5

—On ne sait que choisir !

— Prends la meringue. C’est ce que tu préfères.

— Et le gâteau au chocolat ?

— Non ! Pas celui-là ! s’exclama Katia en riant. Il est pour moi.

Avec un sourire béat, l’adolescente fit tournoyer sa fourchette au-dessus du présentoir à gâteaux en argent qui trônait sur la table.

— Je choisis la première, décréta-t-elle.

Valentina avait du mal à se comporter comme si rien ne s’était passé. Elle voulait que sa sœur s’amuse un peu. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vu Katia aussi pétillante. Hélas, elle-même était loin d’être aussi enjouée.

Arkine avait tenu parole. Il avait filé le long des trottoirs sans se soucier des protestations des piétons qui s’écartaient sur le passage de l’automobile. Il avait réussi à les conduire dans un autre salon de thé, la Gavotte, sans un commentaire sur les événements. Valentina avait choisi une table au fond de la salle, près de la porte menant aux cuisines. Le plus loin possible de la façade. Autour d’elle, tout semblait normal. Les serveuses arborant un tablier blanc à volant sur leur robe noire s’affairaient discrètement. Les clients étaient souriants et élégants dans la lumière rose des appliques. Ils savouraient leurs pâtisseries et buvaient du chocolat chaud. Ils riaient, bavardaient. Pourquoi se sentait-elle aussi mal à l’aise dans cette atmosphère feutrée ? Personne ne paraissait inquiet. Les gens respiraient normalement. Qui était dans le vrai ? Elle ou les autres ?

— Valentina ?

— Oui ?

— Tout va bien ? demanda Katia en l’observant de plus près.

— Oui.

Sa tension était si palpable que Katia décida de détourner la conversation.

— La nouvelle voiture est très confortable, tu ne trouves pas ?

— Si.

— Et Arkine est un excellent chauffeur.

— Il conduit bien, en effet.

Valentina porta un regard méfiant vers les vitrines en arcade qui donnaient sur la rue, derrière des rideaux en voilage. Son cœur battait la chamade.

— Tu entends quelque chose ? s’enquit-elle. J’ai cru…

Katia prit sa main dans la sienne, sur la nappe.

— C’est normal d’avoir peur, parfois, assura-t-elle. Après ce que tu as enduré dans la forêt…

Valentina se tourna de nouveau vers les fenêtres.

— Tu n’as pas eu peur, tout à l’heure, constata-t-elle.

— C’est parce que ma vie est morne. Je suis trop stupide pour savoir quand il faut avoir peur ou non. Toi, tu es plus sensée.

— Katia, tu crois que…

Soudain, un déluge de briques brisa les vitres, faisant voler une pluie de minuscules débris de verre acérés et brillants comme des diamants. Quand un morceau pointu se planta dans le cou d’une femme, les cris fusèrent.

Valentina courait à perdre haleine dans la neige, poussant le fauteuil qui dérapait sur la poudreuse.

— Valentina ! Non !

Une main glaciale s’empara de la sienne.

— Arrête ! Je t’en prie !

Katia l’implorait. Elle s’immobilisa maladroitement,


les doigts crispés sur les poignées métalliques du fauteuil. Le hurlement de la cliente touchée au cou résonnait encore dans sa tête. Elle prit une profonde inspiration qui lui brûla les poumons tant il faisait froid.

— Valentina, nous allons geler sur place.

Lentement, la jeune fille recouvra ses esprits. Katia s’était retournée et la tirait par la manche, l’air affolé.

— Katia, tu vas bien ?

Elle secoua la tête.

Valentina scruta les alentours, étonnée de se retrouver dans une ruelle où les ordures avaient gelé et formaient des monticules jaunâtres sur le trottoir. Une gouttière couverte de neige gisait tel un cadavre dans le caniveau. Les fenêtres calfeutrées par du carton, la peinture écaillée, les murs fissurés… Un homme les observait. Sa barbe était aussi hirsute que son chien et ses vêtements étaient élimés.

Seigneur, qu’avait-elle fait ?

Dès que les briques avaient heurté les vitres, elle n’avait eu qu’une seule pensée : mettre Katia à l’abri.

Elle s’était emparée du fauteuil et s’était précipitée vers les cuisines du restaurant, avant de sortir par la porte de service donnant sur une cour encombrée. Puis elle s’était mise à courir. Loin. Vers un lieu sûr. Ces mots se bousculaient dans sa tête. Elle avait emprunté des rues qu’elle ne connaissait pas, comme mue par l’instinct de se réfugier parmi les démunis et les oubliés plutôt qu’auprès des membres de sa classe, où l’on s’exprimait désormais à coups de bombes et de briques.

Katia était livide, frigorifiée. Le vent du nord soufflait depuis le golfe et elles ne portaient ni manteau, ni gants, ni même une écharpe. Elles avaient abandonné leurs effets à la Gavotte. Elle voyait presque le sang se figer dans les veines de sa sœur. Elle était en train de la tuer ! Une fois de plus. Elle se dirigea vers la porte la plus proche, qui était fendue en son milieu et rafistolée à l’aide de quelques planches, et frappa de toutes ses forces.

