Elle était LA GOULUE…

Un p’tit artilleur

Blanchisseuse de son état, la mère Weber avait des principes. Entre autres celui-ci : une gamine de quatorze ans ne doit pas traîner, le soir, dans les bals de quartier ! Mais, principes ou pas, c’est exactement ce que fait sa fille Louise, soir après soir et sans que rien, prières ou menaces, parvienne à lui faire entendre raison, même les portes et les fenêtres closes. Et ce soir de juin 1878, dans sa boutique fermée car il se fait tard, la mère Weber fait les cent pas, chauffant sa colère à d’amères réflexions et ne cessant de répéter que « tout ça finira mal ». Elle se tue au travail dans cette blanchisserie où Louise met rarement les pieds préférant courir danser avec tous les voyous de Clichy. Quand il lui arrive d’y venir, c’est uniquement pour y essayer le beau linge des clientes riches et caresser jupons et chemises brodés, foisonnants de ces dentelles fines qui semblent l’hypnotiser.

Ce ne serait rien, mais le grand désespoir de la mère c’est cette maudite danse pour laquelle sa fille montre un penchant qui frise la passion. Qu’un joueur d’orgue de Barbarie passe dans la rue et voilà la gamine qui commence à se trémousser… En vérité ce n’est pas une vie et l’avenir paraît bien sombre à la pauvre femme.

Tout de même voilà Louise qui revient et son aspect ne rassure guère la mère : l’œil terne, la bouche lasse et la robe chiffonnée, elle n’a pas fière allure mais, incontestablement elle ne ressemble pas à tout le monde : elle est grande pour son âge, la Louise, et solide. Belle aussi, à sa manière avec sa tignasse de flamme, son teint de lait, ses yeux durs et ce corsage qui menace si souvent de craquer aux coutures. Et le caractère va avec le reste. Quand elle trouve sa mère en train de l’attendre c’est elle qui attaque : qu’est-ce qu’elle fait là au lieu de dormir ? Elle l’attend ? Pour quoi faire ? Elle sait bien où était sa fille : au bal ! C’est le seul endroit qui l’intéresse.

Une bouffée de colère empourpre le visage de la blanchisseuse de fin.

— Malheureuse, gronde-t-elle. Et ta vertu ?

L’éclat de rire de Louise lui coupe le souffle. C’est un rire sec, sans fraîcheur et déjà canaille :

— Ma vertu ? Si tu passes par l’île Saint-Ouen et pour peu qu’elle ait été un peu patiente, elle y est encore.

La gifle part, lancée à bout de bras par une femme à bout de nerfs. Louise va rouler à terre mais refoule ses larmes. Vaut mieux pas que sa mère se mette à la taper sinon, un jour, elle s’en ira. Ce sera simple : elle n’aura qu’à se mettre en ménage avec un garçon.

La mère Weber préfère abandonner le champ de bataille. Elle comprend obscurément qu’il n’y a rien à faire et que, si elle veut garder sa fille, il lui faut passer sur cette tocade de la danse. Quant à la « vertu » puisqu’il faut en faire son deuil, autant n’en plus parler !

En fait, depuis un an, ladite vertu n’est plus qu’un souvenir. Louise avait treize ans quand, se promenant dans l’île Saint-Ouen alors à peu près sauvage, elle a rencontré un jeune artilleur qui passait par là. C’était l’été. Il faisait beau et la chaleur montait dans l’air bleu mais sous les peupliers, près de l’eau, il faisait presque frais… Louise s’est étendue sur l’herbe après avoir dégrafé son corsage pour mieux respirer. Alors le garçon s’est approché. Tous deux ont échangé quelques mots puis, tout à coup, il s’est penché sur elle, l’a embrassée et Louise s’est sentie devenir toute molle…

Elle s’est donnée à lui sans même savoir ce qui lui arrivait et puis, à la tombée du soir, le garçon est parti pour rentrer à sa caserne en promettant de revenir. Ce qu’il ne fit jamais et Louise qui ne savait même pas son nom l’a attendu en vain. Avec confiance d’abord puis avec désespoir et, enfin, avec une sorte de rage qui n’a trouvé d’épanchement que dans la fièvre violente de la danse au milieu des rires des hommes, de la fumée du « gris » qui embrumait les cabarets de barrières où elle aimait aller vider les fonds de verre avec son oncle, un brave cocher de fiacre. C’est même à cause de cette avidité à lamper les fonds d’absinthe qu’on l’a surnommée « La Goulue »…

