JEANNE DE TOURBEY On l’appelait « La Madone aux violettes »

La rinceuse de bouteilles

La pièce d’or brille dans sa main comme un petit soleil. D’ailleurs plus elle la regarde et plus Jeanne a la sensation qu’elle dégage de la chaleur. Elle resserre autour d’elle ses doigts minces, crevassés par les lavages incessants et serre, serre comme si elle voulait incruster la pièce dans sa chair puis ferme les yeux un instant pour effacer le paysage gris de pluie, les maisons lépreuses de son faubourg misérable.

— Eh, la Jeanne ! appelle une voix. Tu dors debout ? Tu ferais mieux de te dépêcher parce que si t’es en retard, le chef caviste ne te ratera pas !

Lucien, son voisin, un jeune ouvrier charpentier qui lui fait les yeux doux, vient de l’interpeller. Avec hâte, elle enveloppe la pièce dans la lettre où elle se trouvait, fourre le tout sous son corsage et croise étroitement son châle de laine noire. Puis elle s’élance dans les rues de Reims vers la grande maison de champagne où, à longueur de journée, elle rince des bouteilles dont elle ne connaîtra certainement jamais le contenu. Mais, ce jour-là, ses pieds volent plus qu’ils ne courent car cette pièce d’or, ce louis de vingt francs c’est le « Sésame ouvre-toi » d’un univers enchanté. Tout au moins c’est la clef des champs.

Toute la journée, elle relit dans sa tête la lettre de son amie Germaine : « Laisse tout tomber et viens me rejoindre à Paris. Je t’envoie ce qu’il faut pour t’acheter une robe et prendre la diligence. N’hésite plus. À Paris une belle fille comme toi peut gagner de l’or. À Reims, tu ne feras que crever la misère… »

La misère ? Il y a déjà un moment qu’elle la connaît la petite Jeanne Detourbet, bien qu’en cet hiver 1853, elle vienne tout juste d’atteindre ses dix-huit ans. Sa mère, Marie, ouvrière « épinceteuse » dans une fabrique de feutre l’a eu d’un amoureux tout de suite refroidi quand la maternité s’est annoncée. Par chance, quatre ans après la naissance de Jeanne, Marie a rencontré Louis Rixe, un charpentier qui l’a épousée et, pendant quelques années, on aurait presque pu parler de bonheur dans la petite maison de la rue de Courlancy. Jeanne dont les grands yeux gris, les épais cheveux noirs et la frimousse rose conquièrent tous les cœurs a été à l’école. Elle y a si bien travaillé qu’à treize ans elle remporte le certificat d’études et que sa maîtresse déclare à sa mère que l’on pourrait en faire une institutrice.

Institutrice, sa Jeannette ? Marie Rixe ne demande pas mieux car ce serait pour l’enfant l’assurance d’une vie meilleure. Malheureusement le destin en a décidé autrement. Le brave Louis Rixe tombe d’un échafaudage et se tue. La misère suit de près. Il ne peut plus être question de payer des études à Jeanne et celle-ci, désolée, doit abandonner ses livres pour les caves Pommery tandis que sa mère, incapable de vivre sans un homme, s’éprend d’un serrurier qui a, pour la bouteille, un penchant certain.

Pour la bouteille et aussi pour la chair fraîche. Il a tôt fait de s’apercevoir que la petite Jeanne est exceptionnellement jolie et, dès lors, la vie de l’adolescente devient une sorte d’enfer. Elle doit faire face à la convoitise du serrurier et à la vague jalousie d’une mère dont les charmes commencent à décliner et qui n’a rien à gagner à la comparaison.

Le désespoir gagne Jeanne qui, un jour sans doute, sans l’arrivée providentielle de Lucien, aurait cherché dans le canal la fin de ses ennuis. Il sut la réconforter et trouver les mots qui rassurent :

— Si tu veux on se mariera dès que j’aurai mis un peu d’argent de côté. Comme ça tu échapperas au Fernand…

Jeanne a souri même si la perspective de travailler toute sa vie pour élever difficilement une nichée de gosses ne la tente guère. Néanmoins, elle n’a pas enlevé tout espoir au jeune homme afin de se donner le temps de voir venir et c’est alors qu’elle reçut la première lettre de Germaine, une belle fille rousse ancienne compagne de classe. Fille de boulanger, Germaine n’a jamais eu qu’un goût très modéré pour la farine et les mitrons. En revanche, la vue d’une robe de soie la fait entrer en transes ! Une belle nuit, « empruntant » un peu d’argent à la caisse de la boulangerie et laissant derrière elle quelques phrases explicatives, Germaine a quitté la maison paternelle sans espoir de retour pour aller tenter sa chance à Paris.

