27
Jens fumait une cigarette ornée du monogramme de Nicolas II. Que ressentait-on à voir ses initiales imprimées, brodées ou gravées un peu partout ? Impossible d’oublier qui l’on était, dans ces conditions. Jens n’était venu au bal que pour faire plaisir au ministre Davidov et il n’était pas d’humeur à festoyer. Cependant, il avait parlé aux hommes que Davidov avait réunis dans un petit salon privé. Ils avaient négocié jusqu’à ce que l’atmosphère soit totalement enfumée, puis s’étaient serré la main. Jens ne leur faisait pas confiance. À Saint-Pétersbourg, on ne pouvait se fier à personne.
Pas même à une paire d’yeux rieurs et sombres. Il fit la moue et éteignit sa cigarette.
— Qu’est-ce que vous avez, ce soir ? s’enquit Davidov. Vous semblez à cran.
— Je suis venu, j’ai discuté avec vos maudits financiers, vous n’espériez tout de même pas un sourire, en plus !
Le ministre Davidov ricana en faisant tournoyer son cognac dans son verre. Chose rare, son visage aquilin exprimait une certaine satisfaction.
— Une histoire de femme, sans doute.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
— Je vous ai vu travailler et risquer votre vie dans une de vos canalisations. Je vous sais colérique, implacable. Regardez-vous, à présent ! Je ne vous ai jamais vu dans cet état.
Si les deux hommes portaient une redingote noire à revers dorés, celle de Jens était fripée. Il était avachi sur sa chaise tapissée de brocart.
— Je suis là pour affaires, grommela l’ingénieur. Rien de plus.
Au moment où il allumait une autre cigarette, il vit une femme entrer dans la pièce. Au bal de l’empereur, les femmes devaient être vêtues de blanc ou de crème. De prime abord, elle n’était qu’une élégante parmi tant d’autres. Ce fut sa démarche qui l’alerta, son port altier, une détermination farouche.
— Comtesse Serova, dit-il en se levant pour se pencher sur sa main tendue.
— Jens, pourquoi te caches-tu ici ? demanda-t-elle d’un ton glacial. Tu ne sais donc pas que ta petite pianiste joue pour sa majesté impériale ? Dépêche-toi. Elle fait un tabac.
Il lui était impossible de l’aider. Il avait l’impression de voir un chaton de noyer. Ses mains qui s’agitaient fébrilement, sa bouche qui cherchait son souffle, les regards dédaigneux de l’assemblée, les commentaires moqueurs… D’abord, il avait cru que Valentina taquinait son auditoire, qu’elle cherchait à faire rire avec ses fausses notes. Mais non, elle ne plaisantait pas, perchée au bord de son tabouret, devant le piano à queue.
C’était un désastre. Au bord des larmes, Valentina avait envie de s’enfuir en courant. Elle tint bon, les dents serrées, et joua l’Ode à la joie de Beethoven. Le titre n’aurait pu être plus inapproprié. Il n’y avait pas la moindre joie dans cette salle. Sur des sièges dorés, le tsar et la tsarine étaient entourés de l’élite de Saint-Pétersbourg, dans une pièce où s’était produit un peu plus tôt un orchestre de balalaïka. Des murmures parcouraient l’auditoire.
Valentina, mon amour, si seulement je pouvais te prêter mes doigts…
Agacé, le tsar tirait sur sa barbiche, la mine de plus en plus soucieuse. Enfin, sans un mot, il se leva, offrit son bras à sa femme et quitta les lieux. Quelques invités leur emboîtèrent le pas, parmi lesquels la comtesse.
Quelle grossièreté ! Elle n’a pas fini de jouer. D’essayer…
Au premier rang, le capitaine Tchernov était aussi écarlate que son uniforme. Jens fut envahi par un profond dégoût. Le père de Valentina avait sans doute dit vrai. Le mariage était prévu. Le capitaine la considérait déjà comme sa propriété et ressentait personnellement cette humiliation. Jens lui en voulut pour cela. Le militaire n’avait pas de peine pour Valentina, pas de compassion. Il n’avait aucune envie de tout sacrifier pour la sortir de cet enfer. Il avait simplement honte d’elle.
