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Jens n’était pas un danseur dans l’âme. Il n’était venu au bal que pour contrarier le ministre Davidov. Hélas, ce dernier demeurait invisible. L’ingénieur parcourut brièvement les opulents couloirs du palais Anitchkov. Les colonnes en marbre et les dorures ne l’émouvaient guère. Il se retira donc dans un salon où plusieurs invités jouaient aux cartes.

Au bout d’une heure, il empocha avec satisfaction une poignée de roubles et de billets à ordre. Il aimait jouer, même s’il était conscient des dangers de ce passe-temps. Un jour, lors d’une partie de cartes, un flambeur avait posé un pistolet sur sa tempe avant de se faire sauter la cervelle. Une autre fois, sur le quai d’une gare, Jens avait soutenu un vieil ami qui partait purger une peine de dix ans en Sibérie. Cet homme avait intrigué à la Cour pour déposséder le grand-duc Vladimir du contrôle de l’armée. Il avait tenté sa chance et il avait perdu.

Oui, Jens aimait jouer, mais pas n’importe quand, et ce soir-là était propice.

— Friis ! Je ne m’attendais pas à vous voir ici.

Comment diable Davidov l’avait-il débusqué dans la foule ? Cela dit, il était préférable qu’il ait fait le premier pas.

— Bonsoir, monsieur le ministre.

Ils échangèrent un signe de tête assez formel, sans vraiment s’incliner. Davidov était un homme sombre aux sourcils broussailleux. Depuis leur différend sur le financement des égouts, quelques jours plus tôt, il se montrait plus froid. S’il portait un élégant costume queue-de-pie avec un gilet blanc et un col rigide, il ne semblait guère désireux de s’amuser. Ses joues rubicondes témoignaient de son goût pour l’excellent cognac servi au palais.

— Bonsoir madame, fit Jens en prenant la main d’une femme entre deux âges vêtue d’une robe violette criarde.

Elle souriait, peut-être pour compenser la mine maussade de son mari.

— Quelle charmante soirée, déclara-t-elle, radieuse. Tous ces messieurs sont si élégants !

Les salons grouillaient de militaires en uniforme d’apparat avec galons et épaulettes. Les jeunes soldats rivalisaient pour attirer l’attention d’une jeune fille munie d’un éventail. Lors des soirées mondaines de Saint-Pétersbourg, les officiers régnaient en maîtres. Les plus arrogants et les plus impressionnants étaient les hussards. La Russie devait sa puissance à l’armée, et celle-ci faisait en sorte que Saint-Pétersbourg ne l’oublie pas.

Le maître de cérémonie, coiffé d’une perruque poudrée et vêtu d’une culotte rouge, frappa trois fois le marbre de son bâton doré pour annoncer l’arrivée d’un nouvel invité.

— Vous dansez ? demanda Mme Davidova à Jens, pleine d’espoir.

Pris d’une soudaine appréhension, Jens se tourna vers Davidov.

— Je vous en prie, déclara celui-ci. Je n’aime pas danser.

— Ce serait un honneur, madame, affirma Jens en s’inclinant galamment.

Il lui offrit son bras pour la mener vers la piste.

— Davidov, j’aimerais vous dire deux mots, tout à l’heure, si cela ne vous ennuie pas, lança-t-il avec nonchalance, par-dessus son épaule.

Le ministre parut contrarié, mais sa femme intervint :

— Bien sûr ! Tu veux bien, n’est-ce pas, Andreï ?

Jens considéra sa partenaire avec un sourire respectueux qu’elle lui rendit.

Ils se lancèrent dans une mazurka, une danse dynamique qui donna la migraine à Jens. Quatre couples ne cessaient de changer de partenaire. Pour l’ingénieur, il était plus difficile d’enchaîner correctement ses pas que d’orienter un cheval en pleine nuit en forêt. Il était si concentré qu’il faillit ne pas voir deux yeux bruns braqués sur lui, à l’autre extrémité de la salle. Tout à coup, il trébucha et s’excusa vivement. Lorsqu’il se retourna, les yeux bruns avaient disparu. Il n’y avait plus qu’un tourbillon de coiffures élégantes et le chatoiement des soieries. Toutefois, l’image d’un cou gracile, d’un profil délicat, d’une robe et de longs gants blancs restait gravée dans sa mémoire. Hélas, ils s’étaient évanouis dans la foule. Ces yeux, il les avait reconnus et il avait la ferme intention de les retrouver.

— Ne gaspillez pas votre salive, Friis.

— Monsieur le ministre, je vous en prie, écoutez au moins ce que j’ai à vous dire !

— De l’argent ! Voilà ce que vous voulez : davantage de fonds pour financer vos maudits égouts.

Jens esquissa un sourire pincé.

— Je ne suis pas venu vous parler d’égouts.

— De quoi, alors ?

— De terrains.

— Je vous écoute, soupira le ministre.

— La population de Saint-Pétersbourg augmente rapidement, d’où une grave pénurie de logements. Les prix d’une habitation dans le centre-ville sont exorbitants.

