Un soir de l’automne 1898, alors que le paquebot Chili en provenance d’Amérique du Sud, via Dakar, approche de son quai à Bordeaux, un jeune couple – visiblement des amoureux – regarde approcher cette terre de France où ils ont décidé de bâtir un bonheur qu’ils espèrent durable.
Il y a pourtant bien peu de temps qu’ils se connaissent. Tout juste depuis qu’à Dakar, le lieutenant Emmanuel Durieux est monté à bord et qu’il a posé les yeux sur la jeune Blanche Delacroix, âgée de quinze ans seulement mais parée d’une de ces beautés rares qui chavirent les cœurs les mieux ancrés. Il a été ébloui. Quant à Blanche, l’arrivée de ce jeune homme élégant, charmeur, aimant le faste lui a fait l’effet d’un rayon de soleil dans un océan de grisaille : celui d’un retour au bercail aussi dépourvu de gloire que d’espoir. Et ce voyage est loin d’être le premier !
Blanche Delacroix est née en Roumanie. Son père, un tout jeune ingénieur lillois a dû s’expatrier pour fuir le ressentiment de sa famille ulcérée par un mariage trop hâtif avec une jeune fille de condition très modeste. Blanche est le treizième enfant d’un couple beaucoup plus riche de rejetons que d’argent et, très tôt, elle fait l’apprentissage d’une vie difficile. Puis, quand la gêne est devenue misère on l’a envoyée à Paris chez sa sœur aînée Mariette, de vingt ans plus âgée qu’elle qui acceptait de s’en charger.
Mariette, qui faisait profession de galanterie, vivait alors avec un certain Du Péage – un nom fait sur mesure – dont elle se lassa d’ailleurs assez vite au profit d’un riche Argentin qui les emmena, elle et Blanche, à Buenos Aires où elles devaient mener une vie fastueuse. Hélas, l’arrivée dans ce port illustre marqua la fin des bonnes relations entre les deux sœurs. Mariette s’avisant brusquement de la rayonnante beauté de sa cadette, lui voua soudain une amère jalousie qui déchaîna une scène au cours de laquelle l’aînée tenta de massacrer avec des ciseaux l’opulente chevelure blonde qui était l’un des principaux attraits de la jeune fille. Prise de peur, la pauvre enfant ne trouva rien de mieux, pour se mettre à l’abri de la furie que de reprendre en sens inverse le bateau qui l’avait amenée sur cette terre inhospitalière. C’est ainsi que, rentrant mélancoliquement, elle vit en Durieux une sorte de réponse du Ciel à ses incessantes prières. D’autant qu’elle se disposait depuis un moment déjà à suivre le chemin tracé par Mariette. Or le jeune homme semblait riche…
Une fois débarqués, les deux jeunes gens s’installent à l’hôtel de Bayonne et entreprennent de se prouver l’un à l’autre leur amour. Pour Blanche, c’est une révélation merveilleuse. Quant à son compagnon, il avoue volontiers qu’il ne s’est jamais senti aussi épris. Mais la vie à Bordeaux ne lui paraît pas une fin en soi et il décide que l’on va « monter » à Paris et que là, lui et Blanche se marieront. Il est d’ailleurs tout à fait sincère.
À Paris, ils s’installent au Claridge, l’un des palaces les plus luxueux des Champs-Élysées puis Emmanuel, qui tient la toilette pour un sûr élément de succès offre à sa chère Blanche deux ou trois robes de chez Creed, un couturier alors en vogue. Celle-ci est enchantée et pense que sa vie sera désormais un long conte de fées… malheureusement elle va bientôt perdre ses illusions car le plus clair des revenus de son amant lui viennent du jeu auquel il s’adonne avec passion. Chaque jour il part sur les champs de courses ou pour le casino d’Enghien et Blanche apprend bientôt à faire dépendre l’abondance et le raffinement de ses repas des gains ou pertes d’Emmanuel. Tantôt on soupe chez Maxim’s tantôt on mange frugalement dans la chambre d’hôtel. Mais les nuits sont toujours égales à elles-mêmes bien qu’on ne parle plus guère de mariage.
Dans la journée, la plupart du temps la jeune femme s’ennuie. Elle lit des magazines ou sort, erre longuement en regardant les vitrines luxueuses. Pourtant, elle devine dans les yeux des hommes que son existence pourrait devenir moins précaire et, un beau jour, elle accepte de recevoir la visite d’une dame Mohilov qui lui a fait passer sa carte en assurant qu’elle vient pour affaire importante.