La musique s’arrêta brutalement et Jens déclencha des applaudissements avant de s’avancer vers elle.
— Valentina Ivanova ! s’exclama-t-il. C’est très généreux d’avoir accepté de jouer pour nous alors que vous êtes souffrante !
Elle leva les yeux vers lui et se redressa fièrement. Elle se mit debout avec sa grâce coutumière, une main sur la tempe pour exprimer un léger mal de tête. Puis elle lui sourit et prit le bras qu’il lui offrait. Sans se presser, ils se frayèrent un chemin au milieu de l’auguste assemblée en direction de la porte, sans un regard pour le capitaine Tchernov.
Jens l’enlaça, huma le parfum de ses cheveux et sentit sa tristesse dans son souffle. Il la garda contre lui jusqu’à ce que ses tremblements cessent.
— Valentina, oublie-les, lui conseilla-t-il en l’embrassant sur la tempe. Ces gens-là ne sont pas dignes de ta détresse.
Il l’embrassa encore et l’entraîna vers une alcôve, derrière une colonne en marbre.
— Tu as été merveilleuse.
— J’ai été mauvaise.
— Non, tu étais sublime ! Ivre morte, certes, mais encore capable de faire en sorte que Beethoven ressemble à du Beethoven.
— Mes doigts ont commis un millier d’erreurs, les imbéciles !
— Personne ne s’en est aperçu.
— Vraiment ? demanda-t-elle en le fixant.
Elle remarqua son sourire taquin et elle se mit à rire.
— Le tsar n’a rien remarqué d’anormal, d’après toi ?
— Absolument rien !
— Ouf !
Son corps chaud et souple enveloppé de soie crème était lové contre lui. Il lui enserrait la taille et la maintint lorsqu’elle rejeta la tête en arrière, pleine de cette joie qui avait tant manqué à sa musique. Son rire fut superbement libérateur.
— Menteur… souffla-t-elle d’une voix rauque.
Il effleura son cou de ses lèvres.
— Pars avec moi, murmura-t-il. Maintenant.
Il la prit par le menton pour plonger dans son regard sombre. Elle avait les yeux mi-clos, mais il percevait leur brillance sous ses longs cils.
— Épouse-moi, dit-il.
— Embrasse-moi d’abord.
Jens s’empara avidement de ses lèvres. Elle réagit avec la passion, la fureur et la joie qu’elle destinait à sa musique.
— Jens, sortons contempler les étoiles. Redemande-moi de t’épouser sous les étoiles.
Le ciel était couvert, ce qui n’avait aucune importance. Il lui décrirait chaque constellation imaginaire, chaque univers lointain.
Elle se hissa sur la pointe des pieds, un peu chancelante, et l’embrassa.
— Demande-moi encore, Jens Friis…
Soudain, il reçut un coup et ressentit comme une morsure sur sa joue. Il empoigna le bras en uniforme qui l’agressait et en arracha un gant blanc. En découvrant son propriétaire, son sang ne fit qu’un tour.
— Capitaine Tchernov, vous m’insultez !
Il jeta le gant à ses pieds.
— Ne la touchez pas ! persifla Tchernov, ivre de rage. Ôtez vos sales pattes de Mlle Ivanova ou je vous tue ici même, à mains nues, devant le tsar !
— Essayez donc !
— Arrêtez ! s’écria Valentina. Arrêtez !
Elle saisit Jens par le bras. Il n’osa la repousser.
— Au secours ! poursuivit-elle. Aidez-moi à les retenir !
D’autres uniformes apparurent. Davidov faisait grise mine. Un flot de jurons et d’invectives s’éleva, mais Jens n’y prêta aucune attention.
— J’exige réparation ! lança Tchernov, tandis que deux officiers en bleu le forçaient à reculer. Mes témoins vous verront dès demain.
— Volontiers.
— Non, intervint Valentina, la mine pâle. Si vous vous affrontez en duel, je n’épouserai ni l’un ni l’autre, je vous le garantis !
