15

Le visage fouetté par le vent, Valentina traversa vivement la place du Palais.

Dans la vie, rien n’était facile. Elle s’était rendue dans trois autres hôpitaux, pour recevoir toujours la même réponse. « Vous êtes trop riche, trop instruite. Vous ne convenez pas. » Pourtant, elle savait faire un pansement les yeux fermés et le squelette humain n’avait pas de secret pour elle, de même que les points de compression et le système artériel. Elle convenait parfaitement au contraire !

Il faut être forte. Elle sortit la carte de visite de Jens de sa poche pour vérifier son adresse. Par deux fois, elle demanda son chemin, puis elle finit par s’égarer. Elle se retrouva dans une rue tranquille. Au loin se profilait une église blanche dont le dôme était surmonté d’une croix dorée. Son ombre s’étirait sur les pavés. Plusieurs hommes groupés autour d’un brasero paraissaient attendre quelque chose. Au moment où Valentina passait devant l’église, un jeune homme en surgit et prit deux sacs sur une charrette à bras garée devant l’édifice.

— Arkine ? Qu’est-ce que vous fabriquez ?

Stupéfié, il sursauta et vacilla sous le poids de ses sacs. L’un d’eux tomba à terre et se déchira. Deux pommes de terre s’en échappèrent.

Si Valentina regarda fixement le sac, le chauffeur avait les yeux rivés sur la jeune fille.

— Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?

— Je me suis égarée.

— Vous semblez ne pas savoir où vous allez, en effet.

Elle lui trouva l’air arrogant et le regard dur, bien loin de son expression d’employé docile. Son commentaire resta en suspens dans l’air glacial. Elle aurait aimé le lui faire ravaler, mais elle s’accroupit pour ramasser les deux pommes de terre et les lui remit.

— Je crois que vous avez perdu ceci.

— Merci.

Elle désigna les deux sacs.

— Que faites-vous ?

— Je donne un coup de main au père Morozov.

— Le prêtre qui officie dans cette église ? s’étonna-


t-elle en observant la façade.

— Oui. Il distribue des repas aux pauvres.

Il l’observait avec curiosité.

— Je cherche à regagner la rue principale. Dois-je rebrousser chemin ? demanda-t-elle.

— À vous de voir. Vous pouvez continuer ou regagner un terrain familier.

Elle eut la vague impression qu’il ne parlait pas de la rue. Toutefois, il pointa un index derrière elle.

— La grande artère se trouve par là.

— Merci, répondit-elle en faisant mine de tourner les talons.

Arkine prit un sac sous chaque bras et entra dans l’église sans se rendre compte qu’il laissait une traînée de pommes de terre dans son sillage. Valentina attendit qu’il ait disparu pour ramasser les tubercules, puis le suivit dans l’édifice. Il faisait encore plus froid dans le vestibule. Devant elle, une série de portes en bois donnaient dans la nef. À sa gauche, un étroit passage se terminait par un escalier de pierre menant au sous-sol. Elle vit une pomme de terre sur la première marche.

Elle descendit à pas de loup vers une cave sombre et voûtée où flottait une forte odeur de moisi. Un brouhaha de voix masculines s’en élevait. Plusieurs rangées de chaises étaient alignées devant une table inoccupée. Les hommes lui tournaient le dos.

— Tout ce qu’ils veulent, c’est parler. Ce ne sont que de belles paroles ! Je te suis sur ce point, Anton. On en a marre de leur baratin. Il est temps de passer à l’action.

— Arrête de râler ! intervint Arkine. On a tous envie d’un peu d’action. Ce soir, il vient nous parler et on saura quels projets il a…

Viktor s’interrompit. Il l’avait vue. Les autres suivirent son regard. Valentina devina des grommellements agacés.

— Vous avez oublié le reste des pommes de terre, déclara-t-elle en lui en tendant une poignée.

Les hommes la toisèrent. Certains masquèrent leur visage à l’aide de leur écharpe. Les sacs étaient posés sur la table. Sous les pommes de terre, elle remarqua autre chose. Des objets à la surface anguleuse emballés de toile noire. Arkine se précipita vers elle.