Jeanne a rêvé longtemps sur les lettres de son amie, de plus en plus tentée. Puis, la « Parisienne », décidément bonne fille, a porté le coup décisif : la pièce de vingt francs. Ce soir-là, Jeanne prend sa décision et quelques jours plus tard, munie d’un baluchon contenant le peu qu’elle possède et les livres qui lui restent, elle quitte à son tour sa maison après avoir disposé, bien en vue sur son lit, une lettre affectueuse mais ferme destinée à sa mère : elle ne reviendra qu’une fois fortune faite. Et le ciel de Reims disparaît définitivement pour elle.

À Paris où Germaine partage d’abord avec elle son logis du quartier Notre-Dame-de-Lorette, les débuts ne sont pas roses. Prudente autant qu’ambitieuse, Jeanne refuse de s’encanailler dans les lieux de plaisir qu’affectionne Germaine, tel le fameux bal Mabille. Consciente de sa beauté et de sa distinction naturelle, les amours de rencontre, la vie de Germaine et autres grisettes du quartier ne la tentent pas. Ce qu’elle veut, c’est arriver et s’il faut absolument en passer par la galanterie du moins entend-elle appartenir au sommet de la profession.

Après quelques mois, elle décide que le théâtre est encore le meilleur moyen de se faire connaître. Bien renseignée par Germaine que les ambitions de son amie amusent sans éveiller de jalousie, elle se présente un jour au théâtre de la Porte-Saint-Martin et demande à parler au directeur.

Marc Fournier, journaliste, dramaturge, est riche, célèbre, vit fastueusement et occupe une place en vue dans la vie parisienne. En outre, il adore les femmes pour lesquelles il est toujours prêt à toutes les folies. L’audace de cette inconnue qui, sans recommandations et sans relations, prétend être reçue par lui l’amuse et puis son portier lui a dit qu’elle était « bigrement jolie ! » Mais il est positivement foudroyé par cette ravissante fille brune, si distinguée dans une discrète toilette de velours gris clair sur laquelle, pour tout ornement, elle a épinglé un bouquet de violettes. Il prête à peine l’oreille quand elle déclare souhaiter « faire du théâtre ».

Faire du théâtre ? Il est bien question de cela ! Victime du plus brutal des coups de foudre, Marc Fournier expose calmement à sa visiteuse qu’elle a beaucoup trop de distinction pour monter sur les planches, qu’elle est faite pour l’éclat des lustres et non pour celui de la rampe et fait tant et si bien qu’arrivée à la Porte-Saint-Martin par l’entrée des artistes, Jeanne se voit offrir par cet amoureux inattendu de vivre désormais dans l’appartement de fonction qu’il y possède et dont elle va devenir la maîtresse absolue.

Heureux comme il ne l’a jamais été, Fournier la rebaptise en une nuit Jeanne de Tourbey – cela fait plus anglais donc plus chic – et présente sa trouvaille à ses amis.

Ceux-ci s’appellent Alexandre Dumas, Émile de Girardin, Aurélien Scholl, Henry Murger, le peintre Courbet, Sainte-Beuve, Gustave Flaubert et composent bientôt autour d’elle une cour d’écrivains et d’artistes dont elle sera bientôt la reine. C’est en effet une femme du monde née. Douée d’un charme extrême, d’un tact sans défaut, sachant d’instinct s’habiller à la perfection et recevoir comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie, la belle amie de Fournier pratique surtout et avec un rare talent l’art difficile de savoir écouter. Bientôt tous ceux qui la connaissent la portent aux nues et comme, dédaignant les bijoux dont cependant Fournier est prêt à la couvrir, elle orne immuablement ses robes d’un bouquet de violettes, elle sera bientôt surnommée tout naturellement « la Madone aux violettes… »

Curieuse Madone d’ailleurs ! Si elle en a le visage pur et les grands yeux limpides, si elle en a la grâce, Jeanne n’en a pas vraiment l’âme. La plupart des hommes d’esprit qui l’entourent sont plus ou moins épris d’elle et elle ne se montrera cruelle avec aucun, partant de ce principe que cela ne lui coûte guère de faire plaisir et qu’un contact étroit avec des hommes d’une telle valeur permet toujours d’apprendre quelque chose. Même sur un oreiller !