Au bout d’un long moment, un enfant leur ouvrit. Il arrivait à la taille de Valentina.

— Pouvons-nous entrer ? S’il te plaît ! Nous avons très froid.

Le garçonnet ne réagit pas. Son visage était couvert de croûtes et il tripotait un bouton sur son menton de son doigt crasseux.

— S’il te plaît, répéta-t-elle. Ta mère est là ?

En le voyant reculer d’un pas, elle crut qu’il voulait permettre au fauteuil de passer, mais il referma la porte. Valentina se mit à la marteler si fort qu’elle fendit le bois.

— Ouvre-moi !

Cette fois, le battant s’entrebâilla et elle vit un œil bleu qui la fixait.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda une fillette.

— Ma sœur va mourir de froid. S’il te plaît, laisse-nous entrer…

Déterminée, elle poussa le battant. La petite fille trébucha en arrière. Sans lui laisser le temps de réagir, Valentina manœuvra le fauteuil à l’intérieur. Dans l’escalier flottait une odeur nauséabonde de déjections de rats.

— Merci, dit-elle.

Elle découvrit trois gamins en haillons, des jumeaux et une fille aux cheveux blonds emmêlés. Si les jumeaux semblaient méfiants, leur cadette détaillait le fauteuil roulant avec curiosité.

— Votre maman est là ? s’enquit Valentina.

La petite désigna une porte sans quitter le fauteuil des yeux.

— C’est une bicyclette ? murmura-t-elle.

L’un des garçons lui donna une tape sur la tête.

— Tu dis des bêtises, Liouba ! C’est pour les invalides.

Valentina fit entrer le fauteuil dans une pièce exiguë où il faisait à peine moins froid qu’à l’extérieur. L’air sentait le moisi et la crasse. Un drap taché était suspendu sur une vitre brisée pour éviter que le vent ne s’engouffre.

— Désolée de vous déranger.

Assise au bout d’un lit étroit, une femme allaitait un nourrisson. Elle était maigre et en haillons, avec des mitaines et un fichu marron sur la tête. Le regard vif et juvénile, elle reboutonna le devant de sa robe.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’un ton las.

— Ma sœur et moi avons besoin d’aide.

Valentina s’en voulait de solliciter cette malheureuse qui n’avait manifestement rien.

— Ma sœur est frigorifiée. Elle a besoin de se réchauffer, de manger chaud.

— Mes enfants aussi ont besoin de manger chaud, mais je n’ai rien à leur donner, répondit-elle d’une voix morne.

Valentina se sentit coupable, même si elle n’était pas responsable de leur misère. Elle prit la main glaciale de Katia et la frotta avec vigueur. La femme posa aussitôt son bébé sur le lit et se dirigea vers un petit poêle noir posé dans un coin. Lorsqu’elle ouvrit la porte, une minuscule flamme apparut. Pas étonnant qu’il fasse si froid !


À l’aide d’une pince, la femme sortit une pierre chaude et l’enveloppa d’un linge noirci avant de poser le tout sur les genoux de Katia. Celle-ci glissa les mains en dessous.

— Pourriez-vous ajouter un peu de bois ? suggéra Valentina.

— Non.

— J’ai de l’argent.

Les trois enfants s’approchèrent.

— On peut aller acheter du bois, proposa la fillette en tendant la main.

Valentina n’avait d’autre choix que de leur faire confiance. Elle sortit deux pièces de dix roubles de son porte-monnaie, une somme bien trop élevée pour du bois, et les glissa dans la poche de l’enfant.

— Rapportez aussi à manger ! Et dépêchez-vous !

Les trois enfants filèrent sans demander leur reste.

— Tenez. Prenez ceci, dit la mère.

Elle lui tendit la couverture provenant de son lit. Valentina l’examina. Sans doute était-elle infestée de poux.

Spassiba.

Sous le regard appuyé de l’inconnue, Valentina la posa sur les épaules de sa sœur en glissant les bords sous ses jambes inertes. Pour la première fois de sa vie, elle s’interrogea sur le prix de ce fauteuil roulant. Et combien cette famille gagnait-elle en un mois ? En un an ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Ce logement insalubre était plus petit que sa chambre à coucher. Une partie du plafond pendait lamentablement et les murs étaient noirs de moisissure.

— Merci de nous aider, dit-elle avec une gratitude sincère. Des grévistes ont attaqué le restaurant où nous étions, ma sœur et moi, et nous nous sommes enfuies sans nos manteaux.

— Elle est malade ?

— Elle a eu un accident.

Sur le lit, le bébé se mit à geindre.

— Prenez-la, ordonna la femme.

Valentina examina le petit corps remuant.

— Prenez-la ! répéta la femme, plus fort.

— Quoi ?

— Vous voulez mon aide. À vous de m’aider en retour. Donnez-moi un moment de répit.