— Mademoiselle, laissez-moi vous soulager de ces pommes de terre, coupa une voix, derrière elle.

Elle fit volte-face et découvrit une silhouette sombre sur la première marche.

— Merci, bredouilla-t-elle en lui tendant les tubercules.

— Voici le père Morozov, dit Arkine. Que diable faites-vous ici ? Je vous croyais partie.

— Ce n’est pas une façon d’accueillir notre visiteuse, dit le prêtre d’un ton chaleureux pour atténuer la grossièreté de Viktor.

Il la dévisagea d’un air pensif, en caressant sa longue barbe pour mieux se concentrer. Il portait une soutane et un chapeau noir un peu déformé, avec un crucifix en cuivre épinglé sur son torse.

— Qui que vous soyez, joignez-vous donc à nous, ma chère. Nous sommes réunis pour prier pour notre pays, en cette période troublée, et pour demander à notre Père tout-puissant de nous guider vers la sagesse.

Les autres étaient muets, mais ils l’observaient à la dérobée. Ce prêtre au visage ridé comme une vieille pomme ne devait pas être plus âgé que son propre père. Elle lui adressa un sourire un peu figé.

— Je dois partir. Je voulais juste vous apporter les pommes de terre qui sont tombées du sac.

Cette phrase lui parut absurde. Elle tourna donc les talons et remonta l’escalier. Dans la rue, les hommes réunis autour du brasier s’écartèrent pour la laisser passer. Valentina était perplexe. Qui était cet orateur ? Et, surtout, quels étaient ces mystérieux projets ?

Le claquement de la porte d’entrée alerta Valentina. Un courant d’air froid balaya le palier. La jeune fille cessa de faire les cent pas et se pencha au-dessus de la balustrade. Ignorant sa présence, Jens gravit les marches quatre à quatre. La lueur de la lampe à gaz baigna sa chevelure flamboyante. Rentrait-il toujours chez lui avec cette énergie débordante ?

— Bonjour, Jens.

L’ingénieur s’arrêta au beau milieu de l’escalier qui menait à son appartement et leva la tête. Dès qu’il l’aperçut, son regard changea. Il ouvrit la bouche pour parler, mais se ravisa. Il finit de monter et s’approcha d’elle au point de pouvoir la toucher, en gardant toutefois ses distances.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il.

— Non. Je voulais simplement vous parler.

Il la scruta avec attention.

— Comment êtes-vous entrée ? Vous n’êtes pas apparue comme par enchantement devant ma porte…

Elle se mit à rire. Il garda les yeux rivés sur ses lèvres.

— Grâce à votre concierge. J’ai prétendu être votre cousine.

— Il vous a crue ? demanda-t-il, amusé.

— J’en ai l’impression. Il m’a permis de patienter ici, au chaud.

— Ce type est encore plus stupide que je le pensais.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes bien trop belle pour être ma cousine.

Cette réflexion la prit au dépourvu. Ce n’était pas une boutade. Il passa devant elle pour ouvrir la porte de son logement. L’immeuble était ancien, orné de moulures et de sculptures baroques un peu extravagantes et fatiguées. Son heure de gloire était passée. L’atmosphère était désuète et presque pesante. Quel dommage qu’un homme aux idées si modernes ait choisi de vivre dans ce bâtiment démodé, constata Valentina en son for intérieur.

— Je vous en prie, entrez donc, dit-il avec emphase.

— Je ne devrais pas, répondit-elle en secouant la tête.

— Naturellement… Vous ne voulez pas compromettre votre réputation, n’est-ce pas ?

Sous ses bonnes manières, il se moquait d’elle, à présent.

— Ce pourrait être acceptable… en tant que cousine, suggéra-t-elle en rejetant ses cheveux en arrière.

Le vert des yeux de Jens s’intensifia.

— En tant que cousine, répéta-t-il.

Elle entra.