Celle-ci est une femme élégante, aimable, souriante et ornée de fort beaux bijoux. Elle s’annonce d’ailleurs comme veuve d’un joaillier… et messagère bénévole d’un des riches clients de son défunt époux, une haute personnalité qui désire vivement rencontrer la plus jolie femme de Paris. Encore naïve, Blanche déclare alors qu’elle recevra volontiers cette personne mais la dame Mohilov pousse de hauts cris. Sa jeune amie y pense-t-elle ? Un personnage illustre dans un hôtel ? La rencontre ne peut avoir lieu que là où elle conduira Blanche le lendemain si celle-ci veut bien lui faire confiance. De cela d’ailleurs un immense avenir peut découler…
L’aventure est tentante. Et puis Blanche s’ennuie tellement ! « Qu’est-ce que je risque ? » pense-t-elle en pénétrant le lendemain dans un élégant immeuble de la rue Lord-Byron où elle trouve, assis dans un fauteuil, un homme très grand, déjà âgé, d’allure imposante et dominatrice dont le visage est prolongé par une barbe blanche taillée en carré. Auprès de lui un autre personnage dont la tournure révèle le militaire en civil se tient debout dans une attitude pleine de respect. Blanche pense alors qu’elle a déjà vu le vieil homme quelque part. Mais où ?
Sans lui adresser la parole, il la regarde avec une attention gênante et c’est son compagnon qui fait les frais de la conversation. Il fait parler, sourire la jeune femme. Il la fait lever, marcher comme s’il s’agissait de la préparer à un spectacle. D’abord étonnée, Blanche finit par prendre un certain plaisir à cette curieuse démonstration surtout quand son interlocuteur, s’adressant au grand barbu l’appelle machinalement « Sire »… Ce dernier alors, ouvre la bouche et laisse tomber une seule syllabe : « Bon ! »
Sur ce mot, le militaire et la dame Mohilov sortent et le vieil homme s’approche de Blanche :
— Qui pensez-vous que je sois ? demande-t-il.
— Je crois que vous êtes le roi Oscar de Suède.
— Non mais peut-être suis-je Léopold de Belgique.
Et il annonce à Blanche qu’elle lui plaît assez pour qu’il souhaite l’emmener à Badgastein où il a coutume d’aller prendre les eaux. Si cela lui convient, elle doit se tenir prête à partir et comme, abasourdie, elle balbutie qu’elle ne sait comment faire, il rétorque que si elle se pose la question c’est que le voyage l’intéresse. Néanmoins, il lui conseille de ne pas rêver tout haut… Pour clore l’entretien, il lui déclare qu’elle devra l’appeler « Très Vieux » et que lui l’appellera « Très Belle » ce qui simplifiera les relations.
Blanche est plus que séduite quand la dame Mohilov lui remet 20 000 francs pour qu’elle s’habille. Dans deux jours elle partira pour rejoindre le Roi, mais là-bas elle devra observer une grande discrétion car celui-ci ne veut pas de scandale…
Blanche n’y tient pas non plus. En ce qui concerne Durieux, sa décision est déjà prise car elle a trop envie de tout ce qu’elle peut obtenir d’un protecteur aussi puissant que le célèbre roi des Belges. Mais, ayant horreur des scènes, elle se contente d’écrire à son amant une lettre fort décousue, assez échevelée même et à laquelle il ne comprendra pas grand-chose car elle y annonce son départ pour l’Amérique du Sud !
Selon les meilleures traditions, Blanche laisse la lettre bien en vue puis, le cœur léger s’en va prendre le train pour Badgastein à la tête de nombreux bagages. Les dernières quarante-huit heures passées chez les couturiers, bottiers, modistes et autres ont été sans doute les plus enivrantes de sa vie et l’âge de Léopold II disparaît glorieusement derrière la magie de son argent vite dépensé. La dame Mohilov n’a-t-elle pas dit que ce n’était que pour « les premiers frais » ?… D’ailleurs, la jeune femme sait, comme tout le monde, que le roi des Belges n’a que deux passions dans la vie : le Congo qu’il a obligé son royaume à accepter presque de force et dont il tire des revenus fabuleux… et les femmes. L’avenir ne saurait se montrer plus rose.
