28

Viktor Arkine se remit en marche sur la perspective Nevski qui grouillait de monde. Il avait attendu pendant plus d’une heure. Le ciel couvert aux tons pourpres donnait à la ville un aspect fragile. Les badauds allaient et venaient dans les boutiques sans lever les yeux. Une voiture conduite par un cocher en livrée bordeaux et or s’arrêta au bord du trottoir. Le conducteur disparut dans une boutique dont l’enseigne figurait une feuille de vigne. Arkine avait effectué la même tâche bien des fois.

Se mêlant aux piétons, il s’approcha du véhicule. Elle était là, seule, comme d’habitude. Derrière la vitre il découvrit Elizaveta Ivanova et son petit sourire impatient. Chaque jeudi, après ses visites dans les salons huppés, il arrêtait la Turicum à cet endroit pour aller lui chercher une tasse de vin chaud géorgien qu’elle sirotait en silence. Un rituel immuable.

Il y avait toujours la queue au comptoir. Il disposait de plusieurs minutes avant le retour du cocher. Il savait aussi qu’il était fou de prendre un tel risque, même pour elle. Il monta à bord et s’assit en face d’elle. Le cuir bordeaux


orné de pampilles dorées de la banquette portait le parfum de Mme Ivanova. Il avait préparé un discours au cas où elle aurait crié ou appelé à l’aide. Mais, pour toute réaction, elle écarquilla ses yeux bleus et demeura bouche bée l’espace d’une seconde, puis elle afficha un sourire chaleureux si sincère que la douleur qui oppressait Viktor depuis son entrevue avec Sergueïev, dans la ruelle, s’atténua un peu.

— Arkine, vous m’avez manqué, déclara-t-elle simplement.

— Merci, madame.

— Je redoutais que la police ne vous ait…

Sa voix s’éteignit.

— Ils ne m’ont pas encore arrêté, comme vous pouvez le constater.

— Je sais que vous ne voulez pas de mal à ma famille, reprit-elle, la mine soucieuse. N’importe quel domestique a pu cacher la caisse de grenades dans le garage.

Il ne la contredit pas. Elle portait une tenue d’un rose nacré et une étole grise ourlée de renard argenté. Le spectacle de ses bijoux et de son opulence ne le fit pas autant enrager qu’il l’aurait dû.

— Madame Ivanova, je dois faire vite. Il y a quelque chose que vous devez savoir.

Il s’avança, frôlant ses genoux avec les siens.

— Une rumeur circule dans les bars de la ville et je crains que vous ne soyez pas au courant.

— De quoi s’agit-il ?

— Le capitaine Tchernov doit se battre en duel avec cet ingénieur, Jens Friis.

Il s’attendait à l’étonner, mais elle blêmit. Ses lèvres prirent la couleur d’un parchemin ancien.

— Pourquoi ? murmura-t-elle.

— À cause de votre fille.

— Valentina ?

— Oui.

— Seigneur… non !

Un son rauque jaillit de sa gorge.

— Mon mari est ruiné, gémit-elle en se balançant d’avant en arrière, une main sur sa bouche.

Comment cela, ruiné ? Que voulait-elle dire ? Elle réagissait de façon si excessive qu’Arkine regretta de lui avoir fait part de cette information. Il n’avait pas pris ce risque pour rien. Sergueïev était mort, ainsi que de nombreux apprentis. Si leur opération à venir était un succès, les jours du Premier ministre Stolypine étaient comptés. Le sol tremblait sous les rues de Saint-Pétersbourg et les édifices allaient bientôt s’écrouler un à un. Il voulut s’assurer qu’Elizaveta Ivanova serait en sécurité.

— Madame, chuchota-t-il comme s’il s’adressait à une enfant apeurée. Le capitaine Tchernov est un tireur émérite. Il va tuer l’ingénieur. Vous n’avez rien à craindre…

— Non, non, non ! Si Tchernov tue l’ingénieur, elle ne l’épousera jamais. Je connais Valentina.

Folle d’angoisse, elle se mit à claquer des dents.

— Est-ce si important qu’elle épouse Tchernov ?

Elizaveta ne répondit pas et approcha son visage si près du sien qu’il distingua le cercle bleu foncé qui entourait ses pupilles et les nuances pourpres de ses iris. Il perçut un léger parfum mentholé dans son souffle.

Elle prit une de ses mains dans les siennes et la posa sur ses genoux.

