En juillet 1702, la longue guerre qui oppose le tsar Pierre Ier au roi de Suède Charles XII bat son plein. Il faut dire que les chefs sont de valeur : Pierre, à trente ans tout juste, est déjà le Grand. Quant à son adversaire, on l’a surnommé l’Alexandre du Nord et les combats sont d’une rare intensité avec des fortunes diverses. C’est ainsi qu’au nord de la Pologne la puissante ville de Marienbourg, jadis fief des chevaliers teutoniques vient de tomber aux mains des Russes que commande le prince Cheremetiev.
Le commandant suédois de la forteresse décide alors de se faire sauter avec toute la garnison et il autorise ceux des habitants qui le souhaitent à quitter la ville avant que la citadelle ne flambe. Beaucoup d’entre eux, craignant d’être ensevelis sous les décombres, profitent de la permission. L’une des notabilités, le pasteur Glück, est parmi eux. Accompagné de sa famille et de sa servante chargée de tout ce que l’on a pu emporter, il se hâte vers les avant-postes russes où, naturellement, ils se font arrêter.
Les Kalmouks, dans les bras desquels ils se sont jetés à l’aveuglette, n’ont rien de rassurant mais le pasteur parle plusieurs langues et leurs officiers pensent qu’il peut être utile comme interprète, d’autant qu’il propose ses services avec beaucoup d’amabilité. On le conduit donc, avec sa troupe, devant le vieux maréchal Cheremetiev qui, désireux d’utiliser aussitôt les compétences de l’homme de Dieu, l’embauche séance tenante mais c’est pour l’envoyer à Moscou où, avec toute sa famille, il ira rejoindre le faubourg allemand.
Avec sa famille mais pas avec sa servante. De celle-ci, on ne sait pas exactement comment elle s’appelle : peut-être Hélène-Catherine, peut-être Marie ou même Marthe Skavronska et peut-être lui a-t-on donné au baptême les quatre prénoms. Ce qui est sûr c’est qu’elle est une grande et belle fille blonde de dix-sept ans, plantureuse à souhait avec un visage rond au nez retroussé et de grands yeux bleus, un peu ronds eux aussi. Tout à fait le type susceptible d’émouvoir les militaires. D’ailleurs, quand le pasteur et les siens comparaissent devant le maréchal, elle n’est pas avec eux. Pas tout de suite tout au moins car, à peine arrivée, elle a été confisquée immédiatement par un dragon nommé Démine qui n’a pas perdu une seconde pour la jeter sur sa paillasse sans d’ailleurs soulever autrement de protestations. D’abord parce que c’est une fille douée d’un sang-froid remarquable, ensuite parce qu’à ce sang-froid se joint paradoxalement un tempérament que l’on peut qualifier de volcanique. Et puis, ce n’est pas la première fois que ce genre d’aventure lui arrive.
Née en Livonie de parents polonais et calvinistes, Catherine – mieux vaut lui donner dès à présent ce nom ! – était fille de ferme quand éclata la guerre russo-suédoise. Il est passé sur sa petite patrie bon nombre de soldats des deux nationalités sans oublier les Polonais. Quelques-uns sont passés aussi sur la jeune fille. Elle a même eu tant de succès auprès de la troupe qu’il a été question, un temps, d’en faire la pensionnaire d’un bordel militaire. Elle y a échappé grâce au sens commercial d’un dragon suédois nommé Johann Rabe. Celui-ci l’a épousée mais dans le seul but de la vendre plus commodément et à son seul profit à un Livonien dont l’Histoire n’a pas retenu le nom. Tout ce qu’on en sait est qu’il l’a obligée à se prostituer et que, naturellement, il encaissait les gains.
Un engagement contre les Russes a délivré Catherine de ce protecteur encombrant et, peu désireuse de tomber dans les mains d’un autre amateur éclairé, elle s’est enfuie à Marienbourg où elle est entrée au service du pasteur Glück. Un engagement que celui-ci ne regrettera jamais : il a, en effet, trouvé une perle. Celle que l’on appellera bientôt « la plus belle fille de Marienbourg » s’entend comme personne au soin des enfants, à la cuisine, au lavage et surtout au repassage des chemises. Elle travaille si bien que le pasteur lui confie l’économat de la maison et la marie à un trompette suédois nommé Kruse.
L’explosion de la forteresse en fait une veuve : le trompette est parti en fumée. Sans lui causer d’ailleurs une peine immense car elle l’a peu connu. Aussi s’apprête-t-elle à servir son nouveau compagnon comme elle a servi les précédents lorsqu’elle est appelée à comparaître devant le maréchal-prince Cheremetiev.