Une grande dame…

En dépit des succès qu’elle rencontre, Jeanne De Tourbey est consciente de ce qui lui manque encore pour devenir une femme du monde. Aussi déclare-t-elle un jour à Alexandre Dumas fils :

— Tu devrais me trouver un professeur… de civilisation. J’entends par là quelqu’un qui achèverait mon éducation et m’enseignerait ce que j’ignore encore.

Un autre eût ri peut-être de ce souhait qui trahit cependant une certaine hauteur d’esprit. Dumas, lui, prend les choses au sérieux, se met à la recherche de l’oiseau rare capable de jouer les Pygmalions, le trouve en la personne de Sainte-Beuve que Jeanne d’ailleurs connaît déjà et qui se lance dans des cours de « perfectionnement » qu’il se fera payer de la plus aimable façon du monde.

Tout cela nous a fait perdre un peu de vue le bon Marc Fournier qui pourrait se montrer jaloux mais il n’en est rien. Volage lui aussi il vient de s’éprendre de l’actrice Delphine Bon et sa liaison avec Jeanne s’achève le plus courtoisement du monde et se transforme en une solide amitié. S’il récupère son appartement de la Porte-Saint-Martin il a du moins l’élégance d’offrir à « Jane » une contrepartie extrêmement confortable sur la place Vendôme.

De Sainte-Beuve, la jeune femme apprend l’art de choisir ses lectures, de cultiver un esprit avide de connaissances sans tomber dans le travers insupportable des bas-bleus. Elle sait trop bien écouter pour cela.

Un autre « ami » se charge de donner à la statue le poli final. C’est Émile de Girardin veuf depuis peu de l’éblouissante Delphine Gay et plein de tristesse car il vient de perdre à la fois une épouse, une collaboratrice, une extraordinaire maîtresse de maison – le salon de Delphine de Girardin était célèbre – et même une maîtresse tout court ! Grâce à Jeanne, Émile trouve un autre salon en formation et d’autres consolations moins spirituelles mais infiniment délectables : « Je vous aime exceptionnellement, écrit-il en toute simplicité à la jeune femme, et cependant, ma bien-aimée, je trouve que je ne vous aime pas assez… »

Il y a du vrai là-dedans car cet amant « exceptionnellement épris » ne résiste pas à la vanité de présenter sa maîtresse au Prince Napoléon, fils du roi Jérôme et neveu de l’Empereur. C’est un joyeux fêtard assez mal marié à une princesse italienne beaucoup trop pieuse et prude pour les goûts folâtres de son époux. « Plon-Plon », ainsi que l’ont surnommé ses compagnons de plaisir, trompe abondamment la princesse Mathilde avec tout ce que le demi-monde parisien compte de jolies femmes : Cora Pearl, Anna Deslions et même la grande Rachel.

La belle Jeanne l’enthousiasme au point qu’il se hâte de l’installer dans un grand appartement de la rue de l’Arcade où elle peut, enfin, réunir les écrivains, les poètes et les artistes qu’elle aime tant. Tout ce que Paris compte d’illustre dans le monde des Lettres se presse autour de la bergère où Jeanne, toujours délicieusement vêtue et une broderie aux doigts, reçoit avec grâce et toujours… écoute. Est-ce pour elle que Flaubert écrit Salammbô ?

Seuls les frères Goncourt restent obstinément éloignés et, dans le salon de la princesse Mathilde dont ils sont les principaux ornements, ils ne se privent pas de dénigrer « la Tourbet ».

Cependant l’amour, le vrai, guette Jeanne. Elle a rompu avec Plon-Plon et s’est offert un intermède oriental avec le richissime Turc Khalil-Bey lorsqu’elle rencontre Ernest Baroche. C’est un charmant garçon, fort riche d’ailleurs et d’excellente famille. Son père est garde des Sceaux, président du Conseil d’État mais tout cela n’intéresse pas la jeune femme. Elle aime vraiment pour la première fois et le jeune homme de son côté est épris au point de songer au mariage. Pour Jeanne ce serait le paradis car cette union lui apporterait enfin le sceau de respectabilité dont elle rêve depuis toujours.

Certes, sa situation d’égérie a grandement atténué sa réputation de courtisane, mais un beau mariage ne serait pas pour lui déplaire. Le malheur veut que la porte ouverte devant elle se referme brutalement. La guerre est venue. Les coups de canon étouffent les flonflons du second Empire et, le 30 octobre 1870, le chef de bataillon Ernest Baroche trouve, au Bourget, une mort aussi glorieuse que prématurée.