Jamais elle n’avait vu de tels meubles. Ils étaient en bois blond et présentaient des lignes si pures qu’elle crut un instant qu’ils n’étaient pas finis. Le plancher en pin était orné de tapis colorés. Devant la cheminée était étalée une grande fourrure d’un ton laiteux. Les tableaux figuraient des paysages enneigés peuplés de cerfs. Valentina ne put masquer sa fascination.

— Vous prendrez bien une tasse de thé, cousine ?

— Non merci. Je ne peux m’attarder.

Il prit ses mains gantées dans les siennes et les examina.

— Vous avez de si petites mains, commenta-t-il en caressant sa paume. Mais si talentueuses.

Elle secoua la tête, soudain oppressée.

— Très bien, dit-il sans la relâcher, de quoi vouliez-vous me parler ?

— Vous avez un ami médecin, je crois.

— Effectivement.

— J’ai besoin de son aide.

Il serra ses mains plus fort dans les siennes.

— Seriez-vous malade ?

— Non, ce n’est pas cela.

— Que peut-il faire pour vous ?

Elle lui relata ses échecs dans les hôpitaux, sans retenue, jusqu’aux regards méprisants des employés, les jugements négatifs sur son aptitude à être infirmière.

— Même mon médecin de famille refuse de me soutenir !

Elle lui confia sa colère, son envie de hurler sa rage. Au lieu de cela, elle avait traversé la ville à pied pour attendre le retour de Jens. Après l’avoir écoutée sans l’interrompre, il ne lui conseilla pas d’abandonner, comme elle le redoutait. Il ne l’incita pas à renoncer à l’avenir dont elle rêvait.

— Venez. Je vous emmène chez le Dr Fédorine.

— Merci.

— Il vous aidera, même si je dois pour cela le laisser gagner aux cartes pendant un mois. Néanmoins…

Il se pencha pour la dévisager à loisir.

— Êtes-vous sûre que c’est ce que vous voulez ?

— Certaine.

— Très bien. Allons donc voir ce vieux charlatan.

— Puis-je récupérer mes mains ?

Étonné, il baissa les yeux.

— Si vous insistez…

Il en porta une à ses lèvres avant de s’incliner galamment.

— À la future infirmière Ivanova !

Comment ne pas aimer cet homme ? songea Valentina.

Assis sur le sol de son salon, le Dr Fédorine jouait aux cartes avec sa fille de cinq ans. Très concentré, il se grattait le menton.

— Pardonnez-moi de ne pas me lever, mais ma petite Anna est en train de me battre.

L’enfant leur sourit en cachant son jeu.

— J’ai laissé Papa gagner une partie, dit-elle.

Lorsqu’il abattit sa dernière carte, elle s’en saisit triomphalement. Elle rassembla ensuite une poignée de pralines qui leur servaient de jetons. Jens s’esclaffa et posa une main affectueuse sur la petite tête blonde.

— Anna, ton père est le pire joueur de Saint-Pétersbourg et toi, tu deviendras l’une des meilleures.

Elle glissa une friandise dans la bouche de son père et lui tapota la joue pour le consoler, avant d’emporter ses gains vers un divan, près de la fenêtre. Le médecin commanda du vin, pour lui et ses visiteurs.

— Que puis-je faire pour vous ? s’enquit-il alors.

Jens se chargea des présentations.

— Voici Valentina Ivanova qui a besoin de ton aide, cher ami. Elle souhaite apprendre le métier d’infirmière. Hélas, les hôpitaux refusent de l’engager car ils la jugent inapte.

— L’êtes-vous ? demanda le médecin à la jeune fille.

— Quoi donc ?

— Inapte.

— Pas du tout !

— Ce n’est peut-être pas à vous d’en juger.

Elle trouva ces paroles un peu dures, mais n’objecta pas. Comment contredire un père de famille qui laissait son enfant le battre aux cartes ? Elle ignorait qu’un papa pouvait agir de la sorte.

— Je vais vous dire pourquoi je me sens apte à la profession d’infirmière, déclara Valentina d’un ton solennel. Depuis sept mois, j’assiste l’infirmière de ma sœur paralysée. J’ai étudié l’anatomie humaine et…

Elle chercha un argument susceptible de le convaincre.