Les précautions que prenait Léopold II pour cacher ses liaisons extraconjugales ne lui réussissaient jamais. Tôt ou tard survenait un événement pour le confondre. C’est ainsi qu’à Badgastein, il rencontre le roi Carol de Roumanie qui soigne lui aussi ses rhumatismes et bientôt l’Europe entière, grâce au Roumain, connaît la jeune et ravissante inconnue qui accompagne le souverain belge. L’Europe et, bien entendu, sa famille, une famille qui n’a guère besoin de ce supplément de soucis.
La reine Marie-Henriette, née archiduchesse d’Autriche, est une femme noble et pieuse qui surmonte avec une extrême dignité l’incompréhension conjugale. Elle a perdu son fils, le petit duc de Brabant, mort à quatorze ans. Quant aux trois filles issues de ce mariage, elles ont toutes vécu d’incroyables romans. L’aînée, la princesse Louise a épousé le prince Philippe de Saxe-Cobourg, fêtard impossible et brutal qui l’a rendue si malheureuse qu’elle n’a pas hésité à se chercher des consolations dans l’amour d’un bel officier hongrois, le comte Mattachich : brouille avec Léopold qui a soutenu le mari et fait enfermer sa fille dans une « maison de santé ». La deuxième, Stéphanie, a épousé son cousin, l’archiduc Rodolphe de Habsbourg, le triste héros de Mayerling. Elle aussi est en froid avec son père pour avoir prétendu refaire sa vie… Quant à la troisième, la charmante princesse Clémentine qui n’a pas encore quitté le toit paternel, elle, a noué de tendres liens avec le prince Victor-Napoléon, en exil à Bruxelles, ce qui gêne fort la politique paternelle envers la République française. Léopold ne veut d’ailleurs pas entendre parler de ce mariage et Clémentine qui s’est d’abord inclinée va singulièrement changer sa façon de voir les choses au bruit de la nouvelle idylle de son père.
Car le caprice est devenu passion et, après le séjour dans la cité thermale, Léopold II, qui a renvoyé Blanche à Paris, s’est vite aperçu qu’il ne pouvait vivre sans elle. Comme il ne peut passer son temps à Paris, il fait installer, dans un coin écarté du vaste palais de Laeken, un petit appartement discret auquel on accède facilement par une porte ouvrant au fond du parc. Une fois par semaine, Blanche Delacroix prend le train pour Bruxelles, y passe la nuit et repart le lendemain, étroitement voilée, par le train de cinq heures du matin.
Bien sûr, ce sera bientôt le secret de Polichinelle et peut-être se fût-on contenté d’en sourire si la reine des Belges n’était morte, en septembre 1902, à Spa, dans la solitude qu’elle s’était choisie depuis de longs mois… Le Roi qui se trouve alors à Luchon avec Blanche, est accouru en toute hâte en faisant montre d’un chagrin peut-être sincère, mais une première vague d’indignation secoue le peuple belge quand il refuse à sa fille Stéphanie d’assister aux funérailles de sa mère. Cette indignation va croître avec le temps car la mort de la Reine inaugura le règne absolu de la favorite promue baronne de Vaughan. Cette folle passion qui le lie à la jeune femme, Léopold va la payer de sa popularité, de sa gloire et faire oublier sa réelle grandeur. Le souverain qui a donné à son pays une indéniable prospérité ne sera bientôt plus pour lui que l’amant trop âgé donc un peu ridicule d’une gourgandine…
Celle-ci cependant, indifférente aux flèches dont la crible la presse belge, vit sereinement un rêve fabuleux. Couverte d’or et de joyaux, installée dans une somptueuse demeure, la villa Van der Borght qu’un pont relie au parc de Laeken, elle reçoit tout et plus encore que ce dont elle rêvait : elle possède le château de Balincourt et on lui construit, sur la Côte d’Azur, la villa Léopolda, à Beaulieu-sur-Mer. Elle a des équipages, un parc automobile, des dizaines de domestiques, les plus beaux bijoux et les plus belles fourrures cependant qu’à Paris la princesse Louise, échappée à son asile de fous mène une vie si précaire qu’il lui faut vendre jusqu’à ses vêtements car ni ses créanciers ni la haine de son époux ne désarment. Pas plus que celle de son père : il paiera ses dettes si Louise renonce à son amour pour le comte Mattachich.
