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Àcompter de ce jour, Jens remarqua un changement chez Valentina. Elle avait le regard plus clair et son corps avait retrouvé la grâce naturelle qu’elle avait perdue à la mort de sa sœur. Ils ne parlaient pas d’Arkine de peur de le réintégrer dans leur vie. Néanmoins, Valentina jouait du piano avec une passion intense et leurs ébats amoureux étaient si tendres qu’il se languissait d’elle quand ils n’étaient pas ensemble.

À son insu, il continua à rechercher Arkine. Il arpenta les bas-fonds de la ville sans trouver la moindre trace. Sans doute avait-il quitté Saint-Pétersbourg.

Jens envoya même Liev Popkov écumer les bars. Nitchevo. Rien. S’il existait une justice, l’ancien chauffeur était déjà mort et enterré, emporté par la gangrène. Mais Jens ne croyait pas en la justice naturelle.

Même si la période de deuil n’était pas officiellement terminée chez les Ivanov, l’ingénieur s’entretint en privé avec les parents de Valentina à propos du mariage, qui fut organisé à la hâte. Jens n’était pas adepte des cérémonies russes interminables et trop solennelles à son goût, sans fleurs ni musique. Il n’en fut pas moins subjugué par le spectacle de Valentina dans sa longue robe blanche, tenant son cierge allumé, les cheveux relevés sous son voile blanc, ornés de perles qui sublimaient encore sa peau laiteuse.

Le prêtre orthodoxe officia selon la liturgie traditionnelle, entourant leurs mains jointes de son étole avant de leur faire effectuer trois fois le tour du pupitre portant l’Évangile. Valentina adressa à Jens un regard si chargé de défi et de désir qu’il eut envie de partir avec elle sur-le-champ. Quand les couronnes dorées furent brandies au-dessus de leurs têtes, le prêtre chanta les litanies. Il vit soudain la jeune femme regarder vers la porte de l’église, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un entrer. Il trouva sa main un peu crispée lors de l’échange des anneaux et perçut une appréhension sous le voile.

Pour la millième fois, Jens s’en voulut de ne pas avoir visé plus haut, dans la cour de l’hôpital. Il aurait dû lui tirer dans le cœur. Œil pour œil, dent pour dent. Mais il avait deviné la présence d’un gilet pare-balles sous la chemise du révolutionnaire, d’où son audace. Quel que soit l’endroit où il avait trouvé refuge, son genou mettrait longtemps à guérir. Viktor Arkine ne reviendrait pas à Saint-Pétersbourg de sitôt.

Quand la cérémonie et les célébrations furent enfin terminées, Jens emmena Valentina dans leur nouveau logement situé dans une avenue tranquille proche de chez le Dr Fédorine.

— Il sera utile d’avoir un médecin dans le voisinage quand le bébé naîtra, avait déclaré Jens.

Elle s’était moquée de lui en lui reprochant d’être trop inquiet et en lui promettant d’accoucher aussi facilement qu’une chatte. Il avait choisi cette maison pour elle. La vue sur le fleuve aux eaux calmes lui apporterait la sérénité et la hauteur sous plafond lui procurerait une excellente acoustique quand elle jouerait du piano. Les parquets cirés provenaient des forêts denses du Danemark et il avait installé sa peau de cerf devant la cheminée. Il comptait en faire bon usage.

Il prit plaisir à lui ôter ses accessoires de mariée. Debout face à lui, elle sourit en lui tendant un bras, puis une jambe. Quand elle fut nue, ses cheveux soyeux cascadant dans son dos, il l’entraîna vers le piano Érard flambant neuf et elle joua pour lui. Rien que pour lui. Il reconnut aussitôt les notes envoûtantes du Nocturne no. 2 en mi bémol majeur de Chopin. Son choix lui mit le cœur en joie.

Tandis que ses mains volaient sur les touches, il contempla chaque courbe de son corps. Ses hanches s’élargissaient à mesure que son ventre s’arrondissait.

Elle était désormais sa femme et elle portait son enfant. Elle lui était aussi essentielle que le sang qui coulait dans ses veines. Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur le sommet de la tête, puis sur chaque côte, chaque vertèbre. Elle ne cessa pas de jouer, mais il entendit ses soupirs de plaisir. Quand il l’enlaça pour bercer l’enfant qu’elle portait, il goûta la saveur de sa peau. Elle se laissa aller contre lui comme si telle était sa place.

