La tragédienne de l’Empire MADEMOISELLE GEORGE

Une Clytemnestre de quatorze ans…

Le pauvre Georges Weimer, modeste « directeur » du théâtre d’Amiens ne s’était jamais trouvé dans pareille situation en ce soir de décembre 1799. Au prix de tractations nombreuses et de sacrifices bien lourds pour sa bourse légère, il a réussi à faire venir chez lui la grande Raucourt, la fameuse tragédienne du Théâtre-Français pour jouer Didon. Or, à peine la Parisienne est-elle arrivée qu’elle menace de repartir en claquant les portes. La raison : la jeune comédienne retenue pour jouer Élise à ses côtés est en piteux état, un rhume affreux lui bouche la voix, le nez et lui interdit absolument de paraître en scène sous peine de faire hurler de rire toute la salle. Ce qui n’est pas le but recherché.

— Arrangez-vous comme vous voulez, dit la Raucourt, mais il me faut une Élise ou je rentre à Paris !

Alors, le bon Weimer tente une timide proposition : il a une fille, Joséphine-Marguerite, qui a quatorze ans mais en paraît facilement trois ou quatre de plus et qui étudie pour être actrice. Elle ne s’en tire pas si mal, selon le père, et en outre elle connaît le rôle… Mais que pèse l’avis d’un père auprès d’une Raucourt pour qui, d’ailleurs, les souvenirs amiénois se ressemblent…

En effet, quelques années auparavant, elle était venue jouer Athalie dans le même théâtre et, cette fois, le jeune garçon chargé du rôle de Joas s’était trouvé défaillant. Pour éviter la catastrophe, on en avait trouvé un autre, très beau d’ailleurs et qui, une fois revêtu de la longue robe des lévites, ne manquait pas d’allure. Hélas, quand, au second acte, Athalie se rend au temple pour interroger le mystérieux adolescent et demande : « Comment vous nommez-vous ? » le vers de Racine n’éveilla aucun souvenir dans l’esprit simplet du garçon qui répondit avec un beau sourire et une grande politesse :

— Nicolas Branchu, Madame.

La salle s’est étouffée de rire et Raucourt de fureur. Aussi n’a-t-elle pas envie de revivre une soirée analogue. Une fois lui a suffi… Mais Weimer au bord des larmes la supplie : elle ne risque rien de pareil avec sa Joséphine et, comme il faut à tout prix une Élise, elle consent à écouter un instant. Le théâtre fait le plein ce soir.

C’est un argument auquel Raucourt est sensible. Elle n’est plus toute jeune et à Paris elle a un petit peu moins de succès : d’où cette tournée dans le Nord. Alors, elle accepte : « Voyons cette gamine ! »

Un instant plus tard, elle reste stupéfaite devant une magnifique adolescente : Joséphine a de grands yeux noirs, une beauté classique, un peu sévère même et pour ainsi dire romaine. On lui donnerait dix-huit ou vingt ans sans hésiter. En outre, elle possède une voix chaude, pleine et sonore qui, sur le vers fait merveille. Et, bien sûr, la débutante va jouer Élise avec un plein succès. La soirée est un triomphe et Raucourt décide qu’elle emmène « la gamine » :

— Elle a le théâtre dans le sang, déclare-t-elle. Je me charge de son éducation et lui ferai une pension de douze cents francs en attendant qu’elle se suffise à elle-même.

Et voilà Joséphine-Marguerite partie pour Paris. Pas toute seule d’ailleurs. Sa nourrice et sa brave femme de mère ont tenu à l’accompagner pour s’efforcer de protéger sa vertu. Autant le dire tout de suite cela ne servira à rien. À peine franchi le seuil de la Comédie-Française, la nouvelle va tomber dans les bras du séduisant Lafont, l’un de ses camarades.

Le trio un peu désorienté s’est installé rue Dauphine, dans une pension plus que modeste appelée hôtel de Thionville. Il est même si misérable qu’on le quitte bientôt pour celui du Pérou, rue Croix-des-Petits-Champs qui l’est un peu moins et, en outre, plus proche du théâtre. C’est à ce moment d’ailleurs que Joséphine y entre : jusque-là elle se contentait d’aller prendre des leçons chez Mme Raucourt qui habitait du côté des Champs-Élysées l’ancienne demeure de Mme Tallien. C’était assez loin mais la fillette et sa nourrice possédaient de bonnes jambes.