Toute sa vie le surnom lui restera comme lui restera, jusqu’à l’heure de sa mort, le souvenir de celui qu’elle ne cessera d’appeler avec une tendresse dans la voix « mon p’tit artilleur ! »

À seize ans, Louise court toujours de bal en bal et, pour se faire un peu d’argent, vend des fleurs le soir, sur les boulevards. Elle a déjà eu pas mal d’amants et sa mère, qui se sent vieillir, l’a fait entrer comme ouvrière dans une blanchisserie de la rue Neuve-de-la-Goutte-d’or. Elle y va de temps en temps mais, surtout, elle fréquente désormais les bals de La Chapelle, de Montmartre et de la porte Saint-Denis. C’est une semi-liberté qui plaît assez à cette créature drue, rieuse et forte en gueule sur les pieds de laquelle il vaut mieux ne pas marcher. De jolis pieds d’ailleurs et qui terminent des jambes magnifiques que la grande Louise se plaît à montrer.

À cette époque, elle fréquente Auguste, le garçon du lavoir et, soir après soir, on peut rencontrer le couple dansant au Petit Ramponneau, au Bal de l’Ermitage, au Bal des Vertus, au Grand Turc ou au Capucin. Un soir même, ils iront au Moulin de la Galette.

C’est un bal de campagne célèbre qui appartient depuis toujours aux Debray qui furent d’abord meuniers du couvent des dames de Montmartre pour finir par ouvrir, dans leur ancien moulin, ce bal où les tonnelles fraîches attirent grisettes, cocottes et artistes peintres. C’est là que Louise va être abordée par un homme barbu, bon enfant, dont le sourire et les yeux vifs ont quelque chose d’attirant.

Cet homme lui propose de venir poser pour lui. Il s’appelle Auguste Renoir et il ajoute qu’il lui donnera cinq francs par séance. Cinq francs ! Presque une fortune à une époque où une ouvrière gagne à peu près un franc cinquante par jour. Louise pense que, pour le prix, il demandera autre chose mais non, Renoir ne pense qu’à la peinture.

Louise n’y retournera pas souvent mais elle a appris que l’on pouvait gagner de l’argent ainsi et que même il existe à Pigalle une louée aux modèles. Des peintres, il y en a de tous les genres, des vrais et des fumistes. Plus d’une fois Louise laissera glisser son peignoir en sachant très bien qu’elle ne gardera pas longtemps la pose. Le garçon de lavoir a disparu très vite mais qu’importe à La Goulue ? On commence à la connaître sous ce nom au Moulin de la Galette. Elle gagne de l’argent en posant, autant d’amants qu’elle en veut et, en plus, elle peut danser toute la nuit si cela lui chante.

Elle trouve même un engagement à l’Élysée-Montmartre où une étrange créature efflanquée et décolorée, portant le nom harmonieux de Nini-patte-en-l’air forme une sorte de quadrille renouvelé des anciens chahuts de barrière. On y lève haut la jambe pour la plus grande joie des vieux marcheurs du quartier. Une fille aux dents écartées nommée poétiquement Grille d’égout et une autre appelée Boute en train vont composer avec La Goulue le fameux quadrille qui va connaître bientôt une large célébrité.

C’est à l’Élysée-Montmartre qu’un soir, La Goulue remarque un petit bonhomme contrefait aux jambes atrophiées qui en font un véritable nain en dépit d’un torse de taille normale. Il a une barbe noire et porte lorgnon sous un chapeau melon posé bien droit sur sa tête et, s’il jette de temps en temps un coup d’œil aux danseuses, il ne cesse de crayonner sur un bloc à dessin avec une sorte de fièvre.

— Dis-donc, lui lance La Goulue, si c’est mon portrait que tu fais, tu sauras qu’on me paie pour poser !

— Viens chez moi ! Je te paierai mais je préfère saisir les mouvements de la danse…

Néanmoins, il jette quelques pièces sur la table mais La Goulue les repousse…

— Tu peux y aller ! Je ne veux pas de ton argent.