— … je joue du piano.

Le médecin parut intrigué.

— Je peux apprendre à votre fille à jouer la Lettre à Élise.

Au fond de la pièce, un piano droit croulait sous les livres. De toute évidence, il ne servait jamais. L’enfant abandonna ses pralines et se leva d’un bond.

— Ma femme jouait du piano, souffla le médecin. On n’y a pas touché depuis…

— Toutes mes condoléances, pour votre femme, docteur. Je serais honorée de jouer sur son piano et d’être le professeur de votre fille. Marché conclu ?

Fédorine posa un regard nostalgique sur le tabouret en acajou, puis il acquiesça de la tête sans un mot.

Anna se hâta de débarrasser l’instrument.

— Merci, Jens.

Il l’avait raccompagnée chez elle dans sa voiture. Ils n’avaient échangé que quelques mots. À la nuit tombée, les lampadaires des ponts s’allumèrent. À Saint-Pétersbourg, les journées d’hiver étaient courtes.

Dans l’allée de gravier menant à la maison, Jens et Valentina demeurèrent côte à côte, dans l’ombre, un peu gênés, incapables de prononcer un mot d’adieu.

— J’ai hâte de visiter vos canalisations, vendredi, dit-elle avec enthousiasme. Ce sera passionnant de voir ce que vous avez conçu.

Dans la pénombre, elle ne distinguait qu’une partie de son visage.

— Je m’en réjouis.

Quelque chose clochait dans le ton de sa voix.

— Il y a un problème ?

— Rien que je ne puisse résoudre.

Elle crut deviner le poids qui pesait sur ses épaules et les attentes dont il devait se montrer digne.

— C’est une sacrée responsabilité, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.

— Vous vivrez la même chose quand vous serez infirmière.

— Je suis impatiente.

Enfin, il sourit.

— Et moi, j’ai envie de vous voir en uniforme.

Elle rit, mais demeurait persuadée que quelque chose n’allait pas.

— Quoi qu’il en soit, merci encore de me tirer de ce mauvais pas. Un après-midi à regarder des adultes jouer avec leurs sabres m’aurait fait mourir d’ennui.

— Leurs épées, vous voulez dire.

— Peu importe. Ils sont aussi rasoirs…

— Et pas les canalisations ?

— Non, pas du tout. Elles ont une utilité.

Jens fit un pas en arrière.

— Valentina…

Elle attendit, le cœur battant.

— Valentina, de quoi ce hussard voulait-il parler à votre père ?

— Le capitaine Tchernov ?

— Oui, le capitaine Tchernov.

— Il ne compte pas à mes yeux. Oubliez-le.

Elle esquissa un geste désinvolte.

— Il est facile de le deviner : il voulait lui parler de vous.

— Cet homme n’est rien, pour moi, persista-t-elle en s’avançant vers lui. Je ne m’intéresse absolument pas à lui.

Il la prit par le menton.

— Vous me le promettez ?

— C’est promis.

— Attention, je ne l’oublierai pas.

Si seulement il me prenait dans ses bras, songea-t-elle.

Le bruit d’un moteur de voiture rompit soudain le silence. Des pneus crissèrent sur le gravier. L’arrivée inopinée de son père venait de rompre le charme.

— Valentina, murmura Jens en s’écartant, ne laissez pas les autres décider de votre avenir à votre place.

La portière claqua et Nicolaï Ivanov s’approcha. Valentina croisa le regard du chauffeur en uniforme, qui l’observait avec attention. Elle se détourna.

— Bonsoir, monsieur, dit Jens en s’inclinant poliment.

Pour toute réponse, il reçut un vague hochement de tête. Enveloppé dans son épais manteau de fourrure, le général Ivanov ressemblait à un ours regagnant sa tanière. Il ouvrit la porte d’entrée avec un grognement de satisfaction.

— Rentre vite, Valentina. J’ai deux mots à te dire.