Jens sentit que la jeune femme lui filait entre les doigts. Il refusait de renoncer à elle, pas ainsi, pas maintenant… Il se tourna vers le capitaine Tchernov, claqua les talons et s’inclina, avant de lui tendre la main. Tchernov hésita, regarda brièvement Valentina comme s’il jaugeait sa valeur, puis il se dégagea de l’emprise des officiers et serra la main de Jens. Nul ne dit mot.
— Dieu soit loué, soupira Valentina. Pourquoi les hommes deviennent-ils si facilement des machines de guerre écervelées ?
Faute de réponse, elle s’éloigna avec toute la dignité dont elle était capable.
— Demain, marmonna Jens dès qu’elle fut trop loin pour l’entendre. J’attends de vos nouvelles demain.
*
La lumière, le moindre mouvement transperçaient le cerveau de la jeune femme. Le lendemain matin, elle gravit les marches avec précaution, les mains sur les murs, les yeux plissés dans la pénombre. Si elle parvenait à garder la tête droite, elle avait une chance de parvenir au sommet de l’escalier. À mi-chemin, une souris fila sur sa chaussure, si vivement que la jeune femme perdit l’équilibre et trébucha.
— Chyort ! maugréa-t-elle. Nom de Dieu !
— Qui est là ? lança une voix, à l’étage.
Les oreilles de Valentina se mirent à bourdonner.
— Ne crie pas !
Elle se hâta de gravir les dernières marches de peur de basculer en arrière et de tomber dans l’écurie. En haut, elle balaya les lieux d’un regard curieux. C’était la première fois qu’elle s’aventurait dans les quartiers des palefreniers. Un long couloir donnait sur une série de chambrettes. Une seule porte était fermée. Elle frappa.
— Dehors !
Elle jura de plus belle :
— Je refuse d’être montée jusqu’ici pour rien.
Elle entra. La pièce était plongée dans la pénombre et l’unique petite fenêtre était crasseuse. Il flottait une odeur de cheval et de sueur.
— Tu es encore en vie, Liev. Ils n’ont pas réussi à t’abattre.
— La mauvaise graine est increvable.
— Je t’ai apporté quelque chose.
D’un châle noué autour de sa taille elle sortit une bouteille de vodka et un paquet de cigarettes. Les yeux cernés de noir de Popkov se mirent à pétiller d’envie. Assis sur une chaise, près du lit, le malheureux faisait peine à voir. Il avait le visage tuméfié, le nez tordu, le front et les lèvres lacérés de plaies et, lorsqu’il tendit la main vers la bouteille, elle remarqua qu’un ongle lui avait été arraché. Il n’en restait qu’une croûte de sang séché. La colère enfla en elle.
— C’est une excellente vodka qui provient de la réserve de mon père, expliqua-t-elle avec un sourire forcé. Pas ton tord-boyaux habituel.
Il sourit et but une gorgée d’alcool avec un soupir d’aise.
— Le seul médicament qu’il me faut.
— Liev, comment te sens-tu ? Je veux dire… tu as très mal ?
— Je survivrai, répliqua-t-il en brandissant la bouteille. Vous en voulez ?
— Non, merci.
— On dirait pourtant que vous en avez besoin.
Il se mit à rire et grimaça aussitôt de douleur en se tenant les côtes. Tentée par l’alcool, Valentina se détourna.
— On ne peut pas dire que tu vis dans un palais, déclara-t-elle.
— Ça me suffit.
Il se contentait d’un lit, une chaise, une étagère et quelques patères ? À vingt-deux ans, Popkov était un homme. Il n’avait que quatre ans de plus qu’elle et était déjà résigné à ce logement de misère.
— Tu as de l’eau ?
— Dans la cour.
— Je vais t’en chercher.
— Ne vous donnez pas cette peine.
À la pensée de l’escalier étroit, elle sentit monter une nausée.
— Ce n’est pas un problème. Quelqu’un doit s’occuper de toi.
Sa tâche lui prit un certain temps. Elle finit par lui monter une cuvette d’eau chaude et une assiette de pain noir et de fromage. Elle avait glissé sous son bras un paquet de pansements et de bandages que l’infirmière Sonia avait rechigné à lui donner, car elle ne voulait pas les gaspiller pour ce « Cosaque crasseux ». Popkov grommela de douleur tandis que la jeune femme soignait ses blessures. Elle redressa au mieux sa cloison nasale, pansa ses plaies. En revanche, il refusa d’enlever autre chose que sa chemise.