À la vue de cette fraîche jeunesse, le vieux militaire a senti se réveiller des instincts un peu assoupis. Elle est juste ce qu’il faut pour réchauffer les longues nuits d’hiver et, sans autre forme de procès, il l’enlève au dragon. Néanmoins, il s’en lasse assez vite, la jugeant tout de même un peu trop rustique pour un homme aux goûts raffinés et c’est alors qu’apparaît l’homme du destin : Alexandre Mentchikov, intime ami du tsar et grand amateur de beautés plantureuses : il récupère Catherine et l’installe auprès de lui avec un statut de favorite officielle. Il est beaucoup plus jeune que Cheremetiev, plus séduisant aussi et la jeune femme ne demande qu’une chose : que cela dure ! Toute sa vie, d’ailleurs, elle gardera pour lui un certain penchant et, beaucoup plus tard, devenue impératrice et toute-puissante, elle en fera son Premier ministre… et son favori.
Or, un soir, le tsar Pierre arrive au camp et, naturellement, il vient souper chez son ami. Celui-ci met les petits plats dans les grands et Catherine veille au service de table sans paraître remarquer que les yeux noirs du maître la suivent avec attention, qu’il se penche parfois pour parler bas à l’oreille du prince et que tous deux rient. Mais, bientôt, il s’adresse directement à la jeune femme, lui parle, la questionne : « Il lui trouva de l’esprit, écrit l’un de ses aides de camp et termina son badinage avec elle en disant qu’il fallait, lorsqu’il irait se coucher, qu’elle portât le flambeau dans sa chambre… »
On ne saurait être plus clair et d’ailleurs l’idée ne viendrait même pas à Catherine d’élever la plus petite objection. Pierre est le tsar ! En outre, il est plutôt beau garçon : le cheveu noir, l’œil noir et le muscle solide, il est taillé comme un roc et mesure environ deux mètres. Il aime passionnément le combat, la dépense physique au grand air, le vin et les femmes. Celle-là lui plaît et, le flambeau une fois déposé, il va la garder toute la nuit. Catherine, dès le lendemain, se partagera entre lui et Mentchikov qui est d’ailleurs habitué à cette dualité d’un genre un peu particulier mais, cette fois, il devra faire contre mauvaise fortune bon cœur car il aime vraiment sa maîtresse.
Le temps du partage durera peu. Cette femme que rien n’étonne, qui sait garder sa bonne humeur en toutes circonstances, qui se montre aussi ardente au lit qu’à table, qui ne craint ni la dure ni la fatigue, c’est exactement celle qu’il faut à Pierre. Depuis quatre ans, son épouse, la belle mais trop timide Eudoxie Feodorovna, de noble naissance mais trop pieuse, trop attachée aux anciennes coutumes dont Pierre a pris l’horreur, expie au couvent de Souzdal un complot des strelitz dont elle ne savait rien mais qui offrait à son époux un prétexte commode pour la répudier et l’enfermer dans un cloître. Bien sûr, les femmes ne manquent pas au tsar mais cette Catherine, qu’il appelle « Katinka » il ne veut plus s’en séparer.
Au moment de quitter le camp, il se contente de dire à Mentchikov qu’il l’emmène avec lui. En échange, il lui laisse l’entière disposition d’une de leurs communes maîtresses, Daria Arsenievna, qu’il lui conseille d’ailleurs d’épouser. Il faudra bien que Mentchikov s’en contente.
Et voilà « Katinka » partie pour Moscou en compagnie de son tsar qui l’installe chez une veuve de bonne famille pourvue d’une maison agréable mais discrète et où il pourra venir la voir aussi souvent qu’il le voudra.
Ce sera « très » souvent. Petit à petit, le terrible Pierre s’attache à cette belle fille toujours paisible, toujours gaie, toujours compréhensive et qui sait si bien, comme le faisait jadis sa mère Nathalie, apaiser les affreuses crises d’angoisses et les attaques d’épilepsie dont il souffre depuis l’enfance rien qu’en le prenant dans ses bras et en appuyant sa tête contre sa généreuse poitrine.