La jeune fille attendit que la voiture se soit éloignée en direction du garage situé derrière la maison. L’espace d’un instant, Jens et elle se retrouvèrent à nouveau seuls.

— N’oubliez pas ma promesse !

— Je n’en ai pas l’intention, répondit-il d’une voix basse qui lui donna la chair de poule. Restez à distance de lui.

Elle opina de la tête. Dans le rai de lumière provenant de la porte entrebâillée, elle devina l’esquisse d’un sourire. Elle le regarda s’éloigner à longues enjambées vers sa voiture. Son cheval l’accueillit d’un hennissement. Valentina ne put se retenir :

— Jens…

Il s’arrêta.

— Jens, en ferez-vous autant ?

— Que voulez-vous dire ?

— Cette femme en robe verte… celle qui marche comme si le monde lui appartenait.

— La comtesse Serova ? fit-il, les sourcils froncés.

— Ah… elle a tout d’une comtesse, en effet. Celle-là, oui.

— Eh bien ?

— Resterez-vous à distance ?

Elle l’entendit retenir son souffle.

— Le ferez-vous ? insista la jeune fille.

Il revint vers elle, une main tendue.

— C’est compliqué…

— Je vois, dit-elle, soudain crispée.

— Non, vous ne voyez rien. Je vous promets que je ne m’intéresse pas à elle dans le sens où vous l’entendez, mais je devrai lui rendre visite car… Valentina, non…

Trop tard. Elle avait disparu à l’intérieur, claquant la porte derrière elle.

C’est compliqué. Qu’entendait-il par là ? Comment pouvait-il envisager de poursuivre ses visites à la comtesse Serova ? Il devait se rendre compte que…

— Valentina, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.

Son père allait-il accepter qu’elle devienne infirmière ? Plus détendue, elle lui sourit.

— Merci, Papa.

— Tu as rencontré le capitaine Tchernov, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Un homme charmant, tu ne diras pas le contraire.

Valentina acquiesça, s’efforçant d’être agréable, car elle pensait au numéro quatre de sa liste : Obtenir le pardon de Papa.

— Son père n’est autre que le comte Tchernov, le chef de l’une des familles les plus distinguées de Saint-Pétersbourg. Le capitaine est extrêmement fortuné. Tu en es consciente ?

— Maman m’en a parlé.

— Je veux que tu l’épouses.

Ces paroles la frappèrent de plein fouet.

— Papa, continua-t-elle d’un ton posé, je vous ai déjà dit que je n’avais pas l’intention de me marier. Je veux m’occuper de Katia.

L’espace d’un instant, il refusa de la regarder.

— Le capitaine Stepan Tchernov m’a demandé l’autorisation de te courtiser. C’est un grand honneur, tu sais. Je ne tolérerai plus tes bêtises, Valentina. Ta mère et moi sommes formels. Je suis ton père et, tu peux me croire, je sais ce qui est bon pour toi. Plus tard, tu me remercieras.

Elle demeura immobile.

— Papa, loin de moi l’idée de vous fâcher, mais je ne veux pas épouser le capitaine Tchernov. Je vous ai expliqué que…

Incapable de masquer sa déception, le ministre s’empourpra de colère et fronça ses sourcils broussailleux. Il se sentait trahi.

— Je t’en conjure, ne me désobéis pas, Valentina !

— Sinon, quoi ? Que ferez-vous, Papa ? Vous me fouetterez ?

Ivanov la prit par les épaules et l’embrassa sur la tempe.

— Merci d’avoir sauvé Katia. À présent, j’ai besoin que tu acceptes ce mariage pour moi. C’est aussi simple que cela.

Ce soir-là, Valentina ne sentait pas le froid qui régnait dans sa chambre. Elle ôta ses vêtements, regrettant de ne pouvoir se dépouiller aussi de ses tourments. Elle se glissa dans son lit et releva l’édredon sur sa tête, puis elle se mit à trembler.

« C’est aussi simple que cela. »

Rien n’était simple, dans ses rapports avec son père et avec Jens.