— J’en suis conscient.

— Et pourtant, de nombreuses parcelles sont inoccupées. Des terrains vagues dans les quartiers défavorisés et dans les faubourgs se vendent une bouchée de pain. Personne n’en veut.

— Parce qu’ils se trouvent au milieu des taudis, grommela Davidov en soufflant un nuage de fumée. Si vous avez envie de partager un gourbi avec une dizaine d’autres familles dans le besoin, libre à vous ! N’espérez pas que nous vous suivrons.

Il fit mine de s’éloigner.

— Certains de ces quartiers ne seront plus insalubres.

Le ministre s’arrêta et fit volte-face. Jens sut qu’il avait gagné.

— Tout le monde veut avoir une maison, mais pour l’heure, seuls les riches veulent habiter là où il y a des boutiques, des restaurants et, surtout…

Il marqua une pause pour ménager son effet.

— … un système moderne et hygiénique d’eau courante et d’évacuation.

Le ministre parut intrigué.

— Poursuivez.

— Des salles de bains, des cuisines modernes. Ce confort sera accessible grâce aux canalisations que je construis sous la ville. Cela signifie qu’une parcelle de terrain qui ne vaut rien aujourd’hui peut valoir une fortune demain.

Les lèvres fines de Davidov esquissèrent un semblant de sourire.

— Vous avez raison, admit-il en tirant sur son cigare d’un air pensif. Bon sang, vous avez raison !

— Qui décide du creusement des canalisations et de leur emplacement ? reprit doucement Jens. Par conséquent, qui sait quelles parcelles vont prendre une valeur inestimable ?

Davidov prit Jens par le poignet.

— C’est vous, murmura le ministre d’une voix rauque. Espèce de salaud !

Peu après, Jens la débusqua enfin.

Les lustres de la salle de bal se reflétaient dans les hauts miroirs, créant un univers féerique et doré. Les débutantes


vêtues de blanc, tels des lys délicats et immaculés, se tenaient par grappes. Intimidées, elles posaient leurs yeux de biche sur les jeunes mâles qui se pavanaient devant elles. Celles dont le carnet de bal n’était pas rempli de noms de capitaines et de lieutenants restaient près des fenêtres et s’éventaient avec langueur, comme si elles avaient trop chaud pour danser.

Jens alluma une cigarette turque. Accoudé à la statue de bronze d’un lanceur de javelot à demi-nu, il observait Valentina qui dansait. À mesure que l’orchestre enchaînait les mazurkas, les polkas et les polonaises, elle passait d’un uniforme bleu à un rouge, puis à un vert. Elle ne dansait jamais deux fois avec le même partenaire. Sa grâce l’avait frappé. Elle avait un port de reine et la souplesse d’un chaton, sans être guindée. Ses mouvements fluides suivaient avec aisance le rythme de la musique.

— Je peux vous la présenter, si vous voulez. Je connais sa mère.

— Madame Davidova ! s’exclama-t-il en la voyant surgir à côté de lui, quel plaisir de vous revoir.

— Vous avez les yeux rivés sur elle, reprit-elle en lui tapotant l’épaule de son éventail. Elle est trop jeune pour vous. J’ai entendu dire que vous préfériez les femmes mûres…

Il la regarda longuement, lui offrit son bras et la mena sur la piste pour danser une valse.

— Vous dansez bien, déclara-t-il tandis qu’ils tournoyaient.

Mme Davidova s’empourpra de plaisir et ses yeux perspicaces se mirent à pétiller.

— Elle ne semble guère heureuse, commenta-t-elle.

— Je ne l’avais pas remarqué.

— Menteur ! Invitez-la à danser.

Jens se surprit à apprécier cette femme si clairvoyante. En effet, le visage de la jeune fille exprimait une solennité qui ne variait pas quel que soit son partenaire. Elle paraissait écouter ce qu’ils lui racontaient, mais ne disait pas grand-chose. De temps à autre, elle levait les yeux vers eux, comme s’ils venaient de capter son attention. Qu’est-ce qui pouvait l’intéresser ?

— Le moment est venu de les interrompre, je crois, murmura-t-il à Mme Davidova. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

— Pas du tout. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu le plaisir de valser avec un sémillant officier.

Mme Davidova battit des cils avec une coquetterie espiègle. Jens l’entraîna vers la jeune fille qui dansait avec un lieutenant et ce fut elle qui se chargea des présentations.

— Ma chère, je vous présente Jens Friis, dit-elle avant de se tourner vers l’ingénieur. Valentina est la fille de mon amie Elizaveta Ivanova. Vous avez de nombreux points communs. Vous aimez…

Elle hésita pendant une fraction de seconde.

— … contempler les étoiles.

Jens demeura impassible.

— Il est rare de rencontrer quelqu’un qui partage cette passion, affirma-t-il en s’inclinant galamment devant Valentina. Puis-je vous accaparer quelques instants ? Pour parler des étoiles, naturellement.

— Il se trouve que non, je…, intervint le partenaire de Valentina.