— Aidez-moi, je vous en prie ! implora-t-elle.

Sous le tissu gris de ses gants, elle avait les mains glaciales, comme si toute la chaleur de son corps était passée dans le sien. Il avait la nuque brûlante.

— En quoi puis-je vous aider ?

— Vous êtes un homme plein de ressources, Viktor.

Elle l’avait appelé Viktor… Lui qui pensait qu’elle ne connaissait même pas son prénom. Il regarda par la fenêtre pour vérifier que le cocher n’était pas encore sorti de chez le marchand de vin, mais elle le prit par le menton pour l’obliger à lui faire face. Ses lèvres frémissantes lui lancèrent un appel tacite.

Il embrassa ses lèvres et savoura leur douceur. Elle insinua furtivement sa langue dans sa bouche.

— Aidez-moi, souffla-t-elle.

Sans savoir pourquoi, il allait secourir cette épouse de ministre.

*

Un drojki déposa Valentina devant la caserne du régiment des hussards. Lorsqu’elle traversa la cour en direction du salon de réception, les têtes se tournèrent vers elle. Elle avait choisi sa tenue avec soin, une robe en soie fleurie et un chapeau rouge orné de plumes d’autruche qui voletaient au vent. Son manteau crème à boutons rouges marquait sa taille fine sous un col en fourrure noire. Sa mère lui avait commandé ce manteau aux couleurs des hussards. Ce jour-là, il lui serait utile, car elle devait subjuguer le capitaine.

La pièce était très masculine : meubles en noyer sombre, parquet en chêne, ainsi que deux portraits de militaires en tenue d’apparat, la mine sévère. Valentina fronça les sourcils. Combien d’hommes avaient-ils tués ? Elle n’eut pas à patienter très longtemps pour entendre les pas déterminés de Tchernov dans le couloir. Il s’approchait à longues enjambées. Le cœur de la jeune femme s’emballa. Était-ce ce que ressentait un soldat avant la bataille ? Il entra en trombe, un sourire aux lèvres, puis il s’inclina sur son gant et garda sa main en otage.

— Valentina, ma chère, quel plaisir inattendu ! Vous êtes radieuse.

Il entendait sûrement par là qu’elle ne semblait ni accablée d’ennui ni à moitié saoule à force de boire de la vodka.

— Je vais très bien, merci, Stepan.

— Et vous êtes ravissante, ajouta-t-il en la toisant.

Lorsqu’il revint enfin à son visage, elle l’entendit réprimer un soupir de contentement.

— Excusez mon apparence négligée. Je viens de terminer mes exercices sur le champ de Mars.

— Le champ de Mars, un nom très approprié.

— Nous sommes des guerriers, Valentina. L’armée est ainsi. Que voulez-vous que nous fassions ?

Elle baissa les yeux.

— Le peuple de Russie vous est reconnaissant.

Pour toute réponse, Tchernov baisa sa main. Il portait une chemise blanche impeccable au col ouvert et le pantalon noir à bande rouge des hussards. Ses cheveux étaient lissés en arrière et ses boucles dorées scintillaient sur sa nuque.

— J’espère que je ne vous dérange pas, Stepan.

— Absolument pas ! Dites-moi donc ce qui vous amène ici… sans chaperon.

Elle perçut un léger reproche dans sa voix.

— Je voulais vous parler en privé.

— De quoi ?

— De Jens Friis.

Il souriait toujours, mais son regard se fit dur et glacial. Elle posa une main sur la manche de sa chemise.

— Je voudrais que vous renonciez à votre duel, énonça-t-elle doucement. Cette histoire n’a aucune importance et… je ne supporterais pas que vous soyez blessé.

Elle décela une lueur de triomphe dans son regard, ainsi qu’un autre sentiment qu’elle ne parvenait à identifier, un sentiment sombre dans ses prunelles bleu pâle. Il resserra son emprise sur sa main.

— Valentina, à quoi bon jouer à ces petits jeux ?

— Quels jeux ? demanda-t-elle, le cœur battant.

— Vous faites mine de ne pas vous intéresser à moi et vous essayez de susciter ma jalousie en flirtant avec un autre homme. Ne prenez pas cet air choqué. Regardez-vous donc ! Je devine votre détresse sous votre joli chapeau à plumes et j’en connais la raison.

Elle ne sourcilla pas.

— Vous avez peur pour moi, n’est-ce pas ? reprit-il.

Valentina acquiesça.

