BLANCHE D’ANTIGNY Modèle de Nana

Une enfance à la campagne

Dans les derniers jours du printemps 1868, les Parisiens habitués des Champs-Élysées et du bois de Boulogne ont pu contempler un spectacle aussi plaisant qu’inattendu : une rayonnante et fort élégante jeune femme se prélassant dans une étonnante voiture basse, pourvue de grandes roues et menée par une sorte de moujik coiffé d’astrakhan noir, botté de cuir et vêtu d’une tunique bouffante en satin jaune sur des culottes de velours noir. La voiture était laquée noir, les roues noir et or assorties aux coussins de velours de l’intérieur. Quant à la jeune femme elle arborait une immense crinoline tendue de dentelle noire et une large capeline, assortie absurdement abritée du soleil par une minuscule ombrelle à manche d’or. Et elle souriait à tout le monde.

Belle à ravir d’ailleurs avec un teint de lait, de grands yeux verts abrités de longs cils et une somptueuse chevelure abondante et dorée comme une moisson réussie.

Attelée de trois chevaux nerveux, l’étrange carrosse qui était un droschki russe, filait comme le vent mais pas assez vite cependant pour que certains élégants promeneurs, la première surprise passée, ne l’eussent reconnue. Et d’une monture à l’autre, d’une voiture à l’autre, son nom courut à sa suite comme une traînée de parfum :

— Mais c’est Blanche d’Antigny ? Elle est donc revenue de Russie ?

Et les cancans d’aller leur train, plus rapides encore que le droschki et tournant autour d’une seule question : s’agissait-il d’un simple séjour ou d’un retour définitif ? La belle Blanche avait-elle enfin rompu avec son prince russe ou venait-elle seulement faire le tour des couturières et des modistes ?

Pendant ce temps, la jeune femme se laissait emporter en fermant à demi les yeux pour mieux savourer cette vitesse qu’elle aimait. Parfois, quand elle saisissait un salut au passage, elle répondait d’un sourire mais refusait de s’arrêter : elle ne voulait pas qu’on lui gâchât cette première randonnée dans Paris car elle était infiniment heureuse d’y revenir, elle qui, pourtant l’avait quitté si allègrement quelques années plus tôt. Bien décidée d’ailleurs à n’y revenir que riche, très riche même ! À présent c’était chose faite grâce aux libéralités de son prince mais aussi aux présents fastueux de quelques autres messieurs, moins possessifs et tout aussi généreux.

La richesse ! Le diable seul savait à quel point elle en rêvait lorsqu’elle était toute jeune. À partir de sa dixième année. D’ailleurs, de sa petite enfance, elle ne gardait que des souvenirs pleins de fraîcheur qui avaient beaucoup contribué à lui forger un heureux caractère et une grande joie de vivre.

Cette enfance modeste Blanche l’avait passée à Martizay, un joli village de la Brenne où on ne la connaissait que sous son nom de baptême. Marie-Ernestine Antigny née en 1840. Son père était menuisier et sa mère, Florine, s’occupait de son ménage et de ses enfants car la future beauté – que nous continuerons d’appeler Blanche pour plus de commodité – était l’aînée de Jean, un garçon de deux ans plus jeune et d’Adélaïde, la toute petite qui avait huit ans de moins qu’elle.

Or, la naissance de cette petite fille fut marquée d’un sérieux avatar familial : tandis que Florine gisait encore sur son lit d’accouchée, son époux profitant de cette quasi-immobilité pliait bagages et s’en allait joyeusement exercer ses talents à Paris en compagnie d’une fille du village qui avait su exploiter habilement l’indisponibilité de la future mère.

La réaction de l’épouse abandonnée fut immédiate : confiant ses trois petits à sa belle-sœur, la tante Radegonde, elle prit à son tour le chemin de Paris bien décidée à n’en revenir qu’en compagnie du fugitif.

Les enfants ne pâtirent nullement de son absence. Radegonde était une excellente femme qui adorait ses neveux et s’en occupa avec autant de tendresse que de sa propre fille Clarisse qui était la meilleure amie de Blanche. Et ce fut même une merveilleuse existence faite d’école buissonnière et de ces plaisirs infinis que les gamins point trop surveillés savent tirer de la campagne.