En outre, elle est pleine de bon sens, cette ancienne servante si durement malmenée par la vie et qui cependant n’a jamais cessé de l’aimer et de lui faire confiance. Et quand il doit la quitter pour le combat, c’est toujours à contrecœur. Ainsi, tandis qu’il assiège Poltava, il ne peut s’empêcher de lui écrire : « C’est triste sans toi et mon linge est mal tenu… » Pourtant, le temps a coulé car le siège de Poltava se situe en 1709, sept ans après Marienbourg, et même Catherine et Pierre sont mariés depuis deux ans. Secrètement car ils doivent toujours se considérer comme mariés, chacun de son côté et les quatre enfants qu’ils ont déjà n’ont droit qu’au titre de bâtards…
Au reçu de cette lettre où Pierre se plaint de son absence, Catherine n’hésite même pas. Bien qu’enceinte pour la cinquième fois, elle court, elle galope vers Poltava et, jusqu’à l’éclatante victoire finale, elle participera joyeusement, généreusement à la vie du camp. Se rappelant qu’elle a été, un moment, cantinière, elle aidera Pierre de toutes ses forces à maintenir le moral des troupes. L’enfant qu’elle mettra au monde à Ismaïlovo, le 29 décembre 1709 retirera de ces galopades une santé suffisamment solide pour devenir un jour l’impératrice Élisabeth Ire. Des quatre enfants qui l’ont précédée, trois sont déjà morts. Seule reste sa sœur Anna née en 1708. Quant aux huit qui viendront après elle, car « Katinka » donnera douze enfants à Pierre, tous mourront jeunes. Ajoutons que le mariage de leurs parents célébré secrètement dans l’église de la Sainte-Trinité ne sera validé qu’en 1712.
Un couple donc ! Parfait, solide, sans failles ! En Catherine, Pierre a une confiance absolue, telle qu’en 1717, lorsqu’il part pour la France où il sera en mai, il la laisse en Russie sans crainte aucune. Mais que de drames vécus côte à côte dont le plus tragique sera le procès du tsarévitch Alexis, fils d’Eudoxie et qui, terrifié par son père, prend la fuite chez l’empereur d’Autriche. Ramené et condamné à mourir sous le fouet, le jeune homme expire le 7 juillet 1718 dans sa prison de la forteresse Pierre-et-Paul où son père, lui-même, aurait procédé à l’exécution.
Pierre est cruel, sanguinaire, impitoyable, pourtant Catherine n’en a pas peur peut-être parce qu’elle admire la grandeur de cet homme attaché férocement à tirer son pays de l’ornière médiévale où il croupissait.
Il atteint au sommet de la gloire, concluant avec la Suède une paix plus qu’avantageuse lui assurant un large territoire sur la Baltique, cette Baltique aux rives de laquelle il a fondé Saint-Pétersbourg à grand renfort de sueur et de sang versés par ses sujets. En 1721, il reçoit les titres d’Empereur de toutes les Russies, de Père de la Patrie et il devient Pierre le Grand pour l’Europe entière. Six mois plus tard, le 7 mai 1722 il sacre lui-même Catherine impératrice dans la cathédrale de l’Assomption et pose de sa propre main la couronne sur la tête de l’ancienne servante. C’est l’apothéose mais des jours noirs se préparent.
D’abord la santé du tsar s’altère. Il n’a jamais cessé ses orgies dans ce faubourg allemand de Moscou qu’il a tant fréquenté dans sa jeunesse. Et puis vient le drame intime : au mois de novembre 1724, le tsar apprend, par sa chancellerie secrète, que son impératrice le trompe.
L’élu, il le connaît bien. C’est même un intime. Il se nomme William Mons de la Croix et il est le frère d’Anna Mons qui fut jadis la maîtresse de Pierre. Il est jeune, il est beau et c’est un parfait aventurier aussi habile à toucher des pots-de-vin qu’à faire perdre la tête à une femme déjà sur le retour.
Au temps de sa jeunesse, Pierre eût fait appréhender les coupables sur l’heure pour les livrer à ses bourreaux. Cette fois, la stupeur le paralyse. Cette femme dont il a fait une souveraine, qu’il a aimée plus que tout au monde, cette femme qui est sa chose a osé… Ce n’est pas possible ! Il y a quelque part une erreur ! Et, pendant quinze jours – une éternité pour lui ! – il réfléchit, il observe…
Au bout de ce temps, sa main frappe comme la foudre.
Alors qu’il vient de dîner dans l’intimité avec Pierre et Catherine, le beau William est arrêté et jeté en prison. Le tsar pense que ce coup de tonnerre va décontenancer sa femme, qu’elle va pleurer, supplier, demander son pardon et la grâce de son amant. Il la connaît encore bien mal ! Non seulement Catherine ne fait rien de tout cela mais elle ne bronche même pas. Son visage demeure aussi paisible qu’un lac par beau temps. Alors Pierre fait exécuter le prisonnier, le 28 novembre, mais sans rien en dire à sa femme. Puis, le lendemain même, il la fait monter dans un traîneau sous le prétexte d’une promenade et la conduit vers l’échafaud où gît le corps démembré de son amant. L’attelage fera même plusieurs fois le tour de la sinistre plate-forme. Catherine ne dit toujours rien, ne montre pas la plus petite émotion. Même, elle trouve un sourire pour son époux et parle de choses et d’autres dans une apparente liberté d’esprit. Elle sait trop que les terribles yeux noirs qui l’observent noteront la moindre défaillance et qu’alors rien ne la sauvera. Et l’on rentre au palais.