— Je t’aime, madame Friis, murmura-t-il à son oreille avant de la soulever dans ses bras. Au lit !

Elle enroula les bras autour de son cou, les yeux pétillants de bonheur, et agita les pieds en riant.

— On a la vie devant nous, promit-elle.

La chambre était encore illuminée de bougies, dont la lueur vacillante apaisait l’esprit de Valentina et donnait à la peau de Jens une couleur dorée. Elle sourit en lui caressant les cheveux. En elle, son enfant sommeillait aussi et elle se laissa aller à envisager leur avenir à tous trois. Elle s’imagina de grands projets pour Jens et le conservatoire de musique de Saint-Pétersbourg pour elle-même.

Katia n’étant plus là, elle ne travaillerait plus à l’hôpital Sainte-Isabelle. C’en était également terminé de sa liste secrète. Elle avait d’autres objectifs, des concerts, des promenades au parc, une petite main dans la sienne, et le plus grand palais de souris du monde, modifié et embelli. Des rires insouciants, la chaleur du corps de Jens contre le sien, chaque nuit, ce regard vert dans lequel se noyer quand il lèverait les yeux de son livre ou de ses dossiers. Ils ne faisaient plus qu’un.

Naturellement, il y aurait des problèmes. La situation était instable, à Saint-Pétersbourg, mais elle avait foi dans le gouvernement pour rétablir l’ordre. Des hommes tels que le capitaine Tchernov mèneraient l’armée contre les grévistes. Et surtout, elle croyait dur comme fer que Jens et ses semblables pouvaient construire un monde meilleur pour les travailleurs. Arkine et sa révolution sanguinaire ne triompheraient pas. Les choses allaient simplement se tasser ; il ne resterait rien des banderoles et des slogans picorés par les mouettes qui volaient en nuées au-dessus de la ville.

Une main sur son ventre, elle imagina une petite tête couverte de boucles. La perspective d’être maman l’émerveillait et l’effrayait à la fois. Elle sourit en pensant à sa propre mère.

Depuis quelque temps, Elizaveta Ivanova avait pris l’habitude de prendre le train pour Moscou où elle séjournait chez une ancienne camarade d’école. Parfois, elle ne restait qu’un jour ou deux, parfois plus longtemps. Elle affirmait avoir besoin de s’échapper de la ville où sa fille était morte. Elle revenait apaisée, le visage moins soucieux, le regard moins triste. Son mari semblait à peine remarquer ses absences, tant il était absorbé par ses affaires avec le ministre Davidov. Lors du mariage, il avait néanmoins embrassé sa fille avec chaleur. Son approbation comptait énormément pour elle.

Valentina se tourna sur le côté et se blottit contre Jens pour humer le parfum de sa peau. Mon mari, songea-t-elle.

Katia aurait été heureuse pour elle.

*

Raspoutine avait raison. Valentina l’admettait volontiers, mais ce n’était qu’une coïncidence. Après un hiver plus clément que de coutume et un printemps de calme relatif dans les usines, elle mit au monde une petite fille. En contemplant le nourrisson emmailloté aux minuscules poings crispés, elle se dit qu’il n’existait pas d’enfant aussi parfaite. Il suffisait de regarder son père.

Oscillant entre sourires béats et sanglots incontrôlables, elle inspecta ses paupières, ses oreilles, s’extasia devant ses lèvres pulpeuses, son menton en forme de cœur. Jens n’avait pas attendu l’autorisation du Dr Fédorine pour entrer dans la chambre. En voyant la mère et l’enfant, il ne masqua pas sa joie et s’assit doucement au bord du lit.

— Valentina, tu…

— Je suis épuisée et meurtrie, coupa-t-elle. C’était loin d’être aussi facile que je le croyais.

Elle lui tendit sa fille qu’il prit dans ses bras protecteurs.

Il la contempla à loisir, avec ses cheveux cuivrés collés sur son crâne. En la voyant bâiller, il rit et leva les yeux vers Valentina. Ceux-ci exprimaient un tel amour qu’elle eut l’impression que son cœur allait littéralement exploser.

— J’ignorais combien mon existence était incomplète sans cette enfant, avoua-t-il d’une voix tremblante. Elle est superbe.

— Appelons-la Lydia, proposa Valentina.

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