Au bout d’un moment, on eut tout de même des nouvelles des Antigny : à Paris, Florine avait bien retrouvé son Jean mais celui-ci refusait farouchement de reprendre la vie conjugale et de retourner à Martizay. En foi de quoi, fermement accrochée à son projet, Florine décida de rester sur place jusqu’à la victoire. En attendant, elle s’installa dans une chambre et travailla comme lingère.

Dans ces conditions, évidemment, il ne pouvait être question de faire venir les enfants mais, au bout de deux années, la mère finit tout de même par obtenir de Jean qu’il s’occupe un peu de ses trois petits :

— Il n’y a aucune raison que ce soit la femme de ton frère qui veille sur tes enfants, lui déclara-t-elle sans trop de logique et en oubliant absolument que les enfants en question étaient aussi les siens. Mais elle aimait cet homme et voulait à tout prix rentrer au village à son bras.

C’est malheureusement un drame qui décide l’époux volage à regagner Martizay : le petit Jean vient de mourir et le bébé Adélaïde, qui n’a guère que deux ans, n’est pas en très bonne santé. Alors, un beau matin, Antigny tombe comme la foudre chez Radegonde, récupère ses filles et les emmène à Paris sans presque leur laisser le temps de respirer. Puisqu’on l’exige il va s’en occuper mais comme cela lui convient.

Il y en a une, en tout cas, à qui cela ne convient pas. Blanche pleure comme une fontaine en quittant sa chère Clarisse, le grenier de la tante Radegonde où elles se faisaient des colliers de raisins secs et de petits oignons et les bords de la Claire où il faisait si bon flâner et regarder courir les nuages, couchées dans l’herbe en écoutant le cri des martins-pêcheurs. Et puis elle aimait bien sa tante qui chaque soir venait l’embrasser en bordant ses couvertures…

À Paris, cependant, une chance l’attend : parmi les nobles et riches clientes pour lesquelles travaille sa mère, il y en a une qui, séduite par son joli visage et sa gentillesse, décide de se charger de son éducation et la fait entrer, fastueusement, au très célèbre couvent des Oiseaux où elle va recevoir instruction et éducation. Blanche montre un goût prononcé pour la géographie, l’histoire sainte et le chant où elle fait preuve d’une jolie voix.

Peut-être fut-elle devenue institutrice dans quelque château si, sa protectrice venant à mourir d’une fluxion de poitrine, notre future vedette n’avait été contrainte de quitter l’aristocratique couvent où plus personne ne se souciait de payer pour elle. Elle n’en fut pas autrement désolée, préférant déjà le mouvement et la vie des rues et des magasins élégants de la capitale. D’ailleurs, grâce à la recommandation de la mère d’une camarade, Blanche Antigny entra comme vendeuse dans le très chic magasin de modes « À la châtelaine » qui tenait ses assises au n° 34 de la rue de Bac. Il y avait là de beaux magasins, bien approvisionnés, encore mieux fréquentés comme le fameux Petit Saint Thomas, nouveautés en tout genre et le confiseur Seugnot.

Sage vendeuse dans la journée, Blanche alors âgée de quinze ans ne voit aucune raison pour que ses soirées soient aussi austères et, le magasin fermé, elle s’en va danser au bal Mabille ou à la Closerie des lilas où elle remporte un vif succès : sa beauté blonde éclate d’autant mieux que la découverte de l’amour lui donne un éclat irrésistible. Les garçons se roulent littéralement à ses pieds et quelques élégants fêtards qui aiment assez fréquenter les grisettes ne tardent pas à trouver fort à leur goût cette ravissante fille qui n’a pas froid aux yeux. Elle a quelques amants et commence à cultiver l’élégance vestimentaire avec goût.