— Ne sois pas bête, gronda Valentina. Je suis infirmière. Je suis habituée à…
— Vous êtes une fille.
Elle sourit et se garda bien d’insister. En enroulant un bandage autour de son torse pour couvrir ses traces de fouet, elle lui demanda :
— Tu les détestes, les hommes qui t’ont fait ça ?
— L’Okhrana ! maugréa-t-il avant de cracher par terre.
Il y avait du sang dans sa salive.
— J’ai toujours détesté les flics, reprit-il. C’est pareil avec ces assassins de bolcheviques.
— Liev, si tu détestes les deux côtés, sur qui peux-tu compter ? En qui vas-tu croire ?
— En moi, naturellement ! répondit-il, l’air étonné.
— J’aurais dû m’en douter.
En riant, elle eut soudain le tournis. Elle dut attendre de recouvrer ses esprits pour terminer ses soins. Ensuite, elle s’attarda sur le seuil, sa cuvette à la main, adossée au chambranle. Elle avait posé un pot de pommade sur le lit.
— Tu te sens mieux ?
Il avala une autre gorgée de vodka.
— Votre homme, cet ingénieur, il m’a sauvé la…
Il s’interrompit. Les mots ne sortaient pas.
— Je sais, dit-elle doucement. Je sais. Jens Friis est heureux que tu sois toujours en vie.
Popkov hocha la tête.
— Il ne fera pas de vieux os si vous ne faites pas quelque chose.
— De quoi parles-tu ? demanda-t-elle, alarmée.
— Du duel.
— Non, ce n’est pas vrai !
— Des rumeurs circulent, sur vous, sur la rixe. Ce blanc-bec blond, il a le goût du sang. L’an dernier, il a tué deux hommes en duel.
— Non, Liev. Tu dois te méprendre. Ils ne vont pas se battre. Ils me l’ont promis !
Popkov secoua négativement la tête d’un air désolé.
— Vous êtes une fille ! Ils vous ont menti, bordel !
En entendant le tintement métallique du monte-charge, Valentina eut la chair de poule. C’était la première fois qu’elle revenait dans les tunnels de Jens. Elle portait sa cape d’infirmière dont elle serra les pans contre elle pour chasser les souvenirs que ce bruit lui évoquait.
Dans le bureau de Jens, elle préféra rester debout, devant la fenêtre, à observer la cour qui grouillait d’activité. Les ouvriers coiffés de casquettes surgissaient du sous-sol en clignant des yeux, éblouis par le soleil. Les femmes poussaient des wagonnets de gravats sur des rails. Maigres, le teint grisâtre, en uniforme brun, la tête couverte d’un foulard, il était impossible de les différencier. Était-ce le spectacle auquel Jens assistait quotidiennement ? Un coursier était allé le chercher.
— Du thé ? lui proposa un employé.
— Non, merci.
L’employé retourna à ses dossiers, tandis que Valentina patientait. Dehors, dans le ciel d’hiver bleu pâle, un oiseau solitaire volait au gré du vent, au-dessus de la ville. La jeune femme entendit les pas vifs de Jens et, avant même de le voir, sentit son cœur s’emballer. En découvrant sa présence, il la rejoignit en quelques enjambées.
— Quelque chose ne va pas ?
— En effet.
D’un geste, il congédia l’employé qui sortit sans un mot.
— Que se passe-t-il ?
Inquiet, il se pencha vers elle, mais elle recula.
— Tu m’as menti ! lança-t-elle, furieuse.
— À quel propos ?
— Le duel.
— Ah, ça…
— Oui, ça !
Jens se dirigea vers son bureau parfaitement ordonné. Il s’assit et observa la jeune femme d’un air prudent qu’elle eut envie d’effacer de son visage.
— Tu comptes te battre ?
— Oui.
— Non, Jens. Non ! Ne fais pas ça ! Tu m’entends ? Aurais-tu perdu la raison ? Il va te tuer ! Il…
Elle était déterminée à ne pas pleurer, à ne pas se conduire en « fille », même si la perspective de le perdre lui déchirait le cœur. Elle se détourna vers la fenêtre. Elle tremblait tant qu’elle dissimula les mains sous sa cape.