Et elle retourne danser tandis qu’il continue son dessin. Ce peintre porte l’un des plus grands noms de France. Il s’appelle Henri de Toulouse-Lautrec. Lui et La Goulue vont devenir des amis…

La bataille du pont Caulaincourt

La Goulue est venue chez Toulouse-Lautrec pour poser mais aussi pour passer avec lui des moments qui n’ont avec la peinture que de très lointains rapports. Elle s’est même attendrie, elle toujours si dure, en apprenant que son infirmité lui vient d’une chute de cheval survenue lorsqu’il était enfant. Elle l’aime bien et, plus d’une fois, elle montera chez lui pour le seul plaisir.

Naturellement, elle lui a trouvé un surnom : elle l’appelle « la Cafetière » mais elle sait mettre une tendresse dans cet étrange mot d’amour. Le moment est venu d’ailleurs où, grâce à lui, grâce aussi au nouveau bal qui ouvre le 6 octobre 1889, tout juste quand Paris vient d’inaugurer la tour Eiffel et de fêter le premier centenaire de la Révolution, La Goulue va connaître vraiment la gloire. Ce bal, c’est le Moulin-Rouge…

Le vieux Zidier propriétaire dudit Moulin avec les frères Oller, a remarqué La Goulue à une soirée du Grand Véfour où, costumée en laitière, elle présentait un numéro de danse quasi acrobatique au milieu d’une foule d’hommes en habits qui pour bien montrer leur enthousiasme faisaient pleuvoir sur elle les louis d’or.

— Si tu veux danser chez moi, lui dit-il, je te donnerai huit cents francs par mois.

Huit cents francs ? Un vrai pactole ! La Goulue ne se le fait pas dire deux fois et elle se retrouve bientôt sous les lambris tout neufs de ce qui va être le cabaret le plus célèbre de toute l’Europe. Elle y retrouve aussi des connaissances : son amie Grille d’égout, Nini-patte-en-l’air et une nouvelle, Rayon d’or, avec qui elle va former ce que l’on appelle le Quadrille réaliste. Il y a aussi un homme, un long garçon maigre comme un clou mais souple comme un chat que l’on appelle Valentin le Désossé.

C’est un type celui-là ! Dans la journée, il est clerc de notaire mais, le soir venu, le démon de la danse s’empare de lui et le jette gesticulant et battant d’incroyables entrechats au milieu du tourbillon criard des robes de soie rouges, vertes, orange ou mauves des filles haut troussées pour montrer les bas noirs et les dessous blancs abondamment fanfreluchés.

Le quadrille connaît le triomphe et bientôt le Tout-Paris masculin s’écrase dans l’atmosphère enfumée du célèbre bal dans le tintamarre des cuivres, les rires des filles et le glissement souple des garçons impavides qui servent champagne et absinthe. De grands seigneurs se mêlent aux notaires en mal d’encanaillement : le duc de Talleyrand, le prince Poniatowski, le duc de Sagan, le comte de La Rochefoucauld, le prince Troubetzkoy et, toujours, Henri de Toulouse-Lautrec et son crayon qu’il promène souvent sur les nappes de papier.

Entre le peintre et La Goulue, il n’y a plus qu’une camaraderie familière. C’est à Jane Avril, la chanteuse, la vedette du Moulin-Rouge que Toulouse-Lautrec s’intéresse à présent mais cela ne fait ni chaud ni froid à La Goulue. Son cœur s’en est allé, une fois pour toutes, à la suite d’un petit artilleur inconnu qu’elle n’a jamais revu. Les autres hommes ne sont, à ses yeux, que des machines à dispenser le plaisir et l’argent.

De l’argent elle en a beaucoup maintenant et on peut la voir se promener dans Montmartre, avec un air de défi insolent, un bouc qu’elle mène au bout d’une laisse de prix, symbole de son pouvoir sur les hommes et aussi de son mépris.

Elle a aussi une ennemie, mortelle celle-là. C’est une Algérienne nommée Aïcha, que Zidler a engagée pour varier un peu les plaisirs et offrir des danses mauresques à ses clients. Entre la grande fille rousse et celle à la peau cuivrée, la guerre a tout de suite éclaté. La Goulue déteste la fille de couleur qu’elle appelle « la mal blanchie » et avec quel dédain ! Mais Aïcha trouve un jour sa revanche quand Zidler expose dans la salle du Moulin-Rouge le portrait que Toulouse-Lautrec vient de faire de son ennemie. Le pinceau incisif du peintre, cruel comme une arme n’a fait grâce à la danseuse ni de son visage vulgaire, ni des taches rouges de ses pommettes ni de ses seins affaissés et Aïcha, plantée devant le tableau s’est esclaffée en hurlant de joie :

— Ah la la ! C’qu’elle est moche ! Non mais r’gardez-moi c’te binette ? Qu’est-ce qu’elle peut être moche !