Jeanne s’effondre… Désespérée, inconsolable et refusant de voir s’installer dans Paris ceux qui ont tué son amour, elle quitte la France, passe en Angleterre et y demeure terrée sous ses voiles noirs jusqu’à ce que l’ennemi ait repassé les frontières. Alors seulement, elle rentre rue de l’Arcade où ses amis reviennent peu à peu. Mais elle sait bien qu’elle ne pourra jamais combler le vide de son cœur.

Ce retour lui réserve néanmoins une surprise de taille : avant de partir pour la guerre, Ernest Baroche lui a légué par testament toute sa fortune : plusieurs millions et l’usine de sucre de Villeroy, près de Meaux. Cette fois elle est sûre de pouvoir renoncer à jamais à ce qui fut son « métier ».

Seulement Jeanne n’est pas le moins du monde une femme d’affaires. Elle ne se sent aucune vocation pour le gouvernement d’une sucrerie. Pour cette tâche, il faut la main ferme d’un homme. Mais quel homme ?

Elle croit l’avoir trouvé en la personne d’un ami d’enfance d’Ernest : le comte Edgar de Loynes, membre du Jockey club qui, durant la désastreuse guerre, a eu en tant que capitaine de cuirassiers, une conduite fort brillante. C’est au demeurant un bel homme à l’œil vif et à la moustache conquérante. Fort désargenté bien sûr mais sa qualité d’ancien ami semble le désigner tout naturellement pour remplacer Baroche auprès de son héritière. Il fait à Jeanne une cour discrète et de bon goût à laquelle celle-ci se montre sensible. Plus encore lorsqu’il lui propose de devenir comtesse.

C’est alors qu’Émile de Girardin tient à la prévenir : Loynes est séduisant, fort honnête aussi mais c’est un joueur, un viveur, bref : un gouffre d’argent. L’épouser serait folie… Hélas, Girardin arrive trop tard : Jeanne a déjà décidé qu’elle serait comtesse. Que peut-elle en effet rêver de mieux en fait de respectabilité ? En outre, elle est loin d’être insensible au charme de son prétendant. Le mariage est conclu mais par un reste de prudence elle refuse de se marier civilement. C’est dans la chapelle de la Nonciature qu’elle épouse Edgar.

La lune de miel ne dure pas longtemps. Girardin a eu raison sur toute la ligne : à peine marié, Loynes, bien loin de s’intéresser à la fabrication du sucre et au taux de la rente, commence à puiser dans la fortune de sa femme pour en faire bénéficier les cercles de jeu et quelques jolies filles. Trompée, bafouée quasi publiquement et en grand danger d’être ruinée si elle n’y met bon ordre, la comtesse a plusieurs scènes violentes avec son époux qui aboutissent d’ailleurs à une séparation de fait : Edgar qui s’est épris d’une princesse sicilienne quitte le domicile conjugal et Paris pour s’en aller respirer les orangers au pied de l’Etna. Soulagée de quelques millions mais aussi d’un grand poids, Jeanne se tourne alors vers le banquier Joly afin qu’il remette de l’ordre dans ses affaires. Ce qu’il ne manque pas de faire : pour lui donner plus d’ardeur au travail, Mme de Loynes en a fait son amant.

Ce sera le dernier. Jeanne a trouvé la paix du cœur. L’âge, bien sûr, y est pour quelque chose mais elle garde ce charme profond qui a séduit toute une époque. En outre, sa renommée littéraire demeure intacte et dans son salon les anciens rencontrent les nouveaux venus des Lettres.

En 1900, elle abandonne la rue de l’Arcade pour les Champs-Élysées où elle s’installe au coin de l’actuelle rue Arsène-Houssaye. Elle y tient le salon littéraire le plus coté et le plus influent. Toutes les nominations à l’Académie française et de nombreuses distinctions honorifiques passent par les mains de celle qui est demeurée la Madone aux violettes, violettes qui emplissent ses salons par vasques entières. Amie discrète et précieuse, Mme de Loynes sera à l’origine de toutes les gloires littéraires de la Troisième République pendant une trentaine d’années.

Quand elle s’éteint, le 15 janvier 1908, il ne viendra à l’esprit de personne d’évoquer la silhouette frileuse et fragile d’une petite rinceuse de bouteilles à qui, un jour, une amie a fait cadeau d’un louis de vingt francs…

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