Mais il n’était pas de taille à lutter contre Mme Davidova.

— Je serai ravie de danser avec vous, assura-t-elle en se précipitant dans ses bras.

Le lieutenant se trouva contraint d’abdiquer. Jens emmena Valentina. Ses grands yeux bruns étaient rieurs et elle s’efforçait de réprimer un sourire. Elle était si légère, entre ses bras, telle une poussière d’étoiles…

— Donc vous aimez les étoiles ? fit Valentina d’un air interrogateur.

— Oui. Orion, la Grande Ourse, l’étoile Polaire.

Il se tut.

— C’est tout ? lança-t-elle.

— Vous en voulez davantage ? Il y a aussi la constellation du Marteau et l’Astralis Gigantis… j’en passe et des meilleures. Un spectacle féerique.

— Qu’est-ce qui vous porte à croire que je m’intéresse aux étoiles ?

Conscient de son regard appuyé, Jens afficha un sourire provocant.

— Je voulais vous demander quelque chose, avoua-t-il. C’était le seul moyen de me frayer un chemin dans cette marée d’uniformes qui vous entoure.

Valentina fit mine de s’offusquer.

— Posez-moi donc votre question.

Il reprit son sérieux.

— Pourquoi étiez-vous fâchée contre moi lors du concert à l’institut Ekaterininski ? Vous me foudroyiez du regard comme si j’étais le diable en personne.

Elle rit à gorge déployée, avec une telle spontanéité qui contrastait tant dans cet univers artificiel de bijoux et de corsets qu’il fut pris au dépourvu. Un rire communicatif et enchanteur. Tandis qu’ils tournoyaient sur la piste, il remarqua que ses yeux étaient d’un brun tacheté d’or. Il contempla la peau laiteuse de son décolleté.

— Ne vous formalisez pas, répondit-elle en souriant. Je jouais simplement les écolières stupides.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je ne suis plus en colère contre vous. Et je ne suis plus une écolière.

— Qu’êtes-vous donc ? L’une de ces débutantes venues trouver un mar…

— Je suis venue parce que mes parents m’en ont donné l’ordre.

— Ah…

Soudain, il ressentit sa fougue sous ses airs détachés. Seuls ses doigts tremblants la trahissaient. Ils dansèrent et il ne lui posa plus de questions. Elle semblait flotter, portée par la musique. Jamais il n’avait eu une telle partenaire. La musique comptait davantage que la conversation. Ensuite, il l’entraîna vers la porte de la salle de bal. Valentina retint son souffle. Il perçut le mouvement de ses côtes, sous sa main. Il eut l’impression qu’elle exhalait la liberté.

— Et si je vous montrais l’Astralis Gigantis ? suggéra-t-il, la mine impassible. C’est une constellation que très peu de gens ont vue.

— Ce doit être un spectacle fascinant.

Il décela une note de moquerie dans ses paroles.

Lorsqu’elle se tourna pour franchir la porte à double battant menant au buffet, il sentit le parfum de ses cheveux. Ses superbes boucles brunes étaient relevées en un chignon élaboré qui soulignait ses pommettes et son long cou. Il n’aimait pas ce style, sans doute à la mode, mais trop guindé à son goût. Il lui enlevait quelque chose. Tandis qu’elle marchait devant lui, si svelte dans sa robe de soie blanche qui marquait sa taille, Jens eut soudain envie de lui enlever son grand peigne orné de perles pour libérer les boucles soyeuses, de la libérer, elle, de ce qu’elle retenait avec un tel acharnement.

Il la mena vers une haute fenêtre encadrée de rideaux de velours doré. Valentina se pencha au dehors comme si la nuit l’attirait.

— Où est votre Astralis Gigantis ? interrogea-t-elle doucement.

— Là-haut, quelque part, je vous le promets. Elle ne demande qu’à être trouvée.

— Je l’espère. J’aime à croire qu’il y en a d’autres à découvrir.

— Il y a toujours quelque chose à découvrir, Valentina.

Sans faire le moindre commentaire, elle se balança au rythme de la musique.

— Puis-je avoir quelque chose à boire ? s’enquit-elle.

Jens se fraya un chemin vers le buffet. Lorsqu’il revint avec un verre de sirop de citron vert dans une main et un cognac dans l’autre, il était trop tard. Les uniformes grouillaient autour d’elle telles des abeilles. Il se dirigea tant bien que mal vers un hussard en uniforme rouge, un capitaine élancé aux cheveux blonds qui tenait le carnet de bal de la jeune fille en parlant avec animation. D’un coup d’œil, il vit qu’elle se sentait traquée. Il posa les verres sur la table, prit le carnet de bal des mains du hussard, le déchira en deux et le lui rendit en s’inclinant légèrement.

— Veuillez nous excuser, dit-il avant de prendre le bras de Valentina, nous avons une constellation à observer.

Quand ils quittèrent la salle, l’espace d’un instant cruel, il crut qu’elle pleurait, mais ne décela aucune larme, car en même temps la jeune femme riait.

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