Généreux par nature, le peuple belge ne comprend pas cette attitude alors que la Vaughan étale un luxe insolent. Car Blanche est plus que reine et l’amour du vieux roi tourne au délire quand, le 9 février 1906, l’enfant qu’elle met au monde dans le Midi reçoit le titre de duc de Tervueren qui n’est d’ailleurs pas un titre belge car aucun ministre n’eût accepté d’en signer le décret fût-ce au prix de la disgrâce. Tous les espoirs des Belges sont désormais incarnés dans l’héritier du trône qui est le neveu de Léopold, le jeune prince Albert qui a épousé la princesse Élisabeth de Bavière et forme avec elle un couple exemplaire tissé d’amour, de simplicité et d’une dignité qui forcera un jour l’admiration du monde entier. Auprès de leur simple noblesse, le train tapageur de Mme de Vaughan paraît vulgaire et choquant. D’autant que le roi a cessé à présent toutes relations avec sa dernière fille.
Clémentine, en effet, a osé faire des remontrances à son père. En réponse, elle a reçu l’ordre d’assister au théâtre du Parc à une représentation donnée par la Comédie-Française où elle s’est trouvée la voisine de loge de la baronne. Bien plus, à la sortie, la princesse a dû attendre que l’équipage de la favorite soit avancé. Le lendemain, elle quittait le Palais-Royal pour n’y plus revenir et se réfugiait en France. Mais qu’importait à Léopold ? Le 16 novembre 1907, la chère baronne lui donnait un second fils et le Roi songeait à abdiquer pour vivre en paix auprès de sa « famille ».
L’Église alors s’en mêle et met le Roi en demeure de renvoyer la belle Blanche. Hélas, c’est mal connaître son obstination. Il y a un moyen de tout arranger c’est d’épouser morganatiquement sa bien-aimée. Celle-ci a un éblouissement : même dans ses rêves les plus fous, elle n’a jamais rien imaginé de tel et se range bien vite à cette solution. D’autant que la santé du Roi n’est pas des meilleures : il se rend fréquemment en France pour y soigner sa goutte et c’est au cours d’un de ces voyages qu’il est victime d’un malaise grave. Il est atteint de paralysie intestinale et se sait perdu bien que les médecins s’efforcent de croire à la réussite d’une opération chirurgicale. Il déclare que « les médecins tuent toujours un homme en vie lorsqu’il est vraiment malade »…
Le 14 décembre, dans la demeure bruxelloise de Blanche, il épouse sa maîtresse en présence du baron Snoy et du baron Goffinet. Le chanoine Coorsman officie. Après quoi le Roi met ordre à ses affaires. À sa chère Blanche, il lègue sa collection de tableaux et confie à un valet de confiance, pour les lui remettre après sa mort, six malles contenant la fortune qu’il lui destine. Après quoi il se remet aux chirurgiens.
Tout se passe au mieux encore que les praticiens demandent trois jours pour répondre de la vie du malade. Blanche ne quitte pas son chevet. D’ailleurs, à l’exception d’un court instant accordé à la princesse Clémentine et d’une entrevue avec celui qui va être le roi Albert Ier, il refuse farouchement de voir ses autres filles.
Au soir du second jour, il est pris d’éternuements violents. La fin vient très vite et il ne reste plus à la « veuve » qu’à se retirer. Mais elle va connaître des jours difficiles : des scellés sont mis sur ses biens et il faudra l’amitié d’un directeur de banque pour qu’elle récupère les fameuses malles. Elle réussira à les faire passer en France en déclarant qu’elles contiennent des partitions musicales.
Installée à Paris, elle y retrouve… Emmanuel Durieux dont on peut penser qu’il n’a jamais vraiment disparu de son horizon. Elle l’épousera même, en août 1910, ce qui donnera un état civil convenable à ses fils que Durieux adopte. Mais le ménage ne marchera guère car Emmanuel, toujours aussi prodigue, commence à faire fondre la fortune de sa femme qui s’en épouvante. Elle divorcera en 1913.
Durieux disparaît alors de sa vie. Il sera tué en 1917 mais, dès 1914, une cruelle épreuve attendait Mme de Vaughan : son fils Philippe mourait à l’âge de sept ans.
Dès lors, elle disparaît du monde, se retire au pays Basque à Cambo avec Lucien, son fils aîné. Il y a acheté une maison, le chalet Saint-Jean et n’en bougera plus. C’est là qu’elle meurt, le 12 février 1948, sans plus jamais attirer l’attention de ses contemporains.