— Gardez votre calme, ordonna-t-il aux autres. Dès que l’eau passera dans cette chambre, nous pourrons grimper dans la canalisation supérieure et marcher vers la sortie. Attention à ne pas vous cogner la tête car le plafond sera très bas. Restez groupés et accrochez-vous à la corde.

Ils avaient noué leurs ceintures les unes aux autres en guise de corde de sécurité.

— Ce sera profond ? s’enquit l’infirmière, qui claquait des dents.

— Très peu. Accrochez-vous.

Ils s’alignèrent derrière lui. Jens portait le géomètre blessé sur son dos, harnaché à l’aide d’une ceinture. Il ne pesait pas très lourd, mais les eaux sales risquaient d’infecter sa blessure. À côté de lui, l’infirmière priait en silence. Jens brandit la lampe et prit le bras de l’infirmière. Ensuite, venait Valentina, dont il aurait tant voulu tenir la main. Hélas, il avait promis à l’infirmière de l’aider. Il ne quittait pas Valentina des yeux. Il avait posté Davidov derrière elle, puis l’épouse de celui-ci et le couple de la Douma.

L’eau arriva. Elle déborda de la goulotte et se répandit sur le sol de la chambre, noire comme du pétrole. Nul ne céda à la panique. Certains retinrent leur souffle lorsque l’eau froide couvrit leurs chaussures et monta vers leurs mollets, leurs genoux. En atteignant les cuisses de Valentina, elle fit tournoyer sa robe. Elle chercha le regard de Jens et crispa les doigts sur la corde et la main de Sonia. Un rat passa devant elle, se débattant dans les flots.

Jens évalua la situation.

— On y va ! cria-t-il.

Il leva sa lampe et se mit en marche. Ils le suivirent d’un pas lent, gravirent quatre marches de pierre menant au conduit supérieur où le flux n’était plus qu’un cloaque glacial à hauteur de genoux. L’atmosphère était suffocante et le plafond bas. Davidov se cogna la tête et lâcha un juron. Jens progressa le plus vite possible, tirant la corde de fortune derrière lui. La sortie n’était plus très loin.

— Tout le monde va bien ?

— Oui !

— On arrive.

— Dans combien de temps ?

L’ingénieur avait capté un son, un grondement. Par-dessus le clapotis de leurs pas, l’eau grondait au loin.

— Plus vite ! ordonna-t-il en hâtant le pas. On y est presque !

— Quel est ce bruit ? s’enquit Davidov.

La panique surgit de nulle part. Ils se mirent soudain à courir dans la boue, trébuchant et chutant, car ils savaient tous à quoi correspondait ce bruit. Ils abandonnèrent la corde. Le géomètre s’agrippa à Jens au point de l’étrangler. Celui-ci tenait encore la main de Sonia. Valentina entoura Mme Davidova de son bras. Son mari, lui, avait pris de l’avance.

— Passez dans cette ouverture, à droite. Vous verrez bientôt la lumière du jour ! lança Jens.

La lumière du jour. Ce n’étaient que des mots qu’il n’avait pas prononcés jusqu’à cet instant et qui leur donnèrent de l’espoir. Ils s’engouffrèrent dans la niche. Aussitôt, Jens entendit des cris. Il passa le dernier, traînant l’infirmière derrière lui, et vit ce à quoi il s’attendait. Une échelle en fer menant à une trappe métallique. La lumière du jour filtrait par les orifices, ainsi que de l’air pur. Les acclamations fusèrent et des larmes coulèrent sur les joues de Mme Davidova.

Juste derrière eux, le grondement de l’eau explosa en un rugissement.

— Montez ! tonna Jens.

Davidov passa le premier et souleva la trappe de ses épaules. L’air frais s’engouffra. Éblouis, les captifs plissèrent les yeux. Jens hissa vivement le géomètre sur l’échelle afin que Davidov puisse le tirer vers lui. Vinrent ensuite le membre de la Douma et sa femme. L’eau montait rapidement et arrivait déjà à la taille de Jens.

— Valentina, montez !

La jeune fille poussa l’infirmière vers le premier barreau. Celle-ci tremblait si violemment que ses mains parvenaient à peine à agripper le métal.

Bistro ! Vite ! hurla Jens.

Il leva Valentina vers l’échelle au moment où une cascade envahit la canalisation. Il prit le poignet de Mme Davidova et posa sa main sur le barreau. Ils y étaient presque.

C’est alors que le torrent s’abattit sur eux et leur fit perdre l’équilibre. Ils lâchèrent les barreaux de l’échelle. La lampe fut emportée. Ce fut le trou noir. Jens fut entraîné dans l’eau. Il goûta la crasse dans sa bouche. Sa tête heurta une paroi. Ses poumons le brûlaient tandis qu’il se débattait pour rejoindre le carré de lumière. Quelque chose ou quelqu’un le percuta et il sombra de nouveau.

Sous l’eau, il agrippa un bras et le ramena à la surface. L’espace d’un instant, il aperçut un visage terrifié qui disparut. Mme Davidova. Valentina hurlait. Sa silhouette sombre fila devant lui.

— Non ! cria-t-il. Valentina, non !

L’ingénieur but la tasse, mais parvint à agripper la longue chevelure de la jeune fille et y enfouit les doigts. Puis il la tira vers lui, luttant de toutes ses forces contre le courant. Malgré sa taille fluette, Valentina se débattait comme un beau diable.

Lorsqu’elle les entraîna vers le fond, il resserra son emprise. Plutôt mourir que de lâcher… Soudain, une main apparut près de l’échelle et jeta un manteau à la surface de l’eau. Jens saisit une manche et fut tiré vers les barreaux métalliques par le membre de la Douma.

Spassiba, souffla l’ingénieur.

Il tenait fermement Valentina entre ses bras. Plus calme, elle fixait le torrent qui avait emporté Mme Davidova. Elle émit une plainte de chagrin, mais se laissa hisser sur l’échelle. Dans la lumière grise de ce matin d’hiver, ils restèrent groupés, trempés, épuisés au milieu d’une rue déserte. Davidov s’agenouilla et se prit le visage dans les mains. Jens n’était pas encore prêt à envisager l’ampleur de son propre échec. Ce moment viendrait quand il serait seul, loin des regards. Pour l’heure, il serrait le corps tremblant de Valentina contre lui, sa tête sur son épaule. Il lui caressait les cheveux pour en ôter la saleté.

— J’aurais pu la sauver, murmura-t-elle.

— Non. C’était impossible.

Au loin, il entendit les voitures approcher, alors que son avenir tout tracé s’éloignait, aussi indomptable que les eaux de Saint-Pétersbourg.

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