La Goulue lui est tombée dessus comme la foudre, toutes griffes dehors et grinçant des dents de fureur. Il faudra que les autres danseuses les séparent mais Louise n’est pas calmée : elle écume. Elle braille que l’autre ne perdra rien pour attendre et qu’elle la retrouvera.

— Où tu voudras, fait l’autre et sans courir !

— Alors cette nuit, à une heure du matin et sur le pont Caulaincourt…

La nuit suivante, les deux ennemies se retrouvent face à face au milieu de ce pont qui enjambe le chemin de fer. C’est la lune seule qui va éclairer cet étrange duel mais les combattantes ne sont pas seules. Le bruit de la rencontre a fait le tour du quartier et il y a là une véritable foule : toutes les filles de Montmartre, tous les souteneurs, quelques apaches et un certain nombre de fêtards plus le Tout-Moulin-Rouge.

Ils en auront, sinon pour leur argent, du moins pour leur déplacement et pour une belle bataille c’est une belle bataille et qui va faire date. La Goulue et Aïcha y vont de bon cœur à coups de pied, de poings, de griffes et de dents. Heureusement personne n’a eu l’idée de leur donner des armes sinon l’une d’elles, et peut-être même les deux, resterait sur le carreau.

Finalement c’est La Goulue, folle de rage, qui a le dessous. Son ennemie a réussi à l’acculer au parapet. Elle tient sa gorge entre ses mains nerveuses et tout en serrant, elle courbe l’autre en arrière, encore et encore. La danseuse voit le moment où elle va atterrir droit dans le cimetière et pousse un cri rauque. Deux voyous jugeant que la plaisanterie a assez duré et craignant l’arrivée de la police se décident enfin à séparer les combattantes. En connaisseurs, ils estiment que l’honneur est sauf pour l’une comme pour l’autre.

Il ne reste plus aux deux femmes qu’à rentrer chez elles pour s’y soigner et pendant quelques jours Zidler devra fermer boutique car ni l’une ni l’autre ne veut montrer un visage tuméfié et pavoisé aux couleurs de l’arc-en-ciel. Mais, quand La Goulue revient au cabaret, le dangereux portrait a été retiré…

Cependant, le temps passe. Arrive celui où il devient pénible de danser. Bien pourvue d’argent, La Goulue a monté un bal forain que Toulouse-Lautrec lui décore et qui marcherait bien à condition qu’elle le veuille mais elle s’est mise à boire, à boire de plus en plus et l’alcool va lui faire descendre un à un tous les degrés de la déchéance. Devenue une énorme commère teinte, plâtrée et croulante, elle va non seulement revenir à son point de départ ce qui ne serait pas une catastrophe mais atteindre les profondeurs de la misère.

En 1929, une vieille femme édentée, à cheveux blancs, se présente au 84, du boulevard Rochechouart. C’est une maison célèbre à Montmartre car elle a abrité jadis le premier Chat Noir, puis le Mirliton qui était le cabaret d’Aristide Bruant. À présent c’est une maison hospitalière tenue par des religieuses. La femme demande du travail. Elle est prête à faire n’importe quoi si l’on veut bien la nourrir et l’abriter. On l’engage comme femme de ménage mais par pure charité car il est bien évident qu’elle n’a plus beaucoup de forces.

Pourtant elle fait de son mieux, heureuse d’avoir trouvé une sorte de foyer et d’avoir fui une abominable solitude mais elle est vraiment usée par le rhum et la vie insensée qu’elle a menée. Bientôt c’est l’agonie et elle demande un prêtre.

Quand il se penche sur son lit, elle lève vers lui des yeux sans couleur qui ont perdu la dureté d’autrefois :

— J’voudrais m’confesser, chuchote-t-elle humblement, mais est-ce que vous croyez que l’Bon Dieu voudra m’pardonner ? C’est moi qu’j’étais La Goulue…

Загрузка...