Est-ce en mesurant des dentelles ou en gambillant à la Closerie qu’elle fait, un jour, la conquête d’une sorte de nabab : le prince Paul Mesentsov, chef de la police du tsar Alexandre II qui prend feu pour elle et décide que si elle est faite pour la mode ce n’est certainement pas pour s’en occuper derrière un comptoir ! Et, sans autres explications, il l’extrait de la Châtelaine…

L’art de se faire jeter dehors

Comme il se doit en pareil cas, le prince Mesentsov qui sait ce que l’on doit à une jolie femme commence par installer Blanche dans un bel appartement au n° 1, rue des Écuries-d’Artois et à la couvrir de présents mais il ne tarde pas à l’enlever à ce petit paradis car son maître le réclame, il faut rentrer à Saint-Pétersbourg pour y assurer ses fonctions : continuer à veiller sur la vie du tsar. Or quitter Blanche lui semble une épreuve au-dessus de ses forces. Il la couvre de zibeline, de loutre et de renard et l’emmène avec lui en Russie. Blanche va faire connaissance avec l’existence fastueuse quoiqu’un peu dépravée des grands seigneurs russes.

Tout de même, le temps passant, Blanche commence à se lasser de la Russie, de ses neiges, de son froid et de la vie fastueuse mais épuisante qu’elle y mène. On se lasse de tout même lorsque l’on vous couvre de diamants et qu’à la fin de joyeuses orgies, on se fait arroser de champagne sur un lit de pétales de roses. Seulement, il y a un inconvénient : le prince Mesentsov n’a aucune envie de se séparer d’une maîtresse dont il est fier, que tous lui envient et dont il est, de surcroît, de plus en plus amoureux. Néanmoins, Blanche d’Antigny – elle s’est ajouté depuis un moment une décorative particule – n’est pas femme à se laisser tenir sous le joug : elle a décidé de quitter l’empire des tsars et elle entend y parvenir envers et contre tout ! Pour cela, une seule solution : il faut obliger son amant à la laisser partir. Blanche, après en avoir mûrement réfléchi, en vient à prendre un parti assez machiavélique mais qui ne manque pas tout de même d’un certain courage, l’issue étant bien incertaine.

Elle est invitée, un soir, à un gala de l’Opéra de Saint-Pétersbourg auquel doit assister l’impératrice. Blanche, alors, soudoie à prix d’or les couturières de la souveraine pour se faire confectionner une toilette exactement semblable à celle que Maria Alexandrovna portera ce soir-là. Et, ainsi habillée, elle se rend au théâtre.

Inutile de dire qu’elle n’y restera pas longtemps. À peine s’est-on rendu compte de la similitude de toilettes qu’un chambellan rouge d’indignation vient prier la jeune femme de vouloir bien considérer qu’un malaise subit l’oblige à rentrer chez elle dans les plus brefs délais. Et, dès le lendemain, un ordre d’expulsion parvient chez le malheureux chef de la police désespéré : Blanche, sa Blanche a quarante-huit heures pour repartir vers son pays de révolutionnaires. Mais c’est d’un pas léger, avec quelques larmes de crocodile que la jeune femme, emportant tous ses bijoux et les regrets éternels de Mesentsov, reprend le chemin qui, à travers la Prusse, va la ramener dans son cher Paris, ce Paris où elle vient d’effectuer, sur les Champs-Élysées, une rentrée tellement remarquée.

Tout de suite son succès va être complet : on se l’arrache. Sur la recommandation d’un de ses nombreux amants – et Dieu sait si elle en a, et tous plus riches les uns que les autres, elle débute le 6 juillet 1868 aux Bouffes-Parisiens dans la reprise d’une œuvrette de Jacques Offenbach intitulée Le Château à Toto. De là, elle passe au théâtre du Palais-Royal où elle joue Mimi Bamboche, une autre œuvre d’une grande élévation morale mais dont le surnom lui restera. Enfin, le 25 octobre de la même année, elle débute aux Folies-Dramatiques dans Chilpéric rôle de Frédégonde, une Frédégonde court vêtue et fort décolletée mais portant pour deux cent mille francs de bijoux.

C’est presque la gloire. Au point d’inquiéter un instant la reine de l’opérette, l’inégalable Hortense Schneider. Sans suite d’ailleurs. Blanche était trop bonne fille et n’aimait pas se faire des ennemis parmi ses camarades ou le personnel des théâtres. Il lui suffisait de ruiner proprement tous ceux qu’attirait sa chair opulente et sa merveilleuse blondeur.