Ces visites quotidiennes ont d’ailleurs eu l’avantage de développer son goût pour les belles choses et de constater à quel degré de luxe pouvait atteindre une comédienne de renom. Elle apprend ainsi à se tenir en société et à employer le juste ton avec ses admirateurs. Enfin, le 28 novembre 1802, elle est admise à faire ses débuts. Elle s’appelle désormais Mlle George, en hommage à son cher papa et elle va débuter dans Iphigénie en Aulide, rôle de Clytemnestre ce qui ne va pas aller de soi.

C’est évidemment une drôle d’idée de confier un rôle essentiellement maternel et dramatique à une fille qui n’a pas encore seize ans mais la stature de George peut permettre cette bizarrerie. En revanche, le public, lui, n’est pas du tout d’accord et cela dès le lever du rideau. Avec, il faut bien le dire une excellente raison : le rôle de Clytemnestre était l’apanage de Mlle Duchesnois et il ne voyait pas pourquoi on le retirait à une artiste qui avait sa faveur pour le confier à une débutante.

Autre sujet de mauvaise humeur : Talma tient le rôle distribué jusque-là à l’irrésistible Lafont. Aussi, en dépit de la présence du Premier Consul et de sa femme, la salle est-elle houleuse quand Mlle George fait son entrée. Cris, sifflets, toutes les démonstrations d’une cabale en règle secouent le théâtre. La « nouvelle » va-t-elle se retirer ? Point du tout ! Laissant peser sur les agités son regard de velours sombre, elle entame son texte d’une voix de violoncelle qui fait courir un frisson dans le dos de ceux qui veulent bien se donner la peine d’écouter. Bonaparte est de ceux-là et séduit autant par la voix que par l’allure royale de cette enfant, il se met à applaudir à tout rompre.

Un si vigoureux soutien entraîne une partie de la salle mais sans calmer les enragés. Au quatrième acte, ils se déchaînent et George devra recommencer trois fois sa tirade. La troisième fois elle l’achève sous un tonnerre d’applaudissements unanimes. La partie est gagnée.

Ce soir-là, c’est un autre membre de la famille Bonaparte qui va offrir ses hommages à la nouvelle étoile : Lucien Bonaparte lui envoie un nécessaire en vermeil et cent louis d’or. Il sera récompensé selon ses mérites et Mlle George va s’installer dans un bel appartement de la rue Saint-Honoré où elle va vivre enfin dans le luxe.

La romance avec Lucien ne dure guère. Celui-ci rencontre bientôt une jolie veuve, Mlle Jouberthon dont il s’éprend passionnément et qu’il épouse en dépit de la fureur de son frère. Cela lui vaudra d’être exclu, plus tard, de certaines distributions de couronnes princières voire royales. Il sera prince un jour mais grâce au Pape.

Lucien disparu, Mlle George le remplace par un Polonais, le prince Sapieha qui la comble de tout ce qu’une fille d’Ève peut désirer. Néanmoins, la toute jeune femme en est encore à attendre la grande aventure de sa vie.

Ce soir-là, on a joué de nouveau Iphigénie en Aulide et Mlle George est Clytemnestre. Bonaparte est dans sa loge accompagné de Joséphine merveilleusement parée à son habitude mais beaucoup moins souriante que de coutume. Visiblement, elle trouve qu’une édition d’Iphigénie devrait suffire pour une vie entière et elle s’ennuie d’autant plus visiblement que son époux participe à l’action. Dieu sait qu’il y met du cœur ! Jamais on ne vit spectateur plus chaleureux. Et, à l’issue de la représentation, il tient à se faire présenter les artistes. Puis il s’en va mais, en rentrant chez elle, George constate qu’une voiture attend devant sa porte et qu’un inconnu est installé dans son salon.

Elle comprend tout de suite quand l’inconnu se nomme : il est Constant, le valet de chambre du Premier Consul et son message est fort clair : il vient inviter la tragédienne à se rendre le lendemain au palais de Saint-Cloud. Une voiture viendra la prendre.

Un éblouissement brouille un instant les yeux de George. Va-t-elle donc devenir l’amie… peut-être plus du maître de l’heure ? L’idée est plutôt grisante mais son prince polonais ne mérite pas qu’on lui joue un vilain tour car il est généreux, tendre et empressé… Seulement Bonaparte plaît à la jeune femme et elle sait qu’il n’aime guère qu’on le repousse. Enfin, il y a en elle une curiosité bien féminine : comment est-il dans l’amour ce foudre de guerre ?