Elle afficha un sourire presque juvénile.

— Et ne vous inquiétez pas, je ne volerai pas le fauteuil de votre sœur, ajouta-t-elle.

Valentina rougit et souleva le bébé. Elle se revit tenant Katia, qui n’avait jamais dégagé une telle odeur. Le nourrisson aux jambes minuscules n’avait presque pas de cheveux.

— Valentina… laisse-moi la tenir, supplia Katia à voix basse.

Elle porta l’enfant vers elle, sans la lui confier.

— Elle est sale, marmonna-t-elle. Tu ne vas pas…

Cependant, elle lut un tel désir dans le regard de l’adolescente qu’elle déposa le bébé sur ses genoux. Écœurée, elle vit sa cadette embrasser la petite tête duveteuse. Un sourire illumina soudain le visage de Katia. Elle allait mieux.

À lui seul, l’arôme des pirojki tout chauds fit des miracles. Les enfants maigrichons parurent se remplumer avant même d’avoir mordu dans un petit pâté à la viande enveloppé d’un papier gras. Assis par terre, devant le poêle où flambaient désormais quelques bûches, ils observaient les flammes avec la même fascination que Valentina devant un opéra.

— Ne devraient-ils pas se laver les mains ? suggéra Valentina en plaçant un petit pâté dans chaque paume.

— La pompe est gelée, expliqua leur mère avec nonchalance.

Elle mordit avidement dans une tranche de pain tartinée de confiture de cassis. Valentina vit ses traits se détendre à mesure qu’elle mastiquait. Elle sembla soudain heureuse et bien plus jeune.

— Comment vous appelez-vous ?

— Varenka Sidorova.

— Moi, je suis Valentina, et ma sœur Katia.

Celle-ci reprenait des couleurs en sirotant un thé au miel fumant dans un gobelet en métal. Le bébé était blotti sur ses genoux, bien au chaud.

— Varenka, que fait votre mari ?

— Il travaille à l’usine, répondit-elle d’un air méfiant.

— C’est un bolchevique ?

Le regard de Varenka se fit encore plus soupçonneux.

— Que savez-vous des bolcheviques ?

— A-t-il participé à la manifestation d’aujourd’hui ?

Varenka s’esclaffa. Étonnés, les enfants se tournèrent vers elle, comme s’ils n’étaient pas habitués à cette hilarité. La jeune femme riait à gorge déployée. Des larmes se mirent à couler sur ses joues dans une atmosphère soudain plombée. Elle se mit à genoux et son rire cessa aussi soudainement qu’il avait démarré, puis elle ôta son foulard, révélant des boucles châtain. Valentina écarquilla les yeux et Katia retint son souffle. Une moitié de son crâne était rasé. Une large cicatrice luisante allait de sa tempe droite vers l’arrière de sa tête. Elle considéra les deux sœurs avec un mélange de pitié et de haine.

— C’était il y a cinq ans, devant les grilles du palais d’Hiver, expliqua-t-elle d’un ton dur. Vos soldats m’ont agressée avec leurs sabres alors que nous manifestions pour parler au tsar. On ne voulait aucun mal à personne, mais ils nous ont massacrés. C’est grâce à ces morts que vous et les vôtres survivez aujourd’hui. Le méritez-vous ?

Valentina prit le bébé et le reposa sur le lit.

— Il est temps que nous partions, annonça-t-elle.

— Vous !

Toujours à genoux, Varenka désigna Valentina.

— Je vous promets que, bientôt, on vous réglera votre compte, à vous et vos semblables. Cette fois, vous n’y survivrez pas, vous les riches oisifs, les parasites. Les travailleurs réclameront justice !

Pour souligner ses propos, elle cracha par terre.

Valentina sortit son porte-monnaie et le vida sur la table. En voyant les roubles s’éparpiller un peu partout, les enfants se précipitèrent pour les ramasser.

— Je vous suis reconnaissante de nous avoir secourues, déclara-t-elle.

Elle s’approcha de la femme agenouillée et effleura sa cicatrice lisse et incolore.

— Je suis désolée, Varenka.

— Votre pitié, vous pouvez la garder !

— Valentina, intervint Katia. Elle veut que nous partions.

— Elle a raison ! Filez avant que mon mari ne rentre. Mon bolchevique, ajouta-t-elle en foudroyant Valentina du regard.

Un coup violent frappé à la porte les fit sursauter. Puis un deuxième, suivi d’un craquement de bois. La femme saisit son bébé et le serra si fort contre elle qu’il se mit à pleurer. Le cœur de Valentina s’emballa. Elle ne connaissait pas les lieux.

— Katia, attends-moi ici.

— Non ! Ne…

Les coups redoublèrent. Sans hésiter, Valentina sortit dans le couloir sombre et déverrouilla la porte d’entrée. Une imposante silhouette apparut, empêchant toute lumière d’entrer.

— Que faites-vous dans ce trou à rats, mademoiselle Valentina ? demanda Liev Popkov.

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