— Ne vous inquiétez pas. Je remporte toujours mes duels.

Elle ne put étouffer une plainte.

— Rien d’étonnant à cela, ma chère. Je suis un tireur de premier ordre et je compte montrer à cet ingénieur ce qui arrive à quiconque veut me voler ce qui m’appartient.

— Stepan, hier soir, je vous ai prévenu que je refuserais de vous épouser si vous persistiez à vous battre en duel.

Il s’esclaffa et l’attira vers lui en la tirant par la main.

— Encore un de vos petits jeux !

Il reprit soudain son sérieux.

— Assez joué. Ce duel aura lieu. J’ai défié Friis, point final. Et il n’y survivra pas.

— Stepan, non !

Il parut étonné.

— Quoi encore ?

— Si vous renoncez à ce duel, je vous épouserai.

C’était dit. Aussitôt, il fondit sur elle et l’embrassa brutalement. Elle sentit sur sa langue un relent de bière. De ses mains, il lui écrasa les seins, mais elle ne broncha pas. Quand elle fut incapable d’en supporter davantage, elle s’écarta et le regarda dans les yeux. Il avait les joues empourprées et les pupilles dilatées par le désir.

— Alors c’est d’accord ? demanda-t-elle.

— D’accord.

Il l’attira de nouveau vers lui et l’embrassa encore.

— Attendez-moi ici.

Il quitta la pièce. Valentina porta une main à sa bouche pour dissimuler son dégoût. Quelques minutes plus tard, il réapparut avec un petit écrin en velours. Il s’agenouilla avec emphase et le lui tendit.

— Un cadeau de fiançailles, dit-il d’un air grave.

Elle ouvrit le coffret et, le cœur serré, découvrit un collier niché dans la soie blanche, avec un solitaire entouré d’or au bout d’une chaîne. Le diamant était gros comme une noix. Il y avait aussi une paire de boucles d’oreilles en diamant. Telle était donc sa valeur de prostituée…

— C’est superbe.

Il se releva d’un bond et lui glissa le collier autour du cou après avoir dégrafé le premier bouton de son manteau. Ensuite, seulement, il lui sourit tel un homme qui tient son chien en laisse.

— Il appartenait à ma grand-mère quand elle avait votre âge, expliqua-t-il.

Il effleura le diamant, puis sa peau claire.

— Magnifique, murmura-t-il.

Il l’avait achetée et payée.

— Merci, Stepan.

— C’est tout ? dit-il en se penchant pour l’embrasser.

— Donc vous ne vous battrez pas en duel ?

— Soyez sans crainte, mon ange, je m’en tirerai sans une égratignure.

Ses lèvres effleuraient déjà celles de Valentina.

— Vous venez pourtant d’accepter de ne pas vous battre !

— J’ai accepté de vous épouser, rien de plus, répondit-


il en haussant les épaules. Je dois me battre en duel ! C’est une question d’honneur.

— Non ! s’exclama-t-elle en se dégageant de son emprise, furieuse. Je ne vous épouserai pas si vous persistez ! Ce duel est absurde.

— Valentina, ne racontez pas de sornettes. Nous sommes fiancés.

— Non !

Ses doigts tentèrent de défaire le fermoir pour se débarrasser de cette chaîne, mais il la saisit par les poignets et tenta de l’embrasser à nouveau.

— Nous sommes fiancés, répéta-t-il froidement. Vous ne pouvez rien y changer.

Elle cessa de lutter et posa la tête sur son épaule.

— Je vous en prie, Stepan. Pas de duel…

Il relâcha un de ses poignets pour la prendre par le menton et ficher son regard dans le sien. Il la serrait si fort qu’il lui faisait mal.

— C’est ce maudit ingénieur, n’est-ce pas ? C’est lui que vous voulez épargner ?

— Je vous en prie, renoncez à ce duel. Ne le tuez pas, Stepan ! J’ai accepté de vous épouser, cela ne vous suffit pas ?

Il l’embrassa brutalement sur les lèvres.

— Valentina, je prendrai un grand plaisir à lui loger une balle en plein cœur.

Valentina se mordait les doigts d’avoir ignoré trop longtemps le numéro neuf de sa liste : acheter une arme. Elle se retrouvait contrainte de se faufiler dans le bureau de son père pour dérober le fusil de chasse accroché au mur. Dans un tiroir, elle prit une poignée de munitions et les emporta aux écuries.