Toutes ces hésitations ne prennent pas beaucoup de temps. Enfin, George se décide : elle ira à Saint-Cloud mais que la voiture vienne la prendre au théâtre, à huit heures comme prévu, et non chez elle.

Constant s’incline et se retire. C’est entendu : demain, huit heures à la Comédie-Française…

La jalousie de Joséphine

Une fois parti l’émissaire de Bonaparte, Mlle George a regretté de lui avoir donné rendez-vous au théâtre. Elle craint la publicité obligatoire que lui fera la venue d’une voiture du Consul, surtout vis-à-vis de son ami, le prince Sapieha. Et puis, elle n’aime pas dissimuler. Si elle doit devenir la maîtresse de Bonaparte, eh bien ! elle le sera, quitte à rompre avec le Polonais. Néanmoins, une fois dans la voiture un trac affreux s’empare d’elle et elle supplie Constant de rebrousser chemin.

Le valet de chambre de Bonaparte ne peut s’empêcher de rire : il serait bien reçu s’il revenait seul. D’autant qu’elle n’a aucune raison d’avoir peur. Le Premier Consul est d’une grande bonté et il saura d’autant mieux la rassurer qu’il l’attend avec impatience.

Naturellement, une fois à Saint-Cloud, ce n’est pas dans un salon du palais que l’on introduit la tragédienne. Après avoir laissé la voiture dans le parc, Constant conduit George à travers l’Orangerie et l’amène vers une porte-fenêtre de la terrasse devant laquelle veille Roustan, le mamelouk de Bonaparte. Le palais est tranquille, les salons sont obscurs.

Sans un bruit, la visiteuse est conduite dans une chambre élégante mais sévèrement meublée d’acajou sombre. De grands rideaux de soie verte pendent devant les fenêtres assortis à ceux qui drapent le lit. Constant se hâte de les tirer puis déclare qu’il va avertir son maître.

Assise sur un divan qui occupe un coin de la pièce, George s’efforce de dominer son trouble. Jamais elle n’a eu aussi peur ! Et quand la porte s’ouvre, elle sursaute : Bonaparte vient d’entrer. Et c’est avec beaucoup de gaieté et de gentillesse qu’il salue sa visiteuse. Il la fait rasseoir sur le divan, prend ses mains dans les siennes et s’étonne de les trouver si froides.

— Auriez-vous peur de moi ?

— Oh oui ! Depuis hier soir, je meurs de trac.

— Quel enfantillage ! Mais vous n’avez aucun rôle à jouer ici. Dites-moi votre prénom, celui dont on ne parle jamais.

— Joséphine-Marguerite…

— J’aime bien Joséphine mais ici c’est un nom redoutable. Je vous appellerai Georgina.

— Je veux bien mais… ne pourrait-on éteindre ces lumières ? Elles me blessent la vue et il me semble qu’un peu d’ombre…

Il se lève alors pour ordonner à Roustan d’éteindre le lustre. Puis ce seront les candélabres. Après quoi le dialogue, sur lequel, à partir de cet instant la tragédienne se montre beaucoup plus discrète dans ses Mémoires, va se poursuivre jusqu’à cinq heures du matin. Tout ce qu’elle raconte encore de cette soirée c’est le coup de colère de Bonaparte qui déchire en petits morceaux le voile qu’elle porte sur la tête quand il apprend qu’il lui a été donné par Sapieha. Après quoi, il envoie Constant chercher un grand cachemire bleu et un voile en point d’Angleterre qu’il offre à sa nouvelle amie en se gardant bien de lui dire que ces objets viennent très certainement de chez sa femme. Mais celle-ci en possède tant !

Quoi qu’il en soit, la nuit de Saint-Cloud marque le début d’une aventure qui durera plusieurs mois. Une aventure gaie : les deux amants jouent comme des enfants à chat-perché ou à cache-cache à moins que Bonaparte ne s’amuse à essayer, pour la faire rire, les coiffures de Georgina. Il trouve un vrai plaisir dans la compagnie de cette belle fille heureuse de vivre, simple et franche. Hélas, cette agréable liaison ne sera pas longtemps ignorée de l’autre Joséphine, la Consulesse. Celle-ci est trop femme pour n’avoir pas deviné que Mlle George ne procure pas seulement un plaisir esthétique à son mari. Une petite enquête discrète – elle est au mieux avec Fouché – achève de la renseigner et un soir où la porte de Bonaparte semble mieux gardée que d’habitude, elle n’y tient plus.