— Je t’en prie, Jens, ne te bats pas en duel. Je veux que tu restes en vie.
C’était mieux, assez mesuré pour qu’il l’écoute. Hélas, le silence s’éternisa entre eux, aussi morne que ses maudites canalisations. Elle comprit qu’elle ne l’emporterait pas. Pire encore, il la contemplait fixement, derrière son bureau, comme si c’était la dernière fois.
— Fais-moi confiance, dit-il à voix basse, d’un ton las.
— Il risque de te tuer.
— À moins que je ne l’élimine avant.
— Il a abattu deux adversaires, l’an dernier.
— Je suis différent.
— Jens, ne fais pas ça ! Ne serait-ce que pour moi… implora-t-elle.
Il esquissa un sourire qui étonna la jeune femme tant il était résigné.
— Pourquoi, Jens ? Pourquoi ? Il te suffirait de passer ton chemin.
L’ingénieur secoua la tête.
— Ne fais pas ça, nom de Dieu ! s’emporta-t-elle en frappant du poing sur le bureau. Et n’essaie pas de me raconter que les hommes doivent s’affronter pour défendre ce qui leur appartient, pour marquer leur territoire ! Rassure-moi, tu n’es pas aussi stupide ? À moins que je ne me méprenne. Tu es peut-être aussi abruti que les autres, en quête de gloire comme ces héros de pacotille dans leurs uniformes d’apparat. Je te croyais différent, je te croyais…
Elle se tut en le voyant se lever et contourner le bureau. Soudain, il l’enlaça et la serra dans ses bras, la tête sur son épaule. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pu prononcer un mot de plus.
— Écoute, je ne recherche pas la gloire. J’ai envie d’une vie entière avec toi, ici, à Saint-Pétersbourg.
Elle sentait son souffle chaud sur ses cheveux.
— Le capitaine Tchernov m’a provoqué en duel. Si je ne relève pas le défi, je serai considéré comme un lâche et c’en sera fini de ma vie et ma carrière dans cette ville. Je serai éliminé du projet d’égouts, méprisé par le tsar et ses courtisans, chassé de tous les salons respectables. Je serais un paria.
Il embrassa son front pâle.
— Quelle vie aurions-nous ? Personne ne me donnerait du travail.
— Nous pourrions nous enfuir, suggéra-t-elle.
— Pour aller où ?
— Dans une autre ville. À Moscou. N’importe où.
— Ma réputation me suivrait partout, hélas. La Russie a beau être vaste, Valentina, les nouvelles se répandent plus vite que la peste. En tant qu’ingénieur, je vis de ma réputation.
— Je préfère te voir souillé et vivant qu’abattu dans une forêt.
Il ne dit plus rien, mais la garda dans ses bras.
— Je n’en vaux pas la peine, reprit-elle enfin.
— Qui affirme une telle chose ?
— Moi.
— Dans ce cas, tu ignores ce qu’est l’amour.
Elle s’écarta pour retourner vers la fenêtre afin de ne pas lui monter ses larmes. Si Tchernov mourait, la situation financière de son père empirerait.
— As-tu déjà tué un homme ? demanda-t-elle tout en regardant un enfant ôter le verglas des rails à l’aide d’une pelle.
— Non.
— Sais-tu manier un pistolet ?
— Bien sûr. Ne t’inquiète pas, je suis assez bon tireur.
— Tchernov est militaire. Il passe ses journées à s’exercer au tir.
— Et il tourne autour de ma femme, également, ce salaud.
Elle ne parvint pas à sourire.
— Quel homme peut abattre un autre homme de sang-froid ?
— Nul ne sait ce dont il est capable avant d’être confronté à la situation. Et toi, Valentina ? De quoi es-tu capable ?
Elle fit volte-face. Il se tenait juste derrière elle, l’air grave.
— Je t’aime, Jens Friis, murmura-t-elle en caressant son visage, avant de poser la main sur son cœur. Ne sous-estime pas ce dont je suis capable.