— Tiens, dit-elle en jetant l’arme sur le lit de Liev Popkov. Apprends-moi à m’en servir.

Avachi sur sa chaise, au milieu d’un nuage de fumée de tabac, le Cosaque passa une main sur sa joue mal rasée.

— Vous avez déjà tiré ?

— Liev, si tel était le cas, je ne te demanderais pas des leçons de tir !

— Avec un fusil de cette taille, vous allez casser votre épaule de maigrichonne. Il vous faut une arme plus petite.

— C’est la seule que j’aie trouvée. S’il te plaît, Liev, apprends-moi vite à la charger et à toucher une cible.

Le Cosaque ne broncha pas. Il s’empara de l’arme qu’il posa sur ses genoux.

— Un fusil anglais, commenta-t-il.

Il en caressa la surface lisse avec respect, de la base de la crosse à l’extrémité du canon, en hochant la tête comme si l’objet lui parlait. Il but une gorgée de vodka et déclara :

— J’ai une meilleure idée.

*

Valentina secoua les rênes et la jument trapue s’ébranla, les oreilles dressées. C’était la première fois qu’elle conduisait un attelage. Dans la rue Bolchaïa Morskaïa, l’animal réagit promptement lorsqu’elle le mit au trot. Merci, Liev, songea-t-elle. Tu as fait le bon choix. C’était une vieille voiture délabrée à deux places avec une capote arrondie. Elle ignorait où il l’avait dénichée, mais elle était idéale, légère et facile à manœuvrer. Liev et elle étaient montés sur le banc étroit, puis Popkov lui avait tendu les rênes.

— C’est vous qui conduisez, avait-il grommelé.

Elle avait observé son visage tuméfié et saisi les rênes avec un claquement de langue.

— Liev, tu as mal. Arrête ! Je continuerai seule. Retourne te coucher jusqu’à ce que tu sois guéri.

— Ne gâchez pas mon plaisir, avait-il rétorqué.

Elle n’avait pas insisté.

La forêt bruissait autour d’eux. De frêles squelettes de bouleaux scintillaient sous les derniers rayons du soleil. Une brume s’élevait de la terre pour envelopper les troncs. Les animaux nocturnes poussaient des cris dans les sous-bois, se préparant pour la nuit. Valentina et Popkov étaient restés immobiles si longtemps qu’ils faisaient presque partie du décor. La jeune femme huma la terre humide et vit une martre enfoncer ses griffes dans l’écorce d’un arbre couché pour chasser des scarabées.

Le froid était si mordant que son souffle semblait former une couche de givre sur les feuilles mortes. Elle avait attaché la jument et la voiture bien en retrait et prit deux épaisses fourrures. Le fusil en main, Popkov avait marché si lentement qu’il faisait peine à voir. Elle ne lui avait offert ni aide ni compassion car il n’en voulait pas. En atteignant la clairière, au sommet d’une pente, Popkov avait enfin pris la parole.

— C’est là.

— La crête des pistolets ?

— Oui.

Comment avait-il su que le duel aurait lieu en cet endroit précis ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Il avait disparu pendant quelques heures, engourdi par l’alcool. À son retour, il avait annoncé :

— La crête des pistolets !

Sans doute avait-il effectué la tournée des bars fréquentés par les hussards et délié les langues à l’aide de vodka.

Elle lui avait proposé de la morphine provenant de l’armoire à pharmacie de Katia, mais il avait refusé. Cette clairière était le lieu le plus prisé des messieurs désireux de se battre en duel, assez proche de la ville et à l’abri des regards. Combien de jeunes gens y avaient versé leur sang au nom de ce qu’ils appelaient l’honneur ?

Enveloppée dans sa fourrure, elle était couchée sur le ventre, près de Popkov, à l’ombre des sous-bois, au pied des bouleaux. Ils avaient une vue dégagée sur la clairière, à une quarantaine de pas. Le brouillard se levait. Une heure s’écoula, puis une autre. Popkov était si immobile que Valentina crut qu’il s’était endormi. Elle avait mal aux bras mais ne bougea pas, même quand elle entendit le bruit sourd des roues d’une voiture sur le chemin de terre.

— Ils arrivent, murmura-t-elle.

— Je les entends.

— Ne le tue pas, Liev, dit-elle, le cœur battant.

Elle le lui avait déjà demandé et il s’était contenté d’un haussement d’épaules. Cette fois, il ne prit pas la peine de lui répondre. Il se mit en position de tir. Valentina était étonnée d’avoir à ce point envie de tirer.