— Cette fille est chez Bonaparte ! déclare-t-elle à Mme de Rémusat sa dame d’honneur et confidente. Voilà assez longtemps qu’ils se moquent de moi tous les deux. Cette fois je vais les surprendre !

Mme de Rémusat tente en vain de la dissuader : si d’aventure le Premier Consul travaille, sa femme sera au moins mal reçue mais Joséphine tient à son idée. Elle est certaine que son époux ne travaille pas. Il est dans sa chambre et il n’y est pas seul. Aussi toutes deux vont-elles y aller voir.

La créole est impossible à raisonner quand elle est en colère aussi Mme de Rémusat, fort empêtrée de son personnage, se résigne-t-elle à prendre un flambeau et à escorter l’épouse outragée. À pas de loup, toutes deux s’engagent dans l’escalier dérobé qui conduit directement à la chambre du Consul. Le silence est complet et, sur le mur, la flamme du bougeoir jette des lueurs inquiétantes. Soudain Joséphine tressaille : elle a entendu quelque chose, quelque chose qu’elle ne parvient pas à définir.

Elle n’est pas très brave et sent même ses cheveux se dresser sur sa tête :

— C’est peut-être Roustan, chuchote-t-elle. S’il garde la porte, ce malheureux est capable de nous égorger toutes les deux sans se donner le temps de nous reconnaître…

Du coup, Mme de Rémusat, franchement épouvantée, fait demi-tour et redescend l’escalier avec la chandelle sans penser qu’elle abandonne Joséphine dans l’obscurité. Elle se précipite dans le salon qu’elles viennent de quitter et se laisse tomber dans un fauteuil les jambes coupées. À ce moment, la Consulesse arrive à tâtons et, devant sa mine effarée, éclate de rire :

— Je crois qu’il vaut mieux renoncer à notre projet. Nous ne sommes ni l’une ni l’autre assez braves pour affronter Roustan…

C’est la sagesse. D’autant que les aventures de Bonaparte ne sont jamais de très longue durée. Peu à peu, il se laisse gagner par la lassitude ou par un désir de changement. Fidèle à son principe de franchise dévastatrice, il le fait entendre un soir à Georgina : elle lui plaît moins et il ferait peut-être mieux de la marier.

La marier ? Mais avec qui, grands dieux !… Eh bien, avec un général : elle quitterait le théâtre et mènerait enfin une vie honorable.

Le mot est maladroit. George déclare qu’elle juge sa vie présente fort honorable. D’ailleurs, cette proposition n’est pas sérieuse ? Et pourtant si. Alors la tragédienne se fâche. Elle refuse un mari de convention pour qui elle n’éprouverait si estime ni amour. Du coup, Bonaparte se met à rire :

— Tu as raison, Georgina : tu es une brave fille !

Mais la fin est proche. Quand Georgina le revoit, c’est aux Tuileries où il l’a invitée à se produire. Il est maintenant l’Empereur. Néanmoins leurs relations seront toujours imprégnées de cette amitié affectueuse qui succède si rarement à l’amour.

Toute la vie de la tragédienne sera marquée du sceau de Napoléon, auquel, contre vents et marées, elle demeurera fidèlement attachée, même lorsqu’elle lui donnera comme successeur, en Russie, le tsar Alexandre Ier qui, pour elle, fera copier l’un des diadèmes de la Grande Catherine. Bien sûr, elle aura d’autres amants dont Jérôme Bonaparte, le frère de Napoléon mais aucun ne prendra en elle la petite place qu’elle gardait si pieusement.

À la chute de l’Empire, ses convictions lui vaudront quelques ennuis mais ne l’empêcheront pas de devenir la grande étoile de l’Odéon et de la Porte-Saint-Martin dont, d’ailleurs, elle épouse le directeur, Harel, en 1818. Cet Harel est une sorte de bohème dépenaillé mais plein de charme et c’est peut-être lui qui, au fond, aura été son plus grand amour. Lorsqu’il meurt, en 1846, elle demeurera inconsolable.


La fin de sa vie est pleine de tristesse. Elle jouera tant que ce sera possible mais, devenue vieille et très grosse, il lui faudra quitter le théâtre. Dès lors, elle ne vivra plus que de quelques expédients et de la maigre pension que lui fait verser Napoléon III. Enfin, à près de quatre-vingts ans, le 11 janvier 1867, meurt dans la misère celle qui a été la reine du théâtre impérial et l’une des maîtresses préférées de Napoléon.

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