Elle avait promis à Jens de ne pas fréquenter le capitaine Tchernov. Pourquoi ne s’engageait-il pas, lui, à cesser ses visites à la comtesse ?

Si elle se calmait, Jens viendrait peut-être lui murmurer sa réponse en pensée. Au bout de quelques minutes, aucune voix ne se fit entendre. Elle repoussa l’édredon.

— Que faites-vous là ?

Valentina sursauta.

— Rien.

Elle discernait à peine Liev Popkov dans la pénombre, adossé à un mur de la maison, à quelques mètres d’elle. S’il n’avait rien dit, elle n’aurait pas remarqué sa présence.

— Depuis combien de temps es-tu ici ? s’enquit-elle.

— Assez longtemps.

— Tu m’espionnes pour le compte de mon père ?

Il émit un grognement vague, puis elle l’entendit cracher.

Ils se trouvaient à l’arrière de la bâtisse, où la lumière du jour arrivait rarement à cette période de l’année. La nuit, il régnait ici un froid glacial. La neige et le verglas formaient des plaques glissantes. Valentina était en train de gratter le sol à l’aide d’un bâton, à la lueur de la fenêtre du salon de musique. Elle voulut demander à Popkov de l’aider, mais les paroles restaient coincées dans sa gorge. Elle poursuivit donc ses recherches seule et en silence. Pendant cinq minutes, nul ne dit mot.

— Vous cherchez quelque chose ? interrogea-t-il enfin.

— Oui.

— Quoi ?

— Ça me regarde.

— Il fait froid, ici.

Elle continua à racler la neige en silence.

— C’est ça que vous cherchez ? reprit Liev au bout de cinq minutes.

Elle leva vivement la tête. Le jeune homme lui tendait la main. Elle se dirigea vers lui avec précaution. Sa large paume contenait un objet métallique dont elle s’empara vivement. La clé du piano !

— Espèce d’ordure !

Il éclata d’un rire tonitruant.

Elle lui frappa le genou d’un coup de bâton, qu’elle jeta à terre, puis elle s’esclaffa à son tour. Leurs voix résonnèrent dans la nuit noire.

— Espèce d’ordure ! répéta-t-elle.

Sur ces mots, elle regagna la maison.

Viktor Arkine regarda Popkov regagner les écuries d’un pas lent. Le colosse était resté tapi dans l’ombre pendant des heures, sans se soucier de la neige et du vent, à attendre que la jeune fille vienne récupérer ce qu’elle avait perdu, comme s’il savait qu’elle se présenterait tôt ou tard. Arkine enviait la désinvolture de Popkov. Pourquoi diable avaient-ils ri ensemble quand elle l’avait traité d’ordure ?

Viktor était mal à l’aise avec les femmes. Il ne savait que leur dire. Il trouvait celles qui participaient aux réunions politiques agressives et braillardes. À ses yeux, elles voulaient être des hommes. Parfois, il avait envie de discuter avec Valentina et Elizaveta Ivanova, de découvrir ce qu’elles avaient dans la tête. Quelque chose l’interpellait, chez Valentina. Lorsqu’elle l’avait surpris en train de décharger les munitions, à l’église, il s’était demandé comment elle allait réagir. Manifestement, elle avait des soupçons. Allait-elle en faire part à son père ? L’inciterait-elle à appeler l’Okhrana, la police politique secrète ?

Il devrait se montrer plus prudent que jamais. Il retourna dans le garage et referma la porte derrière lui, les nerfs à fleur de peau. Personne ne venait dans le garage. Le lieu était sûr. Le feu qui le consumait, son impatience d’aller de l’avant vers des lendemains meilleurs ne le quittaient pas. Il se dirigea vers l’arrière de la voiture. Contre le mur, il avait disposé une pile de cartons contenant des pièces de moteur, des bidons d’huile, des peaux de chamois, des outils, ce que l’on trouvait dans un garage. Nul n’aurait de soupçons.

Il était le seul à savoir ce que recelait la caisse dissimulée sous les cartons.

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