Décidé à tout, apparemment pour la briser, Pierre lui a réservé une autre surprise et quand elle regagne ses appartements elle voit, sur une table, posée bien en évidence, la tête de William qui baigne dans un bocal rempli d’alcool. Va-t-elle craquer ? À aucun prix ! Pierre qui l’a suivie la voit passer auprès de l’affreuse chose sans paraître seulement s’apercevoir de sa présence. Elle n’a même pas tressailli à sa vue.
Alors, fou de rage, le tsar empoigne un vase précieux et le lance à terre où il se brise. Catherine, elle, se contente de hausser les épaules et de soupirer :
— Vous venez de détruire l’un des plus beaux ornements de ce palais. En êtes-vous plus heureux ?
Il ne reste à Pierre qu’une solution : s’enfuir pour n’être pas tenté de l’étrangler. Rien ne semble, en effet, capable de la briser et un temps, il se demande s’il ne va pas l’envoyer aux bourreaux, rien que pour voir s’ils réussiraient à la faire trembler. La vie de Catherine, alors, ne tient qu’à un fil.
Elle le sait, elle le sent. Pourtant, elle se comporte toujours comme si aucun nuage n’était venu assombrir son ciel conjugal. Peut-être compte-t-elle sur ses enfants ? À ce moment, d’ailleurs, des pourparlers sont établis en vue d’un mariage entre Élisabeth et le jeune roi de France, Louis XV. Que penseraient les Français si à cet instant l’empereur envoyait sa femme à l’échafaud ?
Le mariage ne se fera pas, à la grande déception de la jeune fille qui, même devenue impératrice, le regrettera toute sa vie. Mais les conversations traînent, heureusement pour Catherine. Elle sait bien qu’elles sont ses meilleures garanties contre la mort. Pourtant, c’est celle de Pierre qui la sauvera. Le 27 janvier 1725, il sent que sa fin est proche. Il a pris beaucoup de dispositions pour les temps à venir mais il n’a pas encore désigné son successeur. Alors, il réclame du papier, une plume et, réunissant ce qui lui reste de forces, il commence à écrire : « Rendez tout à… » Il n’ira pas plus loin. Son successeur, ce sera Catherine proposée par le prince Mentchikov, l’archevêque de Plesk et ratifiée par les voix populaires. Elle a déjà été sacrée et une nouvelle cérémonie ne sera pas nécessaire.
L’une de ses premières décisions est une mesure de clémence envers la première épouse de Pierre. Celle-ci, en effet, n’est plus depuis longtemps au couvent de Souzdal. Un homme avait réussi à entrer en relations avec elle, un capitaine nommé Stepan Glebov. Et, peu à peu, une idylle s’était nouée entre cette femme encore belle et ce soldat. Ils se sont écrit. Beaucoup trop et Glebov, naïvement ou avec une arrière-pensée a gardé ces billets et même il a indiqué sur chacun d’eux avec une vanité qui frise la stupidité : « lettre de la tsarine ». Le roman s’achèvera dans l’horreur et le sang. Amené à Moscou avec une bonne partie des nonnes du couvent, Glebov est affreusement torturé par Pierre pour lui faire avouer une hypothétique participation à la cause du jeune Alexis. Les nonnes, elles, subissent le fouet. Glebov, lui, est courageux et n’avoue rien en dépit de tourments inouïs. Sa mort sera atroce et constituera le clou, si l’on peut dire d’une de ces tueries en série comme Pierre les affectionne : le malheureux sera empalé mais pour que le froid ne le tue pas trop vite, on l’affuble d’une pelisse, de bottes et d’une toque de fourrure. Il mettra vingt-sept heures à mourir.
Eudoxie, elle, vivra mais on la conduit dans un couvent des rives du lac Ladoga qui n’avait pas grand-chose à envier aux goulags du XXe siècle et, le jour où elle y arrivera, deux moines la fouetteront en plein chapitre mais elle ne saura pas la mort affreuse de son fils Alexis.
De tout cela, Catherine a été le témoin muet et si elle a plaint Eudoxie, elle s’est bien gardée de le montrer. Mais elle estime que le calvaire a suffisamment duré et elle fait revenir la malheureuse de son couvent des glaces afin qu’elle vive désormais à Moscou même et dans un couvent beaucoup plus confortable. Elle y vivra jusqu’au 7 septembre 1731 survivant ainsi à celle qui a eu pitié.
En effet, Catherine Ire n’a régné que deux ans et s’est éteinte le 17 mai 1727 à la suite d’une fièvre chaude…