Le 21 janvier 1869 marque, dans la vie de Blanche d’Antigny une date qui n’a rien à voir avec l’anniversaire de la mort de Louis XVI : ce soir-là, elle inaugure le magnifique hôtel particulier qu’elle s’est fait offrir rue Lord-Byron, au coin de l’avenue Friedland, un hôtel dont on se répète à l’envi les merveilles. Par exemple, la seule chambre à coucher renferme pour cinquante-cinq mille francs (or !) de dentelles et de tapis entre ses murs tendus de satin bleu turquoise.

La pendaison de crémaillère est une débauche de luxe : des laquais en habits à la française forment une double haie dans le vestibule décoré de précieuses tapisseries. Un treillage doré tout garni de lilas blanc recouvre les murs des salons, de la salle à manger et de l’escalier. Quant à la table du festin, elle étincelle d’or, d’argent et de cristaux disposés autour d’un énorme samovar d’or massif hérissé de fleurs. Les convives sont composés des hommes les plus en vue et des plus célèbres courtisanes.

Pourtant, au milieu de ce luxe effréné et de tous ces hommes qui se ruinent pour elle, Blanche garde au fond de son cœur une petite fleur bleue, une romance discrète, mélancolique et même pitoyable : l’amour qu’elle porte à l’un de ses camarades de théâtre, le jeune Pierre Luce qui lui voue une adoration sans borne.

C’est un garçon doux, timide… et très malade car il est miné par la tuberculose. Mais il est le seul au milieu de tous ces hommes plus beaux et plus riches que lui à avoir su éveiller une tendresse dans le cœur de la chanteuse, un sentiment pur, dépouillé, fait d’un amour un peu maternel et de tout ce que sa vie insensée n’a jamais permis à Blanche d’exprimer.

Quand Luce meurt, dans les débuts de la guerre de 1870, Blanche, en larmes, s’en va trouver le caissier de son théâtre pour lui demander de lui avancer 150 francs sur ses cachets.

L’homme s’étonne, s’indigne même, hausse les épaules puis désignant les boucles d’oreilles en diamants qu’elle porte :

— Besoin d’argent, vous ? Et d’une si petite somme ? Mais avec un seul de vos diamants vous aurez dix mille francs tout de suite.

— Je sais… mais c’est pour Pierre. Je ne veux payer les fleurs de sa tombe qu’avec de l’argent honnêtement gagné.

Elle eut ses cent cinquante francs et Pierre Luce les lilas blancs qu’il aimait.

Cependant, cet unique amour va laisser des traces redoutables, ineffaçables à cette époque. Au contact du jeune malade, Blanche à son tour contracte la tuberculose qui va la détruire peu à peu.

La guerre terminée, elle fait quelques tournées, une saison à Londres en 1872 mais qui lui est funeste et dont elle essaie de corriger les effets par un voyage en Égypte. Elle compte sur le soleil pour lui rendre sa belle santé d’autrefois. Si belle, si fraîche, si rose, si ronde, si blonde, elle maigrit et voit avec horreur se creuser ses joues, se plomber son joli teint. Le séjour d’Alexandrie n’arrange rien. En outre, elle doit y faire face à une cabale orchestrée par un riche Égyptien qu’elle a repoussé.

Dégoûtée des voyages, épuisée aussi, elle regagne Paris qu’elle aime toujours plus que tout autre endroit au monde et s’installe à l’hôtel du Louvre. C’est là que la mort va interrompre la course folle d’une destinée vouée tout entière à la gaieté et au plaisir.

Le 27 juin 1874 meurt Blanche d’Antigny… munie des sacrements de l’Église, à trente-quatre ans et c’est au cimetière du Père-Lachaise qu’est enterrée cette femme dont la vie tumultueuse va inspirer à Émile Zola sa scandaleuse et redoutable Nana. Une Nana pas tout à fait fidèle à son modèle car, même si elle le cachait bien, Blanche d’Antigny, elle, possédait un cœur.

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