D’abord, une voiture noire apparut à l’entrée de la clairière, suivie d’une autre, quelques minutes plus tard. Quatre hommes descendirent de la première, des hussards, Tchernov en tête. Elle le reconnut à sa façon de bomber le torse. Du second véhicule émergèrent trois hommes, deux en manteau, le troisième vêtu d’une cape noire. Ils échangèrent quelques mots, puis l’homme à la cape s’éloigna en direction des hussards. Valentina constata avec effroi qu’il s’agissait du Dr Fédorine. La présence du médecin la ramena à la réalité. Sa gorge se noua.

Popkov lui donna un coup de coude. Elle avait soupiré en voyant Jens. Il se tenait sous les derniers rayons de soleil. Même de loin, elle devinait son souffle régulier à la buée que formait sa respiration. Il n’exprimait aucune peur. Elle eut envie de crier, de l’implorer de renoncer à ces idées suicidaires d’honneur et de réputation. Mais il était trop tard. Elle sentait au fond d’elle-même que Jens voulait tuer Tchernov et que c’était la raison de sa présence. Elle effleura la main de Liev sur le fusil.

— Contente-toi de blesser le hussard, lui rappela-t-elle.

De son pouce, il caressa la plaque métallique gravée comme s’il s’agissait de l’oreille d’un cheval.

— Où voulez-vous que je lui loge une balle ? souffla-t-il. Dans le cuisseau ?

Il émit un petit rire.

— La cuisse, ça saigne bien, ajouta-t-il.

— Non. À l’épaule gauche, pour qu’il ne puisse pas tenir une arme.

Popkov opina du chef sans un mot.

Valentina avait peine à croire à cette conversation. Qu’était-elle en train de devenir ? La présence du Dr Fédorine la rassurait un peu. Les hommes firent cercle autour de l’un des hussards, qui tenait un coffret en acajou. Jens y choisit un pistolet.

Soudain, les adversaires se mirent dos à dos au milieu de la clairière. Si Jens était le plus grand, l’assurance de Tchernov était flagrante.

Ils étaient lents et précis dans leurs mouvements. Trente pas. Valentina sentit l’épaule de Popkov se contracter. Maintenant, songea-t-elle. Maintenant. Tant que Jens est encore debout, avant qu’ils ne se retournent. Maintenant, Liev.

Un coup de feu retentit, mais il ne provenait pas de l’arme de Popkov. Tchernov chuta comme si ses jambes venaient de se dérober. Aussitôt, une nouvelle détonation se fit entendre. Jens tomba à son tour.

La jeune femme eut l’impression que son univers s’écroulait. Les deux hommes gisaient au cœur de la clairière, dans l’herbe gelée qui se teintait déjà de rouge.


À l’orée des bois, dix silhouettes sombres étaient alignées tels des anges de la mort et visaient les autres membres de l’assemblée.

— Jens ! s’écria Valentina d’une voix étranglée.

Rejetant sa fourrure, elle voulut se lever. Popkov la plaqua aussitôt au sol.

— Jens, gémit-elle, en proie à un vertige.

Elle voyait son corps inerte dont la vie s’échappait alors qu’elle s’était promis de le protéger.

Popkov se mit à jurer comme un charretier.

— Ne bougez pas, nom de Dieu !

— Il faut que j’aille le voir. Il a besoin…

— Qui sont ces types ? demanda-t-il.

— Des assassins, répondit-elle. S’il est mort, je…

Si Jens Friis était mort, son propre cœur l’était aussi. Ses veines, ses os, ses muscles fonctionnaient encore, mais sans but, sans raison.

— Jens, ne me quitte pas, murmura-t-elle dans l’espoir de le ramener à elle.

— Ils ne sont pas là par hasard, poursuivit le Cosaque en visant l’un de ces hommes.

— Liev, regarde celui-là ! dit-elle en tendant un doigt tremblant. Le premier…

Le tireur de tête avait détourné son attention du groupe de hussards pour observer les deux corps gisant à terre. Il se dirigea d’abord vers Jens d’un pas prudent. Le brouillard se leva, révélant son visage, malgré sa casquette bien enfoncée sur sa tête.

Valentina reconnut Viktor Arkine, l’ancien chauffeur de son père. Avec un cri de rage, elle se libéra de l’emprise de Popkov et se mit à